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Full text of "Romans nationaux"

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ROMANS   NATIONAUX 


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'Paris.  —  Imprimerie  Jules  ^onaventure,  GAUTHIER- VILLARS^  successeur, 

55,  quai  des  Grands-Q/îugustins, 


•«^•^^^hM^N^tfV^n^^k^hrv^^^r^^^^ 


-LES   SEPT    OUVRAGES    COMPLETS.— 


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ERCKMANN 


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CHATRIAN)        C^ 


-  LE  CONSCRIT  DE  i8i3  -  WATERLOO  - 

MADAME   THÉRÈSE   OU    LES    VOLONTAIRES   DE    92 

L'HOMME  DU  PEUPLE.  -  LA  GUERRE. 

ILLUSTRÉS    PAR  RIOU 

L'INVASION,    iLLUfTBÉB    PAU    FUCHS. 
LE    BLOCUS,    ILLUSTRÉ    par    Théophile  SCHULER    : 


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PARIS 

].  HETZEL  a  G",  ÉDITEURS,  18,  RUE  JACOB 


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iKuTiMu.  ILLUSTRATIONS  DE  THÉOPHILE  SCHULER.  loci 


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4;ijr'         ERCKMANN-CHATRIAN         \JU 

■  LK   CONSCRIT   DE    l8l3  —  * 


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■ÀDAtlE  Th£rÈSE  —  l'iNVASIOK  —  WATERLOO. 


io  LIVRAISONS  - 


1  GRAVURES  PAR  LIVRAISON. 


AVERTISSEMENT 


Leeuccès  éclatant  de  ces  bons  livres  est  un 
des  meillenra  signes  de  notre  temps.  Il  proure 
que  la  Huse  de  l'histoire  vraie  parle  encore  à 
tous  les  ccenrs.  Il  prouve  aussi  que  l'amour  de 
la  patrie  et  de  la  famille,  que  le  développement 
des  sentiments  nobles,  que  le  dévouement 


aux  grandes  idées  de  progrès,  de  justice  'et 
d'humanité  ont  des  échos  dans  toutes  les 
consciences.  Il  nous  enseigne  que  si  l'âme 
de  la  France  peut  parfois  s'endormir,  elle  s'é- 
veille toujours  au  premier  cri  des  esprits  gô- 
néreui. 


ROMANS  NATIONAUX. 


Jamais  plume  n'a  été  teaue  d'une  main  pluB 
ferme  et  plus  honnête  que  celle  qui  a  tracé  les 
admirables,  les  glorieux,  les  poignants  récits 
qui  se  déroulent  dans  les  quatre  livres  que 
~  nous  réunissons  sous  le  titre  de  Romans 
nationaux.  Jamais  notre  histoire  n'a  été  abor- 
dée avec  plus  de  franchise  et  de  droiture  que 
dans  ces  oeu-vres  à  la  fois  si  émouvantes  et  si 
simples.  Pasunmotdansces  épopées  ingénues 
et  profondes  ne  blessera  )a  conscience  du 
citoyen,  n'alarmera  la  pudeur  du  foyer.  Voilà 
des  livres,  voilà  un  aliment  moral  qu'on  peut 
présenter  avec  tranquillité  à  la  famille  tout 
entière  :  le  père,  la  mère,  les  enfants,  l'aïeul, 
en  feront  la  lecture  en  commun,  et  après  avoir 
lu,  tous,  oui  tous,  nous  osons  le  dire,  se  senti- 
ront meilleurs  et  comme  fortifiés.  Chacun  de 
ces  ouvrages  est  l'image  d'une  des  grandes 
guerres  de  la  Révolution  et  de  l'Empire.  Nos 
pères  ont  gardé  et  nous  ont  transmis  le  sou- 
venir de  ces  luttes  gigantesques,  elles  ont  fait 
palpiter  autrefois  la  France  tout  entière,  elles 
vivent  encore  aujourd'hui  dans  la  mémoire 
de  beaucoup  d'hommes  de  notre  temps  :  — 
le  vieux  soldat,  le  paysan,  l'ouvrier  retrouve- 
ront avec  attendrissement  et  âerté,  dans  les 
Romans  naUonauXy  le  fidèle  souvenir  des  jours 
de  leurs  épreuves  et  de  leur  vaillance. 

La  forme  de  ces  admirables  récits  est  d'une 
simplicité  magistrale,  qui  les  a  mis  tout  d'un 
coup  à  la  portée  de  tous  les  Âges  et  de  tous  les 
esprits. 

Nous  avous  tenu,  dans  cette  édition,  à  faire 
revivre  par  le  crayon,  avec  une  fidélité  scru- 


puleuse, la  physionomie  exacte  des  temps,  des 
pays,  des  hommes,  des  choses  racontées.  Pour 
accomplir  cette  tâche,  M.  Riou  s'est  transporté 
sur  les  lieux  mêmes  qui  furent  le  théâtre  de 
ces  luttes  mémorables.  C'est  en  Alsace,' dans 
les  Vosges,  au  cœur  de  ces  héroïques  dépar- 
tements qui  ont  versé  le  plus  pur  de  leur 
sang  pour  la  défense  de  la  patrie;  c'est  à 
Wissembourg,  â  Landau,  à  Mayence,  à 
Leipzig,  sur  l'une  et  l'autre  rive  du  Rhin, 
qu'il  a  été  recueillir  les  matériaux  de  son 
illustration. 

Son  œuvre,  comme  celle  des  écrivains,  aura 
donc  le  cachet  de  réalité,  de  vérité  absolue  qui 
fait  la  force  de  l'histoire,  et  laisse  loin  tout  ce 
qui  n'est  qu'œuvre  de  fantaisie.  I^es  costumes, 
les  sites,les  terrains,  les  maisons,  les  mes,  les 
intérieurs,  les  paysages,  tout  a  été  étudié  sur 
nature  par  cet  habile  artiste. 

Mettre  à  la  portée  de  tous  par  le  bon  marché, 
par  le  fractionnement  en  livraisons  à  10  cent. 
ces  œuvres  graves,  saines  et  charmantes,  c'est 
servir  le  goût  du  public  dans  ce  qu'il  a  de 
meilleur  et  de  plus  respectable. 

Chacun  concourra  suivant  son  pouvoir  à 
répandre  ces  bons  livres,  nous  n'en  doutons 
pas;  nous  faisons  sur  ce  point  appel  à  tous  les 
cœurs  patriotiques,  à  tous  les  esprits  honnêtes 
qui  comprennent  que  si  les  mauvais  livres 
sont  à  craindre,  le  contre-poison  ne  peut  être 
que  dans  la  lecture  d'œuvrea  robustes  et  forti- 
fiantes, —  or,  les  Romans  natîonava  sont  entre 
tous,  de  ces  œuvres  de  choix  sur  lesquelles 
l'assentiment  est  unanime. 

Les  ËDrrKURS. 


HISTOIRE 


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,^^CR'T  De 

)  ERCKMANN-CHATRIAN  Vj  ■ 


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Ceux  qui  n'ont  pas  vu  la  gloire  de  l'Empereur 
Napoléon  dans  les  années  1810,  1811  et  1812, 
ne  sauront  jamais  à  quel  degré  de  puissance 
peut  monter  on  homme. 

Quand  il  Iravereait  la  Champagne,  la  fioi- 
raine  ou  l'Alsace,  les  gens,  au  milieu  de  la 
moiason  ou  des  vendanges,  abandonnaient  tout 


pour  courir  &  sa  rencontre;  il  en  arrÏTait  de 
huit  et  dix  lieues;  les  femmes,  les  enfants,  les 
vieillards  se  précipitaient  sur  sa  route  en  levant 
las  mains  et  criant:  •  Yivt  VEmptrear!  vive 
fJïmpereur/i  On  aurait  cru  que  c'était  Dieu; 
qu'il  iaîBait  respirer  le  monde  et  que  si  par 
malhexir  il  mourait,  tout  serait  fini.  Quelques 


ROMANS    NATIONAUX. 


andens  de  la  République  qui  hochaient  la  tête 
et  se  permettaient  de  dire,  entre  deux  vins,  que 
l'Empereur  pouvait  tomber,  passaient  pour  des 
fous.  Cela  paraissait  contre  nature,  et  même  on 
n*y  pensait  jamais. 

Moi,  j'étais  en  apprentissage^  depuis  1804 
chez  le  vieil  horloger  Melchior  Goulden,  à 
Phalsbourg.  Gomme  je  paraissais  faible  et  que 
je  boitais  un  peu,  ma  mère  avait  voulu  me  faire 
apprendre  un  métier  plus  doux  que  ceux  de 
notre  village;  car,  au  Dagsberg,  on  ne  trouve 
que  des  bûcherons,  des  charbonniers  et  des 
schlitteurs.  M.  Goulden  m'aimait  bien.  Nous 
demeurions  au  premier  étage  de  la  grande 
maison  qui  fait  le  coin  en  face  du  Bosuf-Rouge, 
jrès  de  la  porte  de  France. 

C'b2*-  là  qu'il  fallait  voir  arriver  des  princes, 
des  ambasb^deurs  et  des  généraux,  les  uns  à 
cheval,  les  autres  en  calèche,  les  autres  en 
berline^  avec  des  habits  galonnés,  des  plumets, 
des  fourrures  et  des  décorations  de  tous  les 
pays.  Et  sur  la  grande  route  il  fallait  voir  pas- 
ser les  courriers,  les  estafettes,  les  convois  de 
poudre,  de  boulets,  les  canons,  les  caissons,  la 
cavalerie  et  l'infanterie  !  Quel  temps  !  quel  mou- 
vement I 

En  cinq  ou  six  ansThôtelier  Georges  fit  for- 
tune ;  il  eut  des  prés,  des  vergers,  des  maisons  et 
des  écuB  en  abondance,  car  tous  ces  gensairi- 
vant  d^Allemagne,  de  Suisse,  de  Russie,  de  Polo- 
gne ou  d'ailleurs  ne  regardaient  pas  à  quelques 
poignées  d'or  répandues  sur  les  grands  che- 
mins; c'étaient  tous  des  nobles,  qui  se  faisaient 
gloire  en  quelque  sorte  de  ne  rien  ménager. 

Du  matin  au  soir,  et  même  pendant  la  nuit, 
rhôtel  du  Bœuf'Rouge  tenait  table  ouverte.  Le 
long  des  hautes  fenêtres  en  bas,  on  ne  voyait 
que  les  grandes  nappes  blanches,  étincelantes 
d'argenterie  et  couvertes  de  gibier,  de  poisson 
et  d'autres  mets  rares,  autour  desquels  ces  voya- 
geurs venaient  s'asseoir  côte  à  côte.  On  n'en- 
tendait dans  la  grande  cour  derrière  que  les 
hennissements  des  chevaux,  les  cris  des  pos- 
tillons, les  éclats  de  rire  des  servantes,  le  rou- 
lement des  voitures,  arrivant  ou  partant,  sous 
les  hautes  portes  cochèreî .  Ah  !  l'hôtel  du  Bœuf- 
Rouge  n'aura  jamais  un  temps  de  prospérité 
pareille  I 

On  voyait  aussi  descendi^e  là  des  gens  de  la 
ville,  qu'on  avait  connus  dans  le  temps  pour 
chercher  du  bois  sec  à  la  forêt,  ou  ramasser  le 
fumier  des  chevaux  sur  les  grandes  routes.  Ils 
étaient  passés  commandants^  colonels,  gêné-* 
raux,  un  sur  mille,  à  force  de  batailler  dans 
tous  les  pays  du  monde. 

Le  vieux  Melchior,  son  bonnet  de  soie  noire 
tiré  sur  ses  larges  oreilles  poilues,  les  pau- 
pières flasques,  le  nez  pincé  dans  ses  grandes 


besicles  de  corne  et  les  lèvres  serrée»,  ne  pou- 
vait s'empêcher  de  déposer  sur  l'établi  sa  loupe 
et  son  poinçon  et  de  jeter  quelquefois  un  regard 
vers  l'auberge,  surtout  quand  les  grands  coups 
de  fouet  des  postillons  à  lourdes  bottes,  petite 
veste  et  perruque  de  chanvre  tortillée  sur  la 
nuque,  retentissaient  dans  les  échos  des  rem- 
parts, annonçant  quelque  nouveau  person- 
nage. Alors  il  devenait  attentif,  et  de  temps  en 
temps  je  l'entendais  s'écrier  : 

«  Tiens  1  c'est  le  fils  du  couvreur  Jacob,  de  la 

vieille  ravaudeuse  Marie-Anne  ou  du  tonnelier 

* 

Franz-Sépel!  Il  a  fait  son  chemin...  le- voilà 
colonel  et  baron  de  l'Empire  par-dessus  le  mar- 
ché! Pourquoi  donc  est-ce  quil  ne  descend  pas 
chez  son  père,  qui  demeure  là-bas  dans  la  rue 
des  Capucins?  > 

Mais  lorsqu'il  les  voyait  prendre  le  chemin 
de  la  rue,  eu  donnant  des  poignées  de  main  à 
droite  et  à  gauche  aux  gens  qui  les  reconnais- 
saient, sa  figure  changeait;  il  s'essuyait  les 
yeux  avec  son  gros  mouchoir  à  carreaux,  en 
murmurant  : 

«  C'est  la  pauvre  vieille  Annette  qui  va  avoir 
du  plaisir  !  A  la  bonne  heure,  à  la  bonne  heure! 
il  n'est  pas  fier  celui-là,  c'est  un  brave  homme; 
pourvu  qu'un  boulet  ne  l'enlève  pas  de  silcl  !  » 

Les  uns  passaient  comme  honteux  de  recon- 
naître leur  nid,  les  autres  traversaient  llèie- 
ment  la  ville,  pour  aller  voir  leur  sœur  ou  leur 
cousine.  Ceux-ci,  tout  le  monde  en  parlait,  on 
aurait  dit  que  tout  Phalsbourg  portait  leurs 
croix  et  leurs  épaulettes  ;  les  autres,  on  les  mé- 
prisait autant  et  même  plus  que  lorsqu'ils  ba- 
layaient la  grande  roule. 

On  chantait  presque  tous  les  piois  des  Te  Deum 
pour  quelque  nouvelle  victoire,  et  le  canon  de 
l'arsenal  lirait  ses  vingt  et  un  coups,  qui  vous 
faisaient  trembler  le  cœur.  Dans  les  huit  jours 
qui  suivaient,  tous  les  familles  étaient  dans 
l'inquiétude,  les  pauvres  vieilles  femmes  sur- 
tout attendaient  une  lettre;  la  première  qui 
venait,  toute  la  ville  le  savait  :  ■  Une  telle  a  reçu 
des  nouvelles  de  Jacques  ou  de  Claude  !  •  et 
tous  couraient  pour  savoir  s'il  ne  disait  rien  de 
leur  Joseph  ou  de  leur  Jean-Bapliste.  Je  ne 
parle  pas  des  promotions,  ni  des  actes  de  dé- 
cès; les  promotions,  chacun  y  croyait,  il  fal- 
lait bien  remplacer  les  morts  ;  mais  pour  les 
actes  de  décès,  les  parents  attendaient  en  pleu- 
rant, car  ils  n^arrivaient  pas  tout  de  suite,  quel- 
quefois même  ils  n'arrivaient  jamais,  et  les 
pauvres  vieux  espéraient  toujours,  pensant  : 

«  Peut-être  que  notre  garçon  est  prisoxmier. . . 
Quand  la  paix  sera  faite,  il  reviendra...  Com- 
bien sont  revenus  qu'on  croyait  morts  1  »  Seu- 
lement la  paix  ne  se  faisait  jamais ,  une  guerre 
finie,  on  en  commençait  une  autre.  11  noua 


HISTOIRE  D'UN  CONSCRIT  DE  1813. 


manquait  toujours  quelque  chose,  soit  du  côté 
de  la  Russie,  soit  du  côté  de  l'Espagne  ou  ail- 
leurs*, —  l'Empereur  n'était  jamais  content. 

Souvent,  au  passage  des  régiments  qui  tra- 
versaient la  villoy — la  grande  capote  retroussée 
sur  les  hanches,  le  sac  au  dos,  les  hautes  guê- 
tres montant  jusqu'aux  genoux  et  le  fusil  à 
volonté;  allongeant  le  pas,  tantôt  couverts  de 
boue,  tantôt  blancs  de  poussière,  —  souvent  le 
père  Melchior,  après  avoir  regardé  ce  défilé, 
me  demandait  tout  rêveur  : 

•  Dis  donc,  Joseph,  combien  penses-tu  que 
nous  en  avons  vu  passer  depuis  1804  ? 

— Oh!  je  ne  sais  pas,  monsieur  Goulden,  lui 
disais-je,  au  moins  quatre  ou  cinq  cent  mille. 

— Oui...  au  moins  !  faisait-il.  £t  combien  en 
as-tu  vu  revenir?  » 

Alors  je  comprenais  ce  qu'il  voulait  dire,  et 
je  lui  répondais  : 

«  Peut-être  qu'ils  rentrent  par  Mayence,  ou 
par  une  autre  route...  Ça  n'est  pas  possible 
autrement!  » 

Mais  il  hochait  la  tête  et  disait  : 

>  Ceux  que  tu  n'as  pas  vu  revenir  sont  morts, 
comme  des  centaines  et  des  centaines  de  mille 
autres  mourront,  si  le  bon  Dieu  n'a  pas  pitié 
de  nous,  car  l'Empereur  n'aime  que  la  guerre! 
Il  a  déjà  versé  plus  de  sang  pour  donner  des 
couronnes  à  ses  frères,  que  notre  grande  Ré- 
volution pour  gagner  les  Droits  de  l'Homme.  • 

Nous  nous  remettions  à  l'ouvrage,  et  les  ré- 
ftexions  de  M.  Goulden  me  donnaient  terrible- 
ment à,  réfléchir.  . 

Je  boitais  bien  un  peu  de  la  jambe  gauche^ 
mais  tant  d'autres  avec  des  défauts  avaient  reçu 
leur  feuille  de  route  tout  de  même  ! 

Ces  idées  me  trottaient  dans  la  tête,  et  quand 
yy  pensais  longtemps,  j'en  concevais  un  grand 
chagrin.  Cela  me  paraissait  terrible,  non-seu- 
lement parce  que  je  n'aimais  pas  la  guerre, 
mais  encore  parce  que  je  voulais  me  marier 
avec  ma  cousine  Catherine  des  Quatre- Vents. 
Nous  avions  été  en  quelque  sorte  élevés  en- 
semble. On  ne  pouvait  voir  de  fille  plus  fraîche^ 
plus  riante  ;  elle  était  blonde,  avec  de  beaux 
yeux  bleus,  des  joues  roses  et  des  dents  blan- 
ches comme  du  lait;  elle  approchait  de  ses  dix- 
huit  ans;  moi  j'en  avais  dix-neuf,  et  la  tante 
Margrédel  paraissait  contente  de  me  voir  ar- 
river tous  les  dimanches  de  grand  matin,  pour 
déjeuner  et  diner  avec  eux. 

Catherine  et  moi  nous  allions  derrière,  dans 
le  verger;  nous  mordions  dans  les  mêmes 
pommes  et  dans  les  mêmes  poires  ;  nous  étions 
les  plus  heureux  du  monde. 

G*e8t  moi  qui  conduisais  Catherine  à  la  grand'- 
messe  et  aux  vêpres,  et,  pendant  la  fête,  elle 
ne  quittait  pas  mon  bras  et  refusait  de  danser 


avec  les  autres  garçons  du  village.  Tout  le 
monde  savait  que  nous  devions  nous  marier 
un  jour;  mais  si  j'avaisle  malheur  de  partira  la 
conscription,  tout  était  fini.  Je  souhaitais  d'être 
encore  mille  fois  plus  boiteux,  car,  dans  ce 
temps^  on  avait  d'abord  pris  les  garçons,  puis 
les  hommes  mariés,  sans  enfants,  et  malgré 
moi  je  pensais  :  «  Est-ce  que  les  boiteux  valent 
mieux  que  les  hommes  mariés?  est-ce  qu'on  ne 
pourrait  pas  me  mettre  dans  la  cavalerie!  • 
Rien  que  cette  idée  me  rendait  triste:  j'aurais 
déjà  voulu  me  sauver. 

Mais  c'est  principalement  en  1812,au  com- 
mencement de  la  guerre  contre  les  Russes,  que 
ma  peur  grandit.  Depuis  le  lîiois  de  février 
jusquàlafinde  mai,  tous  les  jours  nous  ne 
vîmes  passer  que  des  régiments  et  des  régi- 
ments :  des  dragons,  des  cuirassiers,  des  cara- 
biniers, des  hussards,  des  lanciers  de  toutes 
les  couleurs,  de  l'artillerie,  des  caissons,  des 
ambulances,  des  voitures,  des  vivres,  toujours 
et  toujours,  comme  une  rivière  qui  coule  et 
dont  on  ne  voit  jamais  la  fin. 

Je  me  rappelle  encore  que  cela  commença 
par  des  grenadiers  qui  conduisaient  de  gros 
chariots  attelés  de  bœufs.  Ces  bœufs  étaient  à 
la  place  de  chevaux,  pour  servir  de  vivres  plus 
tard,  quand  on  aurait  usé  les  muuitions.  Cha- 
cun disait  :  •  Quelle  belle  idée  1  Quand  les  gre- 
nadiers ne  pourront  plus  nourrir  les  bœufs, 
les  bœufs  nourriront  les  grenadiers.  •  Malheu- 
reusement ceux  qui  disaient  cela  ne  savaient 
pas  que  les  bœufs  ne  peuvent  faire  que  sept  à 
huit  lieues  par  jour,  et  qu*il  leur  faut  sur  huit 
jours  démarche  un  jour  de  repos  au  moins;  de 
sorte  que  ces  pauvres  bêtes  avaient  déjà  la 
corne  usée,  la  lèvre  baveuse,  les  yeux  hors  de 
la  tête,  le  cou  rivé  dans  les  épaules,  et  qu'il 
ne  leur  restait  plus  que  la  peau  et  les  os.  Il  en 
passa  pendant  trois  semaines  de  cette  espèce, 
tout  déchirés  de  coups  de  baïonnette.  La  viande 
devint  bon  marché,  car  on  abattait  beaucoup 
de  ces  bœufs,  mais  peu  de  personnes  en  vou- 
laient, la  viande  malade  étant  malsaine.  Ils 
n'arrivèrent  pas  seulement  à  vingt  lieues  de 
l'autre  côté  du  Rhin. 

Après  cela,  nous  ne  vîmes  plus  déûler  que 
des  lances,  des  sabres  et  des  casques.  Tout  s'en- 
gouffrait sous  la  porte  de  France,  traversait  la 
place  d'Armes  en  suivant  la  grande  route,  et 
sortait  par  la  porte  d'Allemagne. 

Enfin,  le  10  mai  de  cette  année  1812,  de 
grand  matin,  les  canons  de  l'arsenal  annon- 
cèrent le  maître  de  tout.  Je  donnais  encore 
lorsque  le  premier  coup  partit,  en  faisant  gre- 
lotter mes  petites  vitres  comme  un  tambour, 
et  presque  aussitôt  M.  Goulden,  avec  l9  chan- 
delle allumée,  ouvrit  ma  porte  en  n^e  disant  : 


•  Lève-toi...  le  voilà  !  » 

Nous  ouvrîmes  la  fenêtre.  Au  milieu  de  la 
nuit  je  vis  s'avancer  au  grand  trot,  sous  la 
porte  de  France^  une  centaine  de  dragons  dont 
plusieurs  portaient  des  torcl^es;ils  passèrent 
avec  un  roulement  et  des  piétinements  terri- 
bles; leurs  lumières  serpentaient  sur  la  façade 
des  maisons  comme  de  la  flamme,  et  de  toutes 
les  croisées  on  entendait  partir  des  cris  sans 
fin  :  •  Vive  V Empereur!  vive  V Empereur!  » 

Te  regardais  la  voiture,  quand  un  cheval 
s'abattit  .sur  le  poteau  du  boucher  Klein,  où 
Ton  attachait  les  bœufs  ;  le  dragon  tomba  comme 
une  masse,  les  jambes  écartées,  le  casque  dans 
la  rigole,  et  presque  aussitôt  une  tête  se  pencha 
hors  de  la  voiture  pour  voir  ce  qui  se  passait, 
une  grosse  tête  pâle  et  grasse,  une  touffe  de 
cheveux  sur  le  front  :  c'était  Napoléon  ;  il  te- 
nait la  main  levée  comme  pouf  prendre  une 
prise  de  tabac,  et  dit  quelques  mots  larusque- 
ment.  L'olficier  qui  galopait  à  côté  de  la  por- 
tière se  pencha  pour  lui  répondre.  Il  prit  sa 
prise  et  tourna  le  coin,  pendant  que  les  cris 
redoublaient  et  que  le  canon  tonnait. 

Voilà  tout  ce  que  je  vis. 

L'Empereur  ne  s'arrêta  pas  à  Phalsbourg; 
tandis  qu'il  courait  déjà  sur  la  route  de  Saverne, 
le  canon  tirait  ses  derniers  coups.  Puis  le  si- 
lence se  rétablit.  Les  hommes  de  garde  à  la 
porte  de  France  relevèrent  le  pont,  et  le  vieil 
horloger  me  dit  : 

«  Tu  l'as  vu  î 

—  Oui,  monsieur  Goulden. 

—  Eh  bien  I  flt-il,  cet  homme-là  tient  notre 
vie  à  tous  dans  sa  main  ;  il  n'aurait  qu'à  souffler 
sur  nous  et  ce  serait  flni.  Bénissons  le  ciel  qu^il 
ne  soit  pas  méchant,  car  sans  cela  le  monde 
verrait  des  choses  épouvantables,  comme  du 
temps  des  rois  sauvages  et  des  Turcs.  » 

Il  semblait  tout  rêveur;  au  bout  d'une  mi- 
nute, il  ajouta  : 

«  Tu  peux  te  recoucher;  voici  trois  heures 
qui  sonnent.  •  - 

Il  rentra  dans  sa  chambre,  et  je  me  remis 
dans  mon  lit.  Le  grand  silence  qu'il  faisait 
dehors  me  paraissait  extraordinaire  après  tout 
ce  tumulte,  et  jusqu'au  petit  jour,  je  ne  cessai 
point  de  rêver  à  l'Empereur.  Je  songeais  aussi 
au  dragon,  et  je  désirais  savoir  s'il  était  moi*t 
du  coup.  Le  lendemain,  nous  apprîmes  qu'oa 
l'avait  porté  à  l'hôpital  et  qu'il  en  reviendrait. 

Depuis  ce  jour  jusqu'à  la  fin  du  mois  de  sep- 
tembre, on  chanta  beaucoup  de  Te  Deum  à  Té* 
glise,  et  l'on  tirait  chaque  fois  vingt  et  un  coup» 
de  canon  pour  quelque  nouvelle  victoire.  C'é- 
tait presque  toujours  le  matin  ;  M.  Goulden  ' 
aussitôt  s'écriait  :  ' 

«  Hé,  Joseph!  encore  une  bataille  gagnée  J 


cinquante  mille  hommes  à  terre,  vingt-cinq 
drapeaux,  centbouches  à  feu!...  Tout  va  bien... 
tout  va  bien.  —  Il  ne  reste  maintenant  qu'à 
faire  ime  nouvelle  levée ,  pour  remplacer  ceux 
qui  sont  morts  !  » 

Il  poussait  ma  porte,  et  je  le  voyais  tout  gris, 
tout  chauve ,  en  manches  de  chemise  ,  le  cou 
nu,  qui  se  lavait  la  figure  dans  la  cuvette. 

•  Est-ce  que  vous  croyez,  monsieur  Goulden, 
lui  disais-je  dans  im  grand  trouble,  qu'on  pren- 
dra les  boiteux? 

—  Non,  non,  faisait-il  avec  bonté,  ne  crains 
rien,  mon  enfant;  tu  ne  pourrais  réellement 
pas  servir.  Nous  arrangerons  cela.  Travaille 
seulement  bien,  et  ne  t'inquiète  pas  du  reste.  > 

Il  voyait  mon  inquiétude  et  cela  lui  faisait  de 
la  peine.  Je  n'ai  jamais  rencontré  d'honmie 
meilleur.  Alors  il  s'habillait  pour  aller  remon- 
ter les  horloges  en  ville ,  celles  de  M.  le  com- 
mandant de  place,  de  M.  le  maire  et  d'autres 
personnes  notables.  Moi,  je  restais  à  la  maison, 

M.  Goulden  ne  rentrait  qu'après  le  Te  Deum  ; 
il  ôtait  son  grand  habit  noisette,  remettait  sa 
perruque  dans  la  boite  et  tirait  de  nouveau  son 
bonnet  de  soie  sur  ses  oreilles,  en  disant  : 

«  L'armée  est  à  Vilna,  —  ou  bien  à  Smolensk, 
—  je  viens  d'apprendre  ça  chez  M.  le  com- 
mandant. Dieu  veuille  que  nous  ayons  le  des- 
sus cette  fois  encore  et  qu'on  fasse  la  paix  ;  le 
plus  tôt  sera  le  mieux ,  car  la  guerre  est  une 
chose  terrible.  • 

Je  pensais  aussi  que,  si  nous  avions  la  paix, 
on  n'aurait  plus  besoin  de  tant  d'hommes  et 
que  je  pourrais  me  marier  avec  Catherine.  Cha- 
cun peut  s'imaginer  combien  de  vœux  je  for- 
mais pour  la  gloire  de  TEmpereur* 


II 


C'est  le  1 5  septembre  1812  qu'on  appri  t  notre 
grande  victoire  de  la  Moskowa.  Tout  le  monde 
était  dans  la  jubilation  et  s'écriait  :  «  Mainte 
nant  nous  allons  avoir  la  paix...  maintenant  la 
guerre  est  finie...  • 

Quelques  mauvais  gueux  disaient  qu'il  res- 
tait à  prendre  la  Chine;  on  rencontre  toujours 
des  êtres  pareils  pour  désoler  les  gens. 

Huit  jours  après,  on  sut  que  nous  étions  à 
Moscou,  la  plus  grande  ville  de  Russie  et  la  plus 
riche  ;  chacun  se  figurait  le  butin  que  nous  al- 
lions avoir,  et  l'on  pensait  que  cela  ferait  dimi- 
nuer les  contributions.  Mais  bientôt  le  bruit 
courut  que  les  Russes  avaient  mis  le  ^eu  dans 
leur  ville,  et  qu'il  allait  falloir  battre  en  retraite 
sur  la  Pologne ,  si  l'on  ne  voulait  pas  périr  de 


■>  » 


HISTOIRE  D'UN  CONSCRIT  DE   1813. 


faim.  On  ne  parlait  que  de  cela  dans  les  auber- 
ges, dans  les  brasseries,  à  la  halle  aux  blés, 
partout  ;  on  ne  pouvait  se  rencontrer  sans  se 
demander  aussitôt  :  «  Eh  bien...  eh  bien...  ça 
va  mal...  la  retraite  a  commencé  1  » 

Les  gens  étaient  pâles;  et  devant  la  poste, 
des  centaines  de  paysans  attendaient  du  matin 
au  soir ,  mais  il  n'arrivait  plus  de  lettres.  Moi 
je  passais  au  travers  de  tout  ce  monde,  sans 
faire  trop  attention,  car  j'en  av£âd  tant  vu  I  Et 
puis  j'avais  une  idée  qui  me  réjouissait  le  cœur, 
et  qui  me  faisait  voir  tout  en  beau. 

Vous  saurez  que  depuis  cinq  mois  je  voulais 
faire  un  cadeau  magnifique  à  Catherine ,  pour 
le  jour  de  sa  fête,  qui  tombait  le  18  décembre. 
Parmi  les  montres  qui  pendaient  à  la  devanture 
de  M.  &oulden,  il  s'en  trouvait  une  toute  petite^ 
quelque  chose  de  tout  à  fait  joli ,  la  cuvette  en 
argent,  rayée  de  petits  cercles  qui  la  faisaient 
reluire  comme  une  étoile.  Autour  du  cadran, 
sous  le  verre ,  était  un  filet  de  cuivre ,  et  sur  le 
cadran  on  voyait  peints  deux  amoureuix  qui  se 
faisaient  en  quelque  sorte  une  déclaration,  car 
le  garçon  donnait  à  la  fille  im  gros  bouquet  de 
i*oses,  tandis  qu'elle  baissait  modestement  les 
yeux,  en  avançant  la  main. 

La  première  fois  que  j'avais  vu  cette  montre, 
je  m'étais  dit  en  moi*méme  :  •  Tu  ne  la  laisse- 
ras pas  échapper;  elle  sera  pour  Catherine. 
Quand  tu  sorais  forcé  de  travailler  tous  les  jours 
jusqu'à  minuit,  il  faut  que  tu  Faies.  »  M.  Chûul- 
den  ,  après  sept  heures ,  me  laissait  travailler 
pour  mon  compte.  Nous  avions  de  vieilles  mon- 
tres à  nettoyer,  à  rajtisCer,  à  remonter.  Cela 
donnait  beaucoup  de  peine,  et  quand  j'avais 
fait  un  ouvrage  pareil,  le  père  Melchior  me 
payait  raisonnablement.  Mais  la  petite  montre 
valait  trente-cinq  francs.  Qu'on  s'imagine,  d'a- 
près cela,  les  heures  de  nuit  qu'il  me  fallut 
passer  pour  Tavoir.  Je  suis  sûr  que  si  M.  Goul- 
den  avait  su  que  je  la  voulais ,  il  m'en  aurait 
fait  présent  lui-même  ;  mais  je  ne  m'en  serais 
pas  seulement  laissé  rabattre  un  liard ,  j'aurais 
regardé  cela  comme  honteux  ;  je  me  disais  : 
«  Il  faut  que  tu  Taies  gagnée...  que  personne 
n'ait  rien  à  réclamer  dessus.  >  Seulement,  de 
peur  qu'un  autre  n'eût  l'idée  de  l'acheter,  je 
l'avais  mise  à  part  dans  ime  boite,  en  disant  au 
père  Melchior  que  je  connaissais  un  acheteur 
pour  cette  montre. 

Maintenant  chacun  doit  comprendre  que 
toutes  ces  histoires  de  guerre  m'entraient  par 
une  oreille  et  me  sortaient  par  l'autre.  Je  me 
figurais  la  joie  de  Catherine  en  travaillant  ;  du- 
rant cinq  mois  je  n'eus  que  cela  devant  les 
yeux  ;  je  me  représentais  sa  mine  lorsqu'elle 
recevrait  mon  cadeau ,  et  je  me  demandais  : 
•  Qu'est-ce  qu'elle  dira  ?  •  Tantôt  je  me  figurais 


qu'elle  s'écriait  :  •  0  Joseph ,  à  quoi  penses-tu 
donc?  C'est  bien  trop  beau  pour  moi...  Non... 
non...  je  ne  peux  pas  recevoir  une  si  belle 
montre  I  •  Alors  je  la  foi'çais  de  la  prendre,  je  la 
glissais  dans  la  poche  de  son  tablier  en  disant  : 
«  Allons  donc,  Catherine,  allons  donc...  Est-ce 
que  tu  veux  me  faire  de  la  peine?  •  Je  voyais 
bien  qu'elle  la  désirait,  et  qu'elle  me  disait  cela 
pour  avoir  l'air  de  la  refuser.  Tantôt  je  me  re- 
présentais sa  figure  toute  rouge  ;  elle  levait  les 
mains  en  disant  :  ■  Seigneur  Dieu  !  maintenant, 
Joseph,  je  vois  bien  que  tu  m'aimes?  •  Et  elle 
m'embrassait,  les  larmes  aux  yeux.  J'étais  bien 
content.  La  tante  Grédel  approuvait  tout.  Enfin 
mille  et  mille  idées  pareilles  me  passaient  par  la 
tête,  et  le  soir,  en  me  couchant,  je  pensais  : 
«  Il  n'y  a  pourtant  pas  d'homme  aussi  heureux 
que  toi,  Joseph  l  Voilà  maintenant  que  tu  peux 
faire  un  cadeau  rare  à  Catherine  par  ton  tra- 
vail. Et  sûrement  qu'elle  prépare  aussi  quelque 
chose  pour  ta  fête,  car  elle  ne  pense  qu'à  toi  ; 
vous  êtes  tous  les  deux  très-heureux,  et  quand 
vous  serez  mariés,  tout  ira  bien.  •  Ces  pensées 
m*attendrissaient;  jamais  je  n'avais  éprouvé 
d'aussi  gntnde  satisfaction. 

Pendant  que  je  travaillais  de  la  sorte,  ne 
songeant  qu'à  ma  joie,  l'biver  arriva  plus  tôt 
que  d^abltude,  vers  le  commencement  de  no- 
tB^embre.  Il  ne  commença  point  par  de  la  neige, 
mais  par  un  froid  sec  et  de  grandes  gelées.  En 
Iquelques  jours  toutes  les  feuilles  tombèrent, 
la  terre  durcit  comme  de  la  pierre,  et  tout  se 
couvrit  de  givre  :  les  tuiles,  les  pavés  et  les 
vitres.  II  fallut  faire  du  feu,  cette  année-là,  pour 
empêcher  le  froid  d'entrer  par  les  fentes  I 
Quand  la  porte  restait  ouverte  une  seconde, 
toute  la  chaleur  était  partie  ;  le  bois  pétillait 
dans  le  poêle  ;  il  brûlait  comme  de  la  paille  en 
bourdonnant,  et  les  cheminées  tiraient  bien. 

Chaque  matin  je  me  dépêchais  de  laver  les 
vitraux  de  la  devanture  avec  de  l'eau  chaude; 
j'avais  à  peine  refermé  la  fenêtre  qu'une  ligne 
de  givre  les  couvrait.  On  entendait  dehors  les 
gens  courir  en  respirant,  le  nez  dans  le  collet 
de  leur  habit  et  les  mains  dans  les  poches. 
Personne  ne  s*arrétait,  et  les  portes  des  mai- 
sons se  refermaient  bien  vite. 

Je  ne  sais  où  s'en  étaient  allés  les  moineaux, 
s*ils  étaient  morts  on  vivants,  mais  pas  un 
seul  ne  criait  sur  les  cheminées,  et  sauf  le  ré- 
veil et  la  retraite  qu'on  sonnait  aux  deux  ca- 
sernes, aucun  autre  bruit  ne  troublait  le  silence. 

Souvent,  quand  le  feu  pétillait  bien,M.  Goul- 
den  s'arrêtait  tout  à  coup  dans  son  travail,  et 
regardant  un  instant  les  vitres  blanches,  il  s'é- 
criait : 

«  Nos  pauvres  soldats  I  nos  pauvres  soldats  !  » 

11  disait  cela  d'une  voix  si  triste,  que  je  sen- 


ROMANS  NATIONAUX. 


la>s  mon  cœur  se  serrer  et  i^e  je  lui  répondais  : 
•  Mais,  mouBieuT  Goulden,  ils  doivent  être 
mainteDant  en  Pologne,  dans  de  IionDes  caser- 
nes ;  car  de  penser  que  des  êtres  humains  puis- 
sent snpporterun  froid  pareil,  c'est  impossible. 
~Ua  froid  pareil  I  disait-il,  oui,  dans  ce 
pays,  il  fait  froid,  très-froid,  à  cause  des  cou- 
rants d'air  de  la  montagne  ;  et  pourtant  qu'est- 
ce  que  ce  froid  auprès  de  celai  du  nord,  en 
Rueaie  et  en  Pologne?  Dieu  veuille  qu'ils  soient 
partis  assez  tâtl...  Mon  Dieu!  mon  Dieul  com- 
bien ceux  qui  conduisent  les  hommes  ont  une 
charge  lourde  à  porter!  • 

Alors  il  se  taisait,  et  durant  des  heures  je 
EongeaisA  ce  qu'il  m'avait  dit;  je  me  repré- 
sentais nos  soldats  en  route,  courant  pour  se 
rÈchaufTer.  Mais  l'idée  de  Catherine  me  reve- 


nait toujours,  et  j'ai  pensif  bien  souvenldepuis, 
que  Joraque  l'homme  est  heureux,  le  malheur 
des  autres  le  touche  peu,  surtout  dans  la  jeu- 
nesse, où  les  passions  sont  plus  fortes,  et  où 
l'expérience  des  grandes  misères  vous  manque 
encore. 

Aprèsles  gelées,  il  tomba  tellement  de  neige, 
que  les  courriers  en  furent  arrêtés  sur  la  câta 
des  Qualre-Vents.  J'eus  peur  de  ne  pouvoir  pas 
aller  chei  Catherine  le  jour  de  sa  fête  ;  mais 
deux  compagnies  d'infanterie  sorlirent  avec 
des  pioches,  et  taillèrent  dans  la  neige  durcie 
une  route  pour  laisser  passer  les  voitures,  et 
cette  routa  resta  jusqu'au  commencement  du 
mois  d'avril  1813. 

Cependant  la  fête  de  Catherine  approcnait  de 
jour  en  jour,  et  mon  bonheur  augmentait  en 


HISTOIRE  DCN  CONSCRIT  DE  1813. 


Oui  rini  (Page  (S.) 


proportion.  J'avaUdéj  les  trente-dog  francs, 
mais  je  ne  savais  comment  dire  à  M.  Qouldeo 
qae  j'achetais  la  montre;  j'aurais  voulu  tenir 
loatet  ces  choses  secrètes  :  cela  m'ennuyait 
beaucoup  d'eu  parler. 

Enfin  la  veille  de  la  fête,  entre  six  et  sept 
heures  du  soir,  comme  nous  travailhons  en 
âlence,  la  îampe  entre  nous,  tout  à  coup  je 
pris  ma  résolution  et  je  dis: 

<  VoussaTez.monsieurGoulden,  que  jevous 
ai  parlé  d'un  adieteur  pour  la  petite  montre  en 
argentT 

—Oui,  Joseph,  fit-il  sans  se  déranger;  mais 
Q  n*e8t  pas  encore  venu. 

— Cest  moi ,  monsieur  Goulden  ,  qui  suia 
facheleur.  • 

Àk»is  il  se  redressa  tout  étonné.  Je  tirai  les 


(rante-citjq  francs  et  je  les  pos^  sur  l'établi. 
Lui  me  regardait. 

•  Mais,  fit-il,  ce  n'est  pas  une  montre  pour 
toi,  cela,  Joseph;  ce  qu'il  te  faut,  c'est  une 
grosse  montre,  qui  te  remplisse  bien  la  poche 
et  qui  marque  les  secoodes.  Ces  petites  mon- 
tres-là, c'est  pour  les  femmes.  • 

Je  ne  savais  que  répondre. 

M.  Qoulden,  après  avoir  rdvé  quelques  in- 
stants, se  mit  à  sourire. 

(  Ahl  bon,  bon,  dit-il,  maintenant  je  com- 
prends, c'est  demain  la  fête  de  Catherine  t 
Voilà  donc  pourquoi  tu  IraTaillais  jour  et  nuiti 
Tiens,  reprends  cet  argent,  je  n'en  veux  pas.  > 

J'étais  tout  confus. 

<  Monsieur  Goulden,  je  vous  remercie  bien, 
lui  dis-je,  mais  cette  montre  est  pour  Cathe- 


10 


ROMANS    NATIONAUX. 


rine,  et  je  suis  content  de  TaToir  gagnée.  Vous 
me  feriez  de  la  peine  si  vous  refusiez  l'argent; 
j^aimerais  autant  laisser  la  montre.  • 

Tl  ne  dit  ^lus  rien  et  prit  les  trente-cinq 
francs;  puis  il  ouvrit  son  tiroir  et  choisit  une 
belle  chaîne  d'acier,  avec  deux  petites  clefs  en 
argent  doré  qu'il  mit  à  la  montre.  Après  quoi 
lui-même  enferma  le  tout  dans  une  boite  avec 
jne  faveur  rose.  Il  fit  cela  lentement,  comme 
attendri  ;  enfin  il  me  donna  la  boite. 

«  C'est  un  joli  cadeau,  Joseph,  dit-il;  Cathe- 
rine doit  s'estimer  bien  heureuse  d'avoir  un 
amoureux  tel  que  toi.  C'est  une  honnête  fille. 
Maintenant  nous  pouvons  souper;  dresse  la 
table,  pendant  queje  vais  lever  le  pot-au-feu.  ■ 

Nous  fîmes  cela,  puis  M.  Goulden  tira  de 
l'armoire  une  bouteille  de  son  vin  de  Metz,  qu'il 
gardait  pour  les  grandes  circonstances,  et  nous 
soupâmes  en  quelque  sorte  comme  deux  ca- 
marades; car,  durant  toute  la  soirée,  il  ne 
cessa  point  de  me  parler  du  bon  temps  de  sa 
jeunesse,  disant  qu'il  avait  eu  jadis  une  amou- 
reux mais  ju'en  l'année  92  il  était  parti  pour 
la  levée  en  masse,  à  cause  de*  Vinvasion  des 
Prussiens,  et  qu'à  son  retour  à  Fénétrange,  il 
avait  trouvé  cette  personne  mariée,  chose  na- 
turelle, puisqu'il  ne  s'était  jamais  permis  de 
lui  déclarer  son  amour  ;  cela  ne  Tempôcliait 
pas  de  rester  fidèle  à  ce  tendre  souvenir  :  il  en 
parlait  d'un  air  grave.  Moi  je  l'écoutais  en  rê- 
vant à  Catherine,  et  ce  n'est  que  sur  le  coup 
de  dix  heures,  au  passage  de  la  ronde,  qui  re- 
levait les  postes  toutes  les  vingt  minutes ,  à 
cause  du  grand  froid,  que  nous  remimes  deux 
bonnes  bûches  dans  le  poêle,  et  que  nous  al- 
lâmes enfin  nous  coucher. 


III 


Le  lendemain  18  décembre,  je  m'éveillai 
vers  six  heures  du  malin.  Il  faisait  im  froid  ter- 
rible; ma  petite  fenêtre  était  comme  couverte 
d'nu  drap  de  givre. 

J'avais  eu  soin,  la  veille,  de  déployer  au  dos 
d'une  chaise  mon  habit  bleu  de  ciel  à  queue  de 
iDorue,  mon  pantalon,  mon  gilet  en  poil  de 
(lièvre,  une  chemise  blanche  et  ma  belle  cra- 
vate de  soie  noire.  Tout  était  prêt;  mes  bas  et 
mes  Fouliers  bien  cirés  se  trouvaient  au  pied  du 
lit;  je  n'avais  qu'à  m'habiller,  et,  malgré  cela, 
le  froid  que  je  sentais  à  la  figure,  la  vue  de  ces 
vitres  ^t  le  grand  silence  du  dehors  me  don- 
n<»ient  le  frisson  d'avance.  Si  ce  n'avait  pas  été 
la  fête  de  Catherine  »  je  serais  resté  là  jusqu'à 
midi;  mais  tout  à  coup  celte  idée  me  fit  sauter 


du  lit  et  courir  bien  vite  au  grand  joêle  do 
faïence,  où  restaient  presque  toujours  quelques 
braises  de  la  veille  au  soir,  dans  les  cendres. 
J'en  trouvai  deux  ou  trois,  je  me  dépêchai  de 
los  rassembler  et  de  mettre  dessus  du  petit  bois 
et  doux  grosses  bûches  ,  après  quoi  je  courus 
me  renfoncer  dans  mon  lit. 

M.  Goulden,  sous  ses  grands  rideaux,  la  cou- 
verture tirée  sur  le  nez  et  le  bonnet  de  coton 
sur  les  yeux,  était  éveillé  depuis  un  instant  ;  il 
m'entendit  et  me  cria  : 

•  Joseph,  il  n'a  jamais  fait  un  froid  pareil 
depuis  quarante  ans...  je  sens  ça...  Quel  hiver 
nous  allons  avoir  !  • 

Moi ,  je  ne  lui  répondais  pas;  je  regardais  de 
loin  si  le  feu  s'allumait  :  les  braises  p'^'^iaient 
bien;  on  entendait  le  fourneau  tir",,  et  d'un 
seul  coup  tout  s'alluma.  Le  bruit  de  la  flamme 
vous  réjouissait;  mais  il  fallut  plus  d'une  bonne 
demi-heure  pour  sentir  un  peu  l'air  tiède. 

Enfin  je  me  levai,  je  mliabillai.  M.  Goulden 
parlait  toujours;  moi,  je  ne  pensais  qu'à  Cathe- 
rine. Et  comme  j'avais  fini  vers  huit  heures, 
j'allais  sortir,  lorsque  M.  Goulden,  qui  me  re- 
gardait aller  et  venir,  s'écria  : 

'  Joseph  ,  à  quoi  penses-tu  donc ,  malheu- 
reux? Est-ce  avec  ce  petit  habit  que  tu  veux 
aller  aux  Quatre- Vents?  Mais  tu  serais  mort  à 
moitié  chemin.  Entre  dans  mon  cabinet ,  lu 
prendras  le  grand  manteau,  les  moufles  et  les 
souliers  à  double  semelle  garnis  de  flanelle.  • 

Je  me  trouvais  si  beau,  que  je  réfléchis  s'il 
fallait  suivre  son  conseil,  et  lui,  voyant  ça,  dit: 

«  Ecoute,  on  a  trouvé  hier  im  homme  gelé 
sur  la  côte  de  Wéchem;  le  docteur  Steinbren- 
ner  a  dit  qu'il  résonnait  comme  un  morceau 
de  bois  sec,  quand  on  tapait  dessus.  C'était  un 
soldat;  il  avait  quitté  le  village  entre  six  et 
sept  heures,  à  huit  heures  on  Ta  ramassé  ;  aiiitfi 
ça  va  vite.  Si  tu  veux  avoir  le  nez  et  les  oreilles- 
gelées,  tu  n'as  qu'à  sortir  comme  cela.  » 

Je  vis  bien  alors  qu'il  avait  raison;  je  mis 
ses  gros  souliers,  je  passai  le  cordon  des  mou- 
fles sur  mes  épaules,  et  je  jetai  le  manteau  par- 
dessus. C'est  ainsi  que  je  sortis,  après  avoir  re- 
mercié M.  Goulden,  qui  m'avertit  de  ne  pas 
rentrer  trop  tard,  parce  que  le  froid  augnient:^ 
à  la  nuit,  et  qu'une  grande  quantité  de  loups 
devsiont  avoir   passé  le  Rhin  sur  la  glace. 

Je  n'étais  pas  encore  devant  l'église,  que  j'a- 
vais déjà  relevé  le  collet  de  peau  de  renard  du 
manteau,  pour  sauver  mes  oreilles.  Le  froid 
était  si  vif ,  qu'on  sentait  comme  des  aiguilles 
dans  l'air,  et  qu'on  se  recoquillait  malgré  soi 
jusqu'à  la  plante  des  pieds. 

Sous  la  porte  d'Allemagne,  j'aperçus  le  sol- 
dat de  garde,  dans  son  grand  manteau  gris,  re- 
culé comme  un  saint  au  fond  de  sa  niche;  il 


UISTOIKE  D'UN  CONSCRIT    DE  1813. 


n 


serraîtle  îuail  avec  sa  manche,  pour  n^avoir  y-dé 
les  doigts  gelés  contre  le  fer,  deux  glaçons 
pendaient  à  ses  moustaches.  Personne  n^élait 
su'^  \e  pont,  ni  devant  l'octroi.  Un  peu  plus 
loin,  hors  de  Tavancée,  je  vis  trois  voitures  au 
milien  de  la  route,  avec  leurs  grandes  bâches 
serrées  comme  des  bourriches,  elles  étince- 
laient  de  givVe  ;  on  les  avait  dételées  et  aban- 
données. Tout  semblait  mort  au  loin,  tous  les 
êtres  se  cachaient,  se  blottissaient  dans  quel- 
que trou;  on  n'entendait  que  la  glace  crier 
sous  vos  pieds. 

En  courant  à  côté  du  cimetière,  dont  les 
croix  et  les  tombes  reluisaient  au  milieu  de  la 
neige,  je  me  dis  en  moi-même  :  «  Ceux  qui 
dorment  là  n'ont  plus  froid  !  •  Je  senrais  le  man- 
teau contre  ma  poitrine  et  je  cachais  mon  nez 
dans  la  fourrure,  remerciant  M.  Goulden  de  la 
bonne  idée  qu'il  avait  eue.  J'enfonçais  aussi 
mes  mains  dans  les  moufies  jusqu'aux  coudes, 
et  je  galopais  dans  cette  grande  tranchée  à 
perte  de  vue ,  que  les  soldats  avaient  faite  de- 
puis la  ville  jusqu'aux  Quatre-Venls.  C'étaient 
des  murs  de  glace;  en  quelques  endroits  ba- 
layés par  la  bise,  on  voyait  le  ravin  du  fond  de 
Piquet,  la  forêt  du  bols  de  chênes  et  la  monta- 
gne bleuâtre ,  comme  rapprochés  de  vous  à 
cause  de  la  clarté  de  Tair.  On  n'entendait  plus 
aboyer  les  chiens  de  ferme ,  il  faisait  aussi  trop 
froid  i>our  eux. 

Malgré  tout,  la  pensée  de  Catherine  me  ré- 
chaufîait  le  cœur,  et  bientôt  je  découvris  les 
premières  maisons  des  Quatre-Yents.  Les  che- 
minées et  les  toits  de  chaume,  à  droite  et  à  gau- 
che de  la  route,  dépassaient  à  peine  les  monta- 
gnes de  neige,  et  les  gens,  tout  le  long  des 
murs,  jusqu'au  bout  du  village ,  avaient  fait 
une  tranchée  pour  aller  les  uns  chez  les  autres. 
Mais  ce  jour-là,  chaque  famille  se  tenait  autour 
de  son  être,  et  Ton  voyait  les  petites  vitres 
rondes  comme  piquées  d  un  point  rouge,  à  cause 
du  grand  feu  de  Tintérieur.  Devant  chaque 
poi-te  se  trouvait  une  botte  de  paille,  jwur  em- 
pêcher le  froid  de  passer  dessous. 

  la  cinquième  porte  à  droite,  je  m'arrêtai 
pour  ôter  mes  moufles ,  puis  j'ouvris  et  je  re- 
fermai bien  vite;  c*ètait  la  maison  de  ma  tante 
Grëdei  Bauer,  la  veuve  de  Hathias  Bauer  et  la 
raère  de  Catherine. 

Comme  j'entrais  grelottant  et  que  la  tante 
Grédel ,  assise  devant  Tâtre,  tournait  sa  tête 
grise,  tout  étonnée  à  cause  de  mon  grand  col- 
let de  renard,  Catherine,  habillée  en  dimanche, 
avec  un€'J)elle  jupe  de  rayage^  le  mouchoir  à 
longues  franges  en  croix  autour  du  sein,  le  cor- 
don du  tablier  rouge  serré  à  sa  taille  très- 
mince  ,  un  joli  bonnet  de  soie  bleue  à  bandes 
de  velours  noir  renfermant  sa  figure  rose  et 


blonde,  les  yeux  doux  et  le  nez  un  peu  relevé. 
Catherine  s'écria  :  «  C'est  Joseph  !  » 

Et  sans  regarder  deux  fois  elle  accourut 
m'embrasser  en  disant  :  » 

•  Je  savais  bien  (pie  le  froid  ne  t'empêcherait 
pas  de  venir.  • 

J'étais  tellement  heureux  que  je  ne  pouvais 
parler  !  J'ôtai  mon  manteau  que  je  pendis  au 
mur  avec  les  moufles  ;  j*ôtai  pareillement  les 
gros  souliers  de  M.  Goulden  ,  et  je  sentis  que 
j'étais  tout  pâle  de  bonheur. 

J'aurais  voulu  trouver  quelque  chose  d'a- 
gréable, mais  comme  cela  ne  venait  pas,  tout 
à  coup  je  dis  : 

«Tiens,  Catherine,  voici  quelque  chose  pour 
ta  fêle  ;  mais  d'abord  il  faut  que  tu  m'embrasses 
encore  une  fois  avant  d'ouvrir  la  boite.  * 

Elle  me  tendit  ses  bonnes  joues  roses  et  puis 
s'approcha  de  la  table  ;  la  tante  Grédel  vint  jaussi 
voir.  Catherine  délia  le  cordon  et  ouvrit.  Moi 
j'étais  derrière ,  et  mon  cœur  sautait ,  sautait , 
j'avais  peur  en  ce  moment  que  la  montre  ne  fût 
pas  assez  belle.  Mais  au  bout  d'un  instant,  Catht*- 
rine,  joignant  les  mains,  soupira  tout  J^as  : 

•  Oh  I  mon  Dieu  I  que  c'est  beau  1 . ..  C'est  une 
montre. 

—  Oui ,  dit  la  tante  Grédel ,  ça  ,  c^est  tout  à 
fait  beau;  je  n'ai  jamais  vu  de  montre  aussi 
belle...  On  dirait  de  l'argent. 

—  Mais  c'est  de  l'argent,  •  fit  Catherine  en 
se  retournant  et  me  regardant  pour  savoir. 

Alors  je  dis  : 

■  Est-ce  que  vous  croyez,  tante  Grédel,  que 
je  serais  capable  de  donner  une  montre  en 
cuivre  argenté  à  celle  que  j'aime  plus  que  ma 
propre  vie?  Si  j'en  étais  capable,  je  me  mépri- 
serais comme  la  boue  de  mes  souliers.  • 

Catherine,  entendant  cela,  me  mit  ses  deux 
bras  autour  du  cou,  et,  comme  nous  étiors 
ainsi,  je  pensai  :  «  Voilà  le  plus  beau  jour  do 
ma  vie  I  ■ 

Je  ne  pouvais  plus  la  lâcher;  la  tante  Grédel 
demandait  : 

t  Qu'est-ce  qu'il  y  a  donc  de  peint  sur  le 
veri'e?  • 

Mais  je  n'avais  plus  la  force  de  répondre,  cl 
seulement  à  la  fin,  nous  étant  assis  l'un  à  côté 
de  Tautre,  je  pris  la  montre  et  je  dis  : 

•  Cette  peinture,  tante  Grédel,  représente 
deux  amoureux  qui  s'aiment  plus  qu'on  ne 
peut  dire  :  Joseph  Bertha  et  Catherine  Bauer; 
Joseph  offre  un  bouquet  de  roses  à  son  amou- 
reuse, qui  étend  la  main  pour  le  prendre.  » 

Quand  la  tante  Grédel  eut  bien  vu  la  montre, 

elle  dit  : 

«  Viens  que  je  t'embrasse  aussi ,  Joseph  ;  je 
vois  bien  qu'il  t'a  fallu  beaucoup  économiser 
'  et  travailler  pour  cette  montre,  et  je  pense  que 


12 


ROMANS   NATIONAUX. 


c'est  très-beau....  que  tu  es  un  bon  ouvrier  et 
que  tu  nous  fais  honneur.  • 

Je  Tembrassai  dans  la  joie  de  mon  âme,  et 
depuis  ce  moment  jusqu'à  midi,  je  ne  lâchai 
plus  la  main  de  Catherine  :  nous  étions  heureux 
en  nous  regardant. 

La  tante  Grédel  allait  et  venait 'autour  de 
râtre  pour  apprêter  un  pfainkougen,  avec  des 
pruneaux  secs  et  des  kUciUen  trempés  dans  du 
vin  à  la  cannelle,  et  d'autres  bonnes  choses  ; 
mais  nous  n^  faisions  pas  attention,  et  ce  n'est 
qu'au  moment  où  la  tante,  après  avoir  mis  son 
casaquin  rouge  et  ses  sabots  noirs,  s'écria  toute 
contente  :  •  Allons,  mes  enfants,  à  table  I  •  que 
nous  vîmes  la  belle  nappe,  la  grande  soupière, 
la  cruche  de  vin  et  le  pfankougm  bien  rond, 
bien  doré,  sur  une  large  assiette  au  milieu. 
Gela  nous  réjouit  la  vue,  et  Catherine  dit  : 

«  Assieds-toi  là,  Joseph,  contre  la  fenêtre,  que 
je  te  voie  bien.  Seulement  il  faut  que  tu  m'arran- 
ges la  montre,  car  je  ne  sais  pas  où  la  mettre.  » 

Je  lui  passai  la  chaîne  autour  du  cou,  puis, 
nous  étant  assis,  nous  mangeâmes  de  bon  ap- 
pétit. Dehors,  on  n'entendait  rien  ;  le  feu  pé- 
tillait sur  l'âtre.  Il  faisait  bien  bon  dans  cette 
grande  cuisine,  et  le  chat  gris,  un  peu  sauvage, 
nous  regardait  de  loin,  à  travers  la  balustrade 
(le  l'escalier  au  fond,  sans  oser  descendre. 

Catherine,  après  le  dîner,  chanta  l'air  :  Der 
Uebcr  Gott.  Elle  avait  une  voix  douce  qui  s'éle- 
vait jusqu'au  ciel.  Moi  je  chantais  tout  bas, 
seulement  pour  la  soutenir.  La  tante  Grédel, 
qui  ne  pouvait  jamais  rester  sans  rien  faire, 
même  les  dimanches,  s'était  mise  à  filer;  le 
bourdonnement  du  rouet  remplissait  les  si- 
lences, et  nous  étions  tout  attendris.  Quand  un 
air  était  fini,  nous  en  commencions  un  autre. 
A  trois  heures,  la  tante  nous  servit  les  kûchlen 
à  la  cannelle;  nous  y  mordions  ensemble,  en 
riant  comme  des  bienheureux,  et  la  tante  quel- 
quefois s'écriait  : 

«  Allons,  allons,  est-ce  qu'on  ne  dirait  pas 
de  véritables  enfants?  » 

Elle  avait  l'air  de  se  fâcher,  mais  on  voyait 
bien  à  ses  yeux  plissés  qu'elle  riait  au  fond  de 
son  cœur. 

Cela  dura  jusqu'à  quatre  heures  du  soir. 
Alors  la  nuit  commençait  à  venir,  l'ombre  en- 
trait par  les  petites  fenêtres,  et,  songeant  qull 
faudrait  bientôt  nous  quitter,  nous  nous  assî- 
mes tiistement  près  de  l'âtre  où  dansait  la 
Hammo  rouge* Catherine  me  serrait  la  main; 
moi,  le  front  penché,  j'aurais  donné  ma  vie 
pour  rester.  Cela  durait  depuisune  bonne  demi- 
heui'e,  lorsque  la  tante  Grédel  s'écria  : 

•  Joseph....  écoute....  il  est  temps  que  tu 
partes*,  la  lune  ne  se  lève  pas  avant  minuit,  il 
iTh  %îre  bientôt  noir  dehors  comme  dans  un 


four,  et  par  ces  grands  froids  un  malheur  est 
si  vite  arrivé....  » 

Ces  paroles  me  portaient  un  coup,  et  je  sen- 
tais que  Catherine  me  retenait  la  main ,  mais  la 
tante  Grédel  avait  plus  de  raison  que  nous. 

I  C'est  assez,  dit-elle  en  se  levant  et  décro- 
chant le  manteau  du  mur;  tu  reviendras  di- 
manche. •  • 

II  fallut  bien  remettre  les  gros  souliers,  les 
moufles  et  le  manteau  de  M.  Goulden. 

J'aurais  voulu  faire  durer  cela  cent  ans; 
malheureusement^  la  tante  m'aidait.  Quand 
j'eus  le  grand  collet  dressé  contre  les  oreilles, 
elle  me  dit  : 

t  Embrassons-nous,  Joseph.  » 

Je  Tembrassai  d'abord,  ensuite  Catherine, 
qui  ne  disait  plus  rien.  Après  cela,  j'ouvris  la 
porte,  et  le  froid  terrible  entrant  tout  à  coup 
m'avertit  qu'il  ne  fallait  pas  attendre. 

«  Dépêche-toi^  me  dit  la  tante.  . 

—  Bonsoir,  Joseph,  bonsoir  I  me  criait  Ca 
therine;  n'oublie  pas  de  venir  dimanche.  » 

Je  me  retournai  pour  agiter  la  main,  puis  je 
me  mis  à  courir  sans  lever  la  tête,  car  le  froid 
était  tel  que  mes  yeux  en  pleuraient  derricro 
les  grands  poils  du  collet. 

J'allais  ainsi  depuis  vingt  minutes,  osant  à 
peine  respirer,  quand  une  voix  enrouée,  une 
voix  d'ivrogne,  me  cria  de  loin  :  «  Qui  vive  !  » 

Alors  je  regardai  dans  la  nuit  grisâtre,  et  jo 
vis,  à  cinquante  pas  devant  moi,  le  colporteur 
Pinacle,  avec  sa  grande  hotte,  son  bonnet  de 
loutre,  ses  gants  de  laine  et  son  bâton  à  point 
de  fer.  La  lanterne  pendue  à  la  bretelle  de  la 
hotte  éclairait  sa  figure  avinée,  son  menton 
hérissé  de  poils  jaunes,  et  son  gros  nez  on 
forme  d'éteignoir  ;  il  écarqnillait  ses  petits  yeu.\ 
comme  im  loup,  en  répétant  :  t  Qui  vive?  » 

Ce  Pinacle  élait  le  plus  grand  gueux  du  pays; 
il  avait  même  eu.  Tannée  précédente,  une  mau 
vaise  affaire  avec  M. Goulden,  qui  lui  réclamait 
le  prix  d'une  montre  qu'il  s'était  chargé  de  re- 
mettre à  M.  Anstett,  le  curé  de  Homert,  et  dont 
il  avait  mis  l'argent  en  poche,  disant  me  l'avoir 
payée  à  moi.  Mais,  quoique  ce  chenapan  eût 
levé  la  main  devant  le  juge  de  paix,  M.  Goulden 
savait  bien  le  contraire,  puisque,  ce  jour-là,  ni 
lui  ni  moi  n*étions  sortis  de  la  maison.  £n 
outre,  ce  Pinacle  ayant  voulu  danser  avec 
Catherine  à  la  fête»  des  Quatre-Vents,  elle  avait 
refusé,  parce  qu'elle  connaissait  l'histoire  de  la 
montre,  et  que,  d'ailleurs,  elle  restait  toujoim 
à  mon  bras. 

Ce  gueux,  très-méchant,  m'en  voulait  donc, 
et  de  le  voir  là,  tout  à  coup,  au  milieu  de  la 
route,  loin  de  la  ville  et  de  tout  secouis,  avec 
son  bâton  de  cormier  garni  d'une  pointe  en 
fer,  cela  ne  me  réjouissait  pas  beaucoup.  Heu- 


reuseuient,  le  petit  sentier  qui  tourne  autour 
du  cimetière  était  à  ma  gauche^  et,  sans  ré- 
pondre, je  me  dépéchai  d'y  courir,  ayant  de  la 
neige  presque  jusqu'au  ventre. 

Alors  lui^  devinant  qui  j'étais,  s'écria  furieux  : 

«  Ah!  ah!  c'est  le  petit  boiteux....  Halte!... 
halte  !...  il  faut  que  je  te  souhaite  le  bonsoir. 
Tu  viens  de  chez  Catherine,  voleur  de  montre  1  • 

Moi  je  sautais  comme  un  lièvre  par-dessus 
les  tas  de  neige.  11  essaya  d'abord  de  me  sui- 
vre, mais  sa  hotte  le  gênait;  c'est  pourquoi, 
voyant  que  je  gagnais  du  terrain,  il  mit  ses 
deux  mains  autour  de  sa  bouche,  en  criant  : 

«  C'est  égal,  boiteux,  c'est  égal....  tu  auras 
ton  compte  tout  de  même  :  la  conscription  ap- 
proche.... la  grande  conscription  des  borgnes^ 
des  boiteux  et  des  bossus...".  Tu  partiras....  tu 
resteras  là-bas  avec  tous  les  autres....  • 

En  même  temps  il  reprit  son  chemin  en  riant 
comme  un  ivrogne  qu'il  était,  et  moi,  n'ayant 
presque  plus  la  force  de  respirer,  je  gagnai  la 
route,  à  rentrée  des  glacis,  remerciant  le  ciel 
d'avoir  trouvé  la  petite  allée  si  près  de  moi  ; 
car  ce  Pinacle,  bien  connu  pour  tirer  son  cou- 
teau chaque  fois  qu'il  se  battait,  aurait  pu  me 
donner  un  mauvais  coup. 

Malgré  le  mouvement  que  je  venais  de  me 
donner,  j'avais  l'onglée  sous  mes  grosses  se- 
melles, et  je  me  remis  à  courir. 

Cette  nuit-là,  l'eau  gela  dans  les  citernes  de 
Phalsbourg  et  le  vin  dans  les  caves,  ce  qui  ne 
s'était  pas  vu  depuis  soixante  ans. 

A  Tavancée,  au  premier  pont  et  jsous  la  porte 
d'Allomagce,  le  silence  me  parut  encore  plus 
grand  que  le  matin,  la  nuit  lui  donnait  quel- 
que chose  de  terrible.  Quelques  étoilesbrillaient 
entre  les  grands  nuages  blancs  qui  se  dépliaient 
au-dessus  de  la  ville.  Tout  le  long  de  la  rue, 
je  ne  rencontrai  pas  une  âme,  et  quand  j'ar- 
rivai dans  notre  allée  en  bas,  après  avoir  re- 
fermé la  porte,  il  me  semblait  qu'il  y  faisait 
chaud;  pourtant  la  petite  rigole  de  la  cour  qui 
longe  le  mur  était  gelée.  J'attendis  ime  se- 
conde pour  reprendre  haleine,  puis  je  montai 
dans  l'ombre,  la  main  sur  la  rampe. 

En  ouvrant  la  chambre ,  la  bonne  chaleur 
du  poêle  me  réjouit.  M.  Goulden  était  assis  de- 
vant le  feu,  dans  le  fauteuil,  son  bonnet  de 
soie  noire  tiré  sur  la  nuque  et  les  mains  sur 
les  genoux. 

«  C'est  toi,  Joseph?  me  dit-il  sans  se  retour- 
ner. 

—Oui,  monsieur  Goulden,  lui  répondis-je; 
il  fait  bon  ici.  Quel  froid  dehors  !  Nous  n'avons 
jamais  eu  un  hiver  pareil. 


—Non,  fit-il  d'un  ton  grave,  non,  c'est  un 
hiver  dont  on  se  souviendra  longtemps.  • 

Alors  j'entrai  dans  le  cabinet  pour  remettre 
le  manteau,  les  moufles  et  les  souliers  à  leur 
place. 

Je  pensais  lui  raconter  ma  rencontre  avec 
Pinacle,  quand,  en  rentrant,  il  me  demanda  : 

«  Tu  t'es  bien  amusé,  Joseph^ 

—Oh  oui  I  la  tante  Grédel  et  Catherine  m'ont 
fait  des  compliments  pour  vous. 

—Allons,  tant  mieux!  tant  mieux  !  dit-il,  les 
jeunes  ont  raison  de  s'amuser  ;  car,  quand  on 
devient  vieux,  à  force  d'avoir  soufTert,  d'avoir 
vu  des  injustices,  de  l'égoïsme  et  des  malheurs, 
tout  est  gâté  d'avance.  • 

Il  se  disait  ces  choses  à  lui-même,  en  regar- 
dant la  flamme.  Je  ne  l'avais  jamais  vu  si  triste, 
et  je  lui  demandai  : 

«  Est-ce  que  vous  êtes  malade,  monsieur 
Goulden?  » 

Mais  lui,  sans  me  répondre,  murmura  : 

«  Oui,  oui,  voilà  les  grandes  nations  mili- 
taires... voilà  la  gloire  1  » 

Il  hochait  la  tête  et  s'était  courbé  tout  rêveur, 
ses  gros  sourcils  gris  froncés. 

Je  ne  savais  que  penser  de  tout  cela,  lorsque, 
se  redressant,  il  me  dit  : 

«  Dans  ce  moment,  Joseph,  il  y  a  quatre  cent 
mille  familles  qui  pleurent  en  France  :  notre 
Grande- Armée  a  péri  dans  les  glaces  de  Russie; 
tous  ces  hommes  jeunes  et  vigoureux,  que  nous 
avons  vus  passer  durant  deux  mois,  sont  en- 
terrés dans  la  neige.  La  nouvelle  est  arrivée 
cette  après-midi.  Quand  on  pense  à  cela,  c'est 
épouvantable!  • 

Moi,  je  me  taisais;  ce  que  je  voyais  de  plus 
clair,  c'est  que  nous  allions  bientôt  avoir  une 
nouvelle  conscription,  comme  après  toutes  les 
campagnes,  et  que  cette  fois  les  boiteux  pour- 
raient bien  en  être.  Cela  me  rendait  tout  pâle, 
et  la  prédiction  de  Pinacle  me  faisait  dresser  les 
cheveux  sur  la  tête. 

t  Va-t'en,  Joseph,  couche-toi  tranquillement, 
me  dit  le  père  Goulden  ;  moi  je  n'ai  pas  som- 
meil, je  vais  rester  là...  tout  cela  me  boulverse. 
Tu  n'as  rien  remarqué  en  ville? 

— ^Non,  monsieur  Goulden.  • 

rentrai  dans  ma  chambre  et  je  me  couchai. 
Longtemps  je  ne  pus  fermer  l'œil,  rêvant  à  la 
conscription,  à  Catherine,  à  tous  ces  milliers 
d'hommes  enterrés  dans  la  neige,  et  me  disant 
que  je  ferais  bien  de  me  sauver  en  Suisse. 

Vers  trois  heures,  j'entendis  M.  Goulden  se 
coucher  à  son  tour.  Qeulques  instants  après? 
je  m'endormis  à  la  grâce  dé  Dieu. 


IV 


Lorsque  j'entrai  le  lendemain,  vers  sept  heu- 
res, dans  la  chambre  de  M.  Goulden  pour  me 
remettre  à  l'ouvrage,  il  était  encore  au  lit  et 
tout  abattu. 

«  Joseph,  me  dit-il,  je  ne  suis  pas  bien,  toutes 
ces  terribles  histoires  m'ont  rendu  malade;  je 
n'ai  pas  dormi. 

— ^Est-ce  qu'il  faut  vous  faire  du  thé?  lui  de- 
mandai-je. 

— Non,  mon  enfant,  non,  c'est  inutile  ;  ar- 
range seulement  un  peu  le  feu,  je  me  lèverai 
plus  tard.  Mais,  à  cette  heure,  il  faudrait  aller 
régler  les  horloges  en  ville,  nous  sommes  au 
lundi  ;  je  ne  peux  pas  y  aller,  car  de  voir  tant 
d'honnêtes  gens  dans  une  désolation  pareille, 
des  gens  que  je  connais  depuis  trente  ans,  cela 
me  rendrait  tout  à  fait  malheureux.  Ecoute , 
Joseph,  prends  les  clefs  pendues  derrière  la 
porte,  et  vas-y;  cela  vaudra  mieux.  Moi,  je 
vais  tâcher  de  me  remettre,  de  dormir  un 
peu...  Si  je  pouvais  dormir  ime  heure  ou  deux, 
cela  me  ferait  du  bien> 

— C'est  bon,  monsieur  Goulden,  lui  dis-je,  je 
pars  tout  de  suite.  » 

Après  avoir  mis  du  bois  au  fourneau,  je  pris 
le  manteau  et  les  moufles,  je  tirai  les  rideaux 
du  lit  de  M.  Goulden,  et  je  sortis,  le  trousseau 
do  clefs  dans  ma  poche.  L'indisposition  du  père 
Melchior  me  chagrinait  bien  un  peu,  mais  une 
idée  me  consolait;  je  me  disais  en  moi-même  : 
«  Tu  vas  grimper  sur  le  clocher  de  la  ville,  et 
tu  verras  de  là-haut  la  maison  de  Catherine  et 
de  la  tante  Grédel.  •  En  songeant  à  cela  j'arri- 
vai chez  le  sonneur  de  cloches  Brainstein,  qui 
demeurait  au  coin  de  la  petite  place,  dans  une 
vieille  baraque  décrépite;  ses  deux  garçons 
étaient  tisserands,  et  dans  ce  vieux  nid  on  en- 
tendait grincer  les  métiers  et  siffler  les  navet- 
tes du  matin  au  soir.  La  grand'mère,  tellement 
vieille  qu'on  ne  voyait  plus  ses  yeux,  dormait 
dans  un  antique  fauteuil,  au  haut  duquel  per- 
chait \me  pie.  Le  père  Brainstein,  quand  il 
n'avait  pas  à  sonner  les  cloches  pour  un  bap- 
tême, un  enterrement  ou  un  mariage,  lisait 
dans  son  almanach,  derrière  les  petites  vitres 
rondes  de  la  croisée. 

A  côté  de  leur  baraque  était  une  cabine,  sous 
le  toit  de  la  vieille  halle,  où  trave.iiiait  le  save- 
tier Koniam,  et  plus  ioin  se  trouvait  Tétalago 
des  bouchers  et  des  fruitières. 

J'arrivai  donc  chez  les  Brainstein;  et  le  vieux 
ei)  xue  voyant  se  leva,  disant  : 


■  C'est  vous,  monsieur  Joseph? 

— Oui,  père  Brainstein,  je  viens  à  la  place  de 
M.  Goulden,  qui  n'est  pas  bien. 

— Ah!  bon...  bon...  c'est  la  même  chose.  » 

Il  mit  son  vieux  tricot  et  son  gros  bonnet  de 
laine,  en  chassant  le  chat  qui  dormait  dessus  ; 
puis  il  prit  la  grosse  clef  du  clocher  dans  un 
tiroir,  et  nous  sortîmes,  moi,  bienheureux  de 
me  trouver  au  grand  air,  malgré  le  froid,  car 
dans  ce  trou  tout  était  gris  de  vapeur,  et  l'on 
avait  autant  de  peine  à  respirer  que  dans  une 
marmite;  je  n'ai  jamais  compris  comment  ces 
gens  pouvaient  vivre  de  la  sorte. 

Enfin  nous  remontâmes  la  rue,  et  le  père 
Brainstein  me  dit  : 

•  Vous  connaissez  le  grand  malheur  de  la 
Russie,  monsieur  Joseph? 

— Oui,  père  Brainstein;  c'est  terrible! 

—Ah  !  fit-il,  bien  sûr  !  Mais  ça  rapportera 
beaucoup  de  messes  à  Tègliso  ;  car,  voyez-vous, 
tout  le  monde  voudra  faire  dire  des  messes 
pour  ses  enfants,  d'autant  plus  qu'ils  sont  morts 
dans  un  pays  de  païens. 

— Sans  doute,  sans  doute,  »  lui  dis-je. 

Nous  traversions  alors  la  place,  et  devant  la 
maison  commune ,  en  face  du  corps  de  garde, 
stationnaient  déjà  plusieurs  personnes,  des 
paysans  et  des  gens  de  la  ville,  qui  lisaient  une 
affiche.  Nous  montâmes  le  perron  et  nous  en- 
trâmes dans  Téglise,  où  plus  de  vingt  femmes, 
jeunes  et  vieilles,  étaient  à  genoux  sur  le  pavé, 
malgré  le  froid  épouvantable. 

■  Voyez-vous,  fit  Brainstein,  qu'est-ce  que  je 
vous  disais?  Elles  viennentdéjàprier,et  je  suis 
sûr  que  la  moitié  sont  là  depuis  cinq  heures.  » 

Il  ouvrit  la  petite  porte  de  la  tour  par  où  Von 
monte  aux  orgues,  et  nous  nous  mimes  à  grim- 
per dans  les  ténèbres.  Une  fois  dans  les  orgues, 
nous  primes  à  gauche  du  soufflet,  et  nous  mon- 
tâmes jusqu'aux  cloches. 

Je  fus  bien  contçnt  de  revoir  le  ciel  bleu  et 
de  respirer  le  grand  air,  car  la  mauvaise  odeur 
des  chauves-souris  qui  vivent  dans  ces  boyaux 
vous  étouffait  presque.  Mais  quel  froid  épou- 
vantable dans  cette  cage  ouverte  à  tous  le.^ 
vents,  et  quelle  lumière  éblouissante  par  ces 
temps  de  neige  ,  où  la  vue  s'étendait  sur  vini'i 
lieues  de  pays!  Toute  la  petite  ville  de  Phals- 
bourg,  avec  ses  six  bastions,  ses  trois  demî-lu- 
nés,  ses  deux  avancées,  ses  casernes,  ses  pou- 
drières, ses  ponts,  ses  glacis  et  ses  rompants, 
sa  grande  place  d'armes  et  ses  petites  maisons 


X 


HISTOIRE  D'UN   CONSCRIT  DE   1813. 


1  j 


bien  alignées,  se  dessinait  là  comme  sur  un  pa- 
pier blanc.  On  -voyait  jusqu'au  fond  des  cours, 
et  moi  qui  n* étais  pas  encore  habitué  à  cela,  je 
me  tenais  bien  au  milieu  dé  la  plate-forme,  de 
peur  d'avoir  l'idée  de  m'envoler,  comme  on  le 
raconte  de  certaines  gens  qui  deviennent  fous 
par  les  grandes  hauteurs.  Je  n'osais  m'appro- 
cher  de  Thorloge,  dont  le  cadran  est  peint  der- 
rière avec  ses  aiguilles,  et  si  Brainstein  ne  m'a- 
vait pas  donné  l'exemple ,  je  serais  resté  là, 
cramponné  à  la  poutre  des -cloches  ;  mais  il  me 
dit: 

■  Venez,  monsieur  Joseph,  et  regardez;  est-ce 
que  c'est  l'heure  ?  » 

Alors  je  sortis  la  grosse  montre  de  M.  Goul- 
den  ,  qui  marquait  les  secondes ,  et  Je  vis  qu'il 
y  avait  beaucoup  de  retard.  Brainstein  m'aidait 
à  tirer  les  poids,  et  nous  réglâmes  aussi  les 
touches. 

•  L'horloge  est  toujours  en  retard  les  hivers, 
dit-il,  à  cause  du  fer  qui  travaille.  • 

Après  m'être  un  peu  familiarisé  avec  ces 
choses,  je  me  mis  à  regarder  les  environs  :  les 
Baraques  du  bois  de  chênes ,  les  Baraques  d'en 
haut,  le  Bigelberg,  et  finalement  je  reconnus 
les  Quatre- Vents  sur  la  côte  en  face,  et  la  mai- 
son de  la  tante  Grédel.  Justement  la  cheminée 
fumait  comme  un  fil  bleu  qui  monte  au  ciel.  Et 
je  revis  la  cuisine  :  je  me  représentai  Catherine 
en  sabots  et  petite  jupe  de  laine,  filant  au  coin 
de  râtre ,  en  pensant  à  moi  !  J'étais  tellement 
attendri ,  que  je  ne  sentais  plus  le  froid  ;  je  ne 
pouvais  pas  détacher  mes  yeux  de  cette  che- 
minée. 

Le  père  Brainstein ,  qui  ne  savait  ce  que  je 
regardais,  dit  : 

•  Oui...  oui,  monsieur  Joseph ,  maintenant, 
malgré  la  neige,  tous  les  chemins  sont  couverts 
de  monde;  la  grande  nouvelle  s'est  déjà  répan- 
due, et  chacun  arrive  pour  savoir  au  juste  son 
malheur.  » 

Je  vis  qu'il  avait  raison  :  tous  les  chemins, 
tous  les  sentiers  étaient  couverts  de  gens  qui 
venaient  en  ville  ;  et,  regardant  siur  la  place, 
j'aperçus  la  foule  qui  grossissait  devant  le  corps 
de  garde  de  la  mairie  et  devant  la  poste  aux 
lettres.  On  entendait  comme  de  grandes  ru- 
meurs. 

Enfin,  après  avoir  regardé  de  nouveau  la  mai- 
son de  Catherine^  il  fallut  bien  descendre,  et 
nous  nous  mimes  à  tourner  dans  l'escalier 
sombre,  comme  dans  un  puits.  Une  fois  dans 
l'orgue,  nous  vîmes  du  balcon  que  la  foule 
avait  aussi  beaucoup  grossi  dans  l'église  :  tou- 
tes les  mères,  toutes  les  sœurs,  toutes  les  vieilles 
grand'mères ,  les  riches  et  les  pauvres,  étaient 
à  genoux  dans  les  bancs,  au  milieu  du  plus 
grand  silence .  t^H^B  priaient  pour  ceux  de  là- 


bas...  offrant  tout  pour  les  revoir  encore  une 
fois! 

D'abord  je  ne  compris  pas  bien  cela,  mais 
tout  à  coup  la  pensée  me  vint  que,  si  j'étais 
parti  l'année  d'avant ,  Catherine  serait  aussi  là 
pour  prier  et  me  redemander  à  Dieu  ;  cela  me 
traversa  le  cœur,  je  sentis  tout  mon  corps  gre- 
lotter. 

«  Allons-nous-en  ,  allons- nous-en  I  dis-je  à 
Brainstein;  c'est  épouvantable! 

—  Quoi?  fit-il. 

—  La  guerre.  • 

Nous  descendions  alors  l'escalier  sous  la 
grande  porte,  et  je  traversai  la  place  pour  aller 
chez  M.  le  commandant  Meunier,  pendant  que 
Brainstein  reprenait  le  chemin  de  sa  maison. 

Au  coin  de  l'Hôtel  de  ville,  je  vis  un  specta- 
cle que  je  me  rappellerai  toute  ma  vie.  C'est  là 
qu'était  la  grande  affiche  ;  plus  de  cinq  cents 
personnes  :  des  gens  de  la  ville  et  des  paysans, 
des  hommes  et  des  femmes,  serrés  les  uns  con- 
tre les  autres,  tout  pâles  et  le  cou  tendu,  la  re- 
gardaient en  silence  comme  quelque  chose  de 
terrible.  Ils  ne  pouvaient  pas  la  lire,  et  de  temps 
en  temps  l'un  ou  l'autre  disait  en  allemand  ou 
en  français  : 

■  Ils  ne  sont  pourtant  pas  tous  morts  !.*•  il 
en  reviendra  tout  de  même.  • 

D'autres  criaient  : 

•  Mais  on  ne  voit  rien...  on  ne  peut  pas  ap- 
procher !  • 

Uue  pauvre  vieille,  derrière,  levait  les  mains 
en  criant  : 

•  Christophe...  mon  pauvre  Christophe  !  » 
D'autres,  comme  indignés  de  l'entendre,  di- 
saient : 

«  Faites  donc  taire  cette  vieille  !  » 
Chacun  ne  pensait  qu'à  soi. 
Derrière,  il  en  venait  toujours  d'autres  par 
la  porte  d'Allemagne. 

A  la  fin,  Harmenlier,  le  sergent  de  ville,  sor- 
tit de  la  voûte  du  corps  de  garde,  et  se  mit  au 
haut  des  marches,  avec  une  afiiche  toute  pa- 
reille à  celle  du  mur  ;  quelques  soldats  le  sui- 
vaient. Alors  tout  le  monde  courut  de  son  côté, 
mais  les  soldats  écartèrent  les  premiers ,  et  le 
père  Harmentier  se  mit  à  lire  cette  affiche, 
qu'on  appelait  le  29*  bulletin,  et  dans  laquelle 
l'Empereur  racontait  que  pendant  la  retraite  les 
chevaux  périssaient  toutes  les  nuits  par  milliers. 
—  11  ne  disait  rien  des  hommes  ! 

Le  sergent  de  ville  lisait  lentement,  personne 
ne  soufflait  mot;  la  vieille  ,  qui  ne  comprenait 
pas  le  français,  écoutait  comme  les  autres.  On 
aurait  entendu  voler  une  mouche.  Mais  quand 
il  en  vint  à  ce  passage  :  —  «  Notre  cavalerie 
«  était  tellement  démontée,  que  l'on  a  dû  réu- 
nir lea  officiers  auxquels  il  restait  un  cheval, 


ROMAMS  NATIONAUX. 


■.i  «DfuU,  à  uUe  1  (ra{c  tl.) 


•  pour  en  former  quatre  compagnies  de  cent 

•  cinquante  ;hommea  chacune.  Les  généraux 

•  faisaient  les  fonctions  de  capitaines,  et  les 
■  colonels  celles  de  sous-officiers.  *  —  quand 
il  lut  «e  passive,  qui  en  disait  plus  sur  la 
misère  de  la  grande  armée  que  tout  le  reste, 
les  cris  et  les  gémissements  sa  firent  entendre 
de  tous  les  c6léa;  deux  ou  trois  femmes  tom- 
bèrent... on  les  emmenait  en  les  soutenant 
par  les  bras. 

11  est  vrai  que  l'aSlche  ajoutait  :  •  La  santé 
de  Sa  Majesté  n'a  jamais  étémeiUeure,  >  et  c'é- 
tait ime  grande  consolation.  Malheureusement 
ça  ne  pouvait  pas  rendre  la  vie  aux  trois  cent 
Oiilid  àommes  enterrés  dans  ta  neige-,  aussi  les 


gea» 


s'en  alleientbien  tristes  I  D'autres  venaient 


ftsf 


douzaines,  qui  n'avaient  rien  entendu,  et. 


d'heure  en  heure,  Harmentier  soriaît  pour  lire 
le  bulletin.  Cela  dura  jusqu'au  soir,  et,  chaque 
fois,  c'était  la  même  chose.  Je  me  sauvai... 
j'aurai  voulu  ne  rien  savoir  de  tout  cela. 

Je  montai  chez  H-  le  commaadaat  de  place. 
En  entrant  dans  son  salon,  je  le  vie  qui  déjeu- 
nait. C'était  un  homme  déjà  vieux,  mais  solide, 
la  face  rouge  et  de  bon  appétit. 

•  Ahl  c'est  toit  flt-il;  M.  Gouldcnne  vient 
donc  pas  ? 

—  Non,  monsieur  le  commandant,  il  est  ma- 
lade, à  cause  des  mauvaises  nouvelles. 

—  Ah  1  bon...  bon...  je  comprends  ça,  Dt-ii 
eu  vidant  son  verre  ;  oui,  c'est  malheureui.  • 

Et  tandis  que  je  levais  le  globe  de  la  pendule, 
il  ajouta: 
I      •  Bahl  tu  diras  d  M.  Goulden  que  nous  au- 


HISTOIRE  D'DN  CONSCRIT  DB  1813. 


;-'k)i 


lli  Jmduit  la  vautbt  des  Suédois.  [Pi(£  SI.) 


rang  notre  rennche....  On  ne  peat  paa  toujours 
aToi4-  ie  dessus,  que  âiaUe  1  Depuis  quinze  ans 
que  nous  les  menons  tambour  battant,  il  est 
assez  juste  qu'on  leur  laisse  cette  petite  fiche 
de  consolation....  Et  puis  l'honneur  est  sauf, 
noQs  n'avons  pas  été  battus  :  sans  la  neige  et 
le  froid,  ces  pauvres  Cosaques  en  auraient  vu 
des  dores....  Hais  un  peu  de  patience  ;  les  ca^ 
dres  seront  bientôt  remplis,  et  alors  gare  !  • 

Je  remontai  la  pendule  ;  il  se  leva  et  vint  re- 
guder,  étant  grand  amateur  d'horlogerie,  n 
me  pinça  l'oreilled'un  air  joyeux;  puis,  comme 
j'allais  m5  retirer,  U  s'écria  en  reboutoimant 
sa  grosse  cvpote,  qu'il  avait  ouverte  pour 


«  Dis  an  père  Oonlden  de  dormir  tranquille, 
ta  danse  va  recommencer  an  printemps  ;  ils 


n'auront  pas  toujours  l'hiver  pour  eux  ,  les 
Ealmoucks;  dis-lui  ça! 

—  Oui,  monsieur  le  commandant,  rèpondis- 
je  en  fermant  la  porte. 

Sa  grosse  figure  et  son  air  ds  bonne  humeur 
m'avalent  un  peu  consolé;  mais  dans  toutes 
les  maisons  où  j'allai  ensuite  chez  les  Har- 
wich,  chei  les  Franti-Toni,  chez  les  Durlach, 
partout  on  n'entendait  que  dea  plaintes.  Les 
femmes  surtout  étaient  dans  la  désolation;  les 
hommes  ne  disaient  rien  et  se  promenaient  do 
long  en  large,  la  téta  penchée,  sans  même  re- 
garder ce  que  je  faisais  chez  eux. 

Vers  dix  heures,  il  ne  me  restait  plus  que 
deux  personnes  à  voir  :  M.  de  La  Vablerio- 
Ghamberlan,  mi  ancien  noble,  qui  demeurait 
au  bout  de  la  grande  rue,  avec  madame  Cham- 


18 


ROMANS    NATIONAUX. 


berlan  d'Ëcof  et  mademoiselle  Jeanne,  leur 
flUe.  C'étaient  des  émigrés  revenus  depuis  trois 
ou  quatre  ans.  Ils  ne  fréquentaient  personne 
en  ville,  et  ne  voyaient  que  Urois  ou  quatre 
vieux  curés  des  environs.  M.  de  La  Vablerie- 
Chamberlan  n'aimait  que  la  chasse  ;  il  avait  six 
chiens  au  fond  de  sa  cour  et  une  voiture  à  deux 
chevaux];  le  père  Robert,  de  la  rue  des  Capu- 
cins, leur  servait  de  cocher,  de  palefrenier,  de 
domestique  et  de  piqueur.  M.  de  La  Vablerie 
portait  toujours  une  veste  de  chasse,  une  cas- 
quette en  cuir  bouilli  et  des  bottes  à  éperons. 
Toute  la  ville  l'appelait  h  braque;  mais  on  ne 
disait  rien  ni  de  madame  ni  de  mademoiselle 
de  Ghamberlan. 

/étais  bien  triste  en  poussant  la  lourde  porte 
à  poulie,  dont  le  grelottement  se  prolongeait 
dans  le  vestibule;  aussi  quelle  ne  fut  pas  ma 
surprise  d'entendre,  au  milieu  de  cette  désola- 
tion générale,  im  air  de  chant  et  de  clavecin! 
M.  de  La  Vablerie  chantait  et  mademoiselle 
Jeanne  raccompagnait.  Je  ne  savais  pas,  dans 
ce  temps,  que  le  malheur  des  uns  fait  le  bon- 
heur des  autres,  et  je  me  dis,  la  main  sur  le 
loquet  :  «  Ils  ne  connaissent  pas  encore  les 
nouvelles  de  Russie.  • 

Mais  comme  j'étais  ainsi,  la  porte  de  la  cui- 
sine s'ouvrit,  et  mademoiselle  Louise,  leur  ser- 
vante, penchant  la  tête,  demanda  : 

>  Qui  est  là? 

—  C*est  moi,  mademoiselle  Louise. 

—  Ahl  c'est  vous,  monsieur  Joseph;  passez 
par  ici.  • 

Ces  gens  avaient  leur  pendule  dans  un  grand 
salon  où  l'on  n'entrait  que  rarement  ;  les  hautes 
fenêtres  à  persiennes  donnant  sur  la  cour  res- 
taient fermées;  mais  on  y  voyait  assez  pour  ce 
que  j'avais  à  faire.  Je  passai  donc  par  la  cui- 
sine, et  je  réglai  l'antique  pendule,  une  pièce 
magnifique  en  marbre  blanc.  Mademoiselle 
Louise  regardait. 

•  Vous  avez  du  monde,  mademoiselle  Louise? 
lui  dis-je. 

—  Non,  mais  monsieur  m'a  prévenue  de  ne 
laisser  entrer  personne. 

—  Ils  sont  bien  joyeux,  chez  vous.... 

—  Ahl  oui!  flt-elle,  c'est  la  première  fois  de- 
puis des  années  ;  je  ne  sais  ;)as  ce  qu'ils  ont.  ■ 

Je  remis  le  globe,  et  je  sortis,  rêvant  à  ces 
choses  qui  me  paraissaient  extraordinaires. 
L'idée  ne  me  vint  pas  que  ceux-ci  se  réjouis- 
saient de  notre  défaite. 

En  partant  de  là,  je  tournai  le  coin  de  la  rue 
pour  me  tendre  chez  le  père  Ferai,  qu'on  appe- 
lait Porte-Drapeau^  parce  qu'à  l'âge  de  qua- 
rante-cinq ans,  étant  forgeron  et  père  de  fa- 
mille depuis  longtemps,  il  avait  porté  le  dra- 
peau des  volontaires  de  Phalsbourg  en  92,  et 


n'était  revenu  qu'après  la  campagne  de  Zu- 
rich, n  avait  ses  trois  garçons  à  l'armée  de 
Russie,  Jean,  Louis  et  Georges  Ferai;  Georges 
était  commandant  dans  les  dragons,  les  deux 
autres  officiers  d'infanterie. 

Je  me  figurais  d'avance  le  chagrin  du  père 
Ferai;  mais  ce  n'était  rien  auprès  de  ce  que  je 
vis  en  entrant  dans  sa  chambre.  Ce  pauvre 
vieux,  aveugle  et  tout  chauve,  était  assis  dans 
le  fauteuil  derrière  le  fourneau,  la  tête  penchée 
sur  la  poitrine,  et  ses  grands  yeux  blancs  écar- 
quillés  comme  s'il  avait  vu  ses  trois  garçons 
étendus  à  ses  pieds;  il  ne  disait  rien,  mais  de 
grosses  gouttes  de  sueur  coulaient  de  son  front 
sur  ses  longues  joues  maigres,  et  s&  figure 
était  tellement  pâle  qu'on  aurait  dit  qu'il  allait 
rendre  l'âmé.  Quatre  ou  cinq  de  ses  anciens 
camarades  du  temps  de  la  République  :  le  père 
Desmarets,  le  père  Nivoi,  le  vieux  Paradis^  le 
grand  Fioissard,  étaient  arrivés  pour  le  con- 
soler. Ils  se  tenaient  autour  de  lui  dans  le  plus 
grand  silence,  fumant  des  pipes  et  faisant  des 
mines  désolées. 

De  temps  en  temps  l'un  ou  l'autre  disait  : 

«  Allons,  Ferai,  allons,  est-ce  que  nous  ne 
sommes  plus  des  anciens  de  l'armée  de  Sambre- 
et-Meuse'^  • 

Ou  bien  : 

■  Du  courage,  Porte-Drapeau,  dû  courage!... 
Est-ce  que  nous  n'avons  pas  enlevé  la  grande 
batterie  de  Fleurus  au  pas  de  course. 

Ou  quelque  autre  chose  de  semblable. 

Mais  il  ne  répondait  rien;  seulement,  de 
minute  en  minute,  il  soupirait,  ses  vieilles 
joues  creuses  se  gonflaient,  puis  il  se  penchait, 
et  les  atitres  se  faisaient  des  signes,  hochant  la 
tête  comme  pour  dire  :  «  Ça  va  mal.  > 

Je  me  dépêchai  de  régler  Thorloge  et  de 
m'en  aller,  car,  de  voir  ce  pauvre  vieux  dans 
une  telle  désolation,  cela  me  déchirait  le  cœur. 

En  rentrant  chez  nous,  je  trouvai  M.  Goulden 
à  son  établi. 

«  Te  voilà,  Joseph,  dit-il;  eh  bien? 

—  Eh  bien,  monsieur  Goulden,  vous  avez  eu 
raison  de  rester  :  c'est  terrible. 

Et  je  lui  racontai  tout  en  détail. 

«  Oui,  je  savais  cela,  dit- il  tristement,  mais 
ce  n*est  que  le  commencement  de  plus  grands 
malheurs  :  ces  Prussiens,  ces  Autrichiens,  ces 
Russes,  ces  Espagnols,  et  tous  ces  peuples  que 
nous  avons  pillés  depuis  1804,  vont  profiter  de 
notre  misère  pour  tomber  sur  nous.  Puisque 
nous  avons  voulu  leur  donner  des  rois  qu'ils 
ne  connaissaient  ni  d'Eve  ni  d'Adam ,  et  dont 
ils  ne  voulaient  pas,  ils  vont  nous  en  amener 
d'autres,  avec  des  nobles  et  tout  ce  qui  s*en- 
suit.  De  sorte  qu'après  nous  être  fait  saignei 
aux  quatre  membres  pour  les  frères  de  TBmpe- 


I 


HISTOIRE  D'UN  CONSCRIT  DB  1813. 


19 


lenr,  nous  allons  perdre  tout  ce  que  nous  avions 
gagné  par  la  Révolution.  Au  lieu  d'être  les 
premiers^  nous  serons  les  derniers  des  der- 
niers. Oui,  voilà  ce  qui  va  nous  arriver  mainte- 
nsnt.  Pendant  que  tu  courais  la  ville,  je  n'ai  fait 
que  rêver  à  cela;  c'est  presque  immanquable  : 
— puisque  les  soldats  étaient  tout  chez  nous  et 
que  nous  n'avons  plus  de  soldats,  nous  ne 
sommes  plus  rien!  » 

Alors  il  se  leva,  je  dressai  la  table^  et,  comme 
nous  diniooD  en  silence,  les  doches  de  l'église 
se  mirent  à  sonner. 

I  Quelqu'un  est  mort  en  ville,  dit  M.  Goulden. 

—Oui....  Je  n'en  ai  pas  entendu  parler. 

Dix  minv4es  après,  le  rabbin  Rose  entra  pour 
faire  mettre  un  verre  à  sa  montre. 

I  Qui  donc  est  mort?  lui  demanda  M.  Goul- 
den. 

—C'est  le  vieux  Porte-Drapeau. 

—Comment  1  le  père  Ferai  ? 

—Oui,  depuis  une  demi-heure,  vingt  mi- 
nutes. Le  père  Desmarets  et  plusieurs  autres 
voulaient  le  consoler  ;  à  la  fin,  iL  leur  demanda 
de  lui  lire  la  dernière  lettre  de  son  fils  Georges, 
le  commandant  de  dragons,  qui  lui  disait  qu'au 
printemps  prochain  il  espérait  venir  Tembras- 
ser  avec  les  épaulettes  de  colonel.  En  entendant 
cela,  tout  à  coup  il  voulut  se  lever,  mais  il  re- 
tomba la  tête  sur  ses  genoux  :  celte  lettre  lui 
avait  crevé  le  cœur  !  » 

M.  Goulden  ne  fit  aucune  réflexion. 

■  Voici,  monsieur  Rose,  dit-il  en  remettant 
sa  montre  au  rabbin;  c'est  douxe  sous.  • 

M.  Rose  sortit,  et  nous  conlinuâmes  à  dîner 
en  silence. 


Quelques  jours  après,  la  gazette  annonça  que 
l'Empereur  était  à  Paris,  et  qu  on  allait  cou- 
ronner le  Roi  de  Rome  et  rimpératrice  Marie- 
Louise.  M.  le  maire,  M.  l'adjoint  et  les  conseil- 
lers municipaux   ne  parlaient   plus  que  des 
droits  du  trône,  et  même  on  fit  un  discours 
exprès  dans  la  salle  de  la  mairie.  C'est  M.  le 
professeur  Burguet  l'aîné  qui  fit  ce  discours, 
et  M.  le  baron  Parmentier  qui  le  lut.  Mais  les 
gens  n'étaient  pas  attendris,  parce  que  chacun 
avait  peur  d'être  enlevé  par  la  conscription,  on 
pensait  bien  qu'il  allait  falloir  beaucoup  de  sol- 
dats ;  voilà  ce  qui  troublait  le  monde,  et  pour 
ma  par^  j'en  maigrissais  à  vue  d'œil.  M.  Goul- 
d^A  avait  beau  me  dire  ■  Ne  crains  rien,  Jo- 
seph, tune  peux  pas  marcher.  Considère,  mon 
enfant,  qu'un  être  aussi  boiteux  que  tei  res- 


terait en  route  A  la  première  étape  î  •  Tout  cela 
ne  m'empêchait  pas  d'être  rempli  d'inquiétude. 

On  ne  pensait  déjà  plus  à  ceux  de  la  Russie, 
excepté  leurs  familles. 

M.  Goulden,  quand  nous  étions  seuls  à  tra- 
vailler, me  disait  quelqufois  : 

•  Si  ceux  qui  sont  nos  maîtres,  et  qui  disent 
que  Dieu  les  a  mis  sur  la  terre  pour  faire  notre 
bonheur,  pouvaient  se  figurer,  au  commence- 
ment d'une  campagne,  les  pauvres  vieillards, 
les  malheureuses  mères  auxquels  ils  vont  en 
quelque  sorte  arracher  le  cœur  et  les  entrailles 
pour  satisfaire  leur  orgueil;  s'ils  pouvaient 
voir  leurs  larmes  et  entendre  leurs  gémisse- 
ments au  moment  où  l'on  viendra  leur  dire  : 
■  Votre  enfant  est  mort...  vous  ne  le  verrez 
plus  jamais  1  il  a  péri  sous  les  pieds  des  che- 
vaux, ou  bien  écrasé  par  un  boulet,  ou  bien 
dans  un  hôpital,  au  loin,  —  après  avoir  été  dé- 
coupé,— dans  la  fièvre,  sans  consolation,  en 
vous  appelant  comme  lorsqu'il  était  petit  1...  » 
s'ils  pouvaient  se  figurer  les  larmes  de  ces 
mères,  je  crois  que  pas  un  seul  ne  serait  assez 
barbare  pour  continuer.  Mais  ils  ne  pensent  à 
rien;  ils  croient  que  les  autres  n'aiment  pas  leurs 
enfants  autant  qu'eux  ;  ils  prennent  les  gens  pour 
des  bêles!  Ils  se  trompent  :  tout  leur  grand 
génie  et  toutes  leurs  grandes  idées  de  gloire  ne 
sont  rien,  car  il  n  y  a  qu'une  chose  pour  la- 
quelle un  peuple  doit  marcher,  —  les  honunes, 
les  femmes,  les  enfants  et  les  vieillards,  —  c'est 
quand  on  attaque  notre  Liberté,  conune  en  92; 
alors  on  meurt  ensemble  ou  l'on  gagne  en- 
semble; celui  qui  reste  en  arrière  est  un  lâche; 
il  veut  que  les  autres  se  battent  pour  lui...  la 
victoire  n'est  pas  pour  quelques-uns,  elle  est 
pour  tous,  le  fils  et  le  père  défendent  leur  fa- 
mille; s'ils  sont  tués,  c'est  un  malheur,  mais 
ils  sont  morts  pour  leurs  droits.  Voilà,  Joseph, 
la  seule  guerre  juste,  où  personne  ne  peut  se 
plaindre  ;  toutes  lesautressont  honteuses,  et  la 
gloire  qu'elles  rapportent  n'est  pas  la  gloire  d'un 
homme,  c'est  la  gloire  d'une  bête  sauvage  I  »* 

Ainsi  me  parlait  le  bon  M.  Goulden,  et  je 
pensais  bien  comme  lui. 

Mais  tout  à  coup,  le  8  janvier,  on  mit  une 
grande  affiche  à  la  mairie,  où  Ton  voyait  que 
l'Empereur  allait  lever,  avec  un  sénatus-con- 
sulte,  comme  on  disait  dans  ce  temps-là,  d'a- 
bord 150,000  conscrits  de  1813,  ensuite  100 
cohortes  du  premier  ban  de  1812,  qui  se 
croyaient  déjà  réchappées,  ensuite  100,000 
conscrits  de  1809  à  1812,  et  ainsi  de  suite  jus- 
qu'à la  fin,  de  sorte  que  tous  les  trous  seraient 
bouchés,  et  que  même  nous  aurions  une  plus 
grande  armée  qu'avant  d'aller  en  Russie. 

Quand  le  père  Fouze,  le  vitrier,  vint  nous 
raconter  celte  affiche,  un  matin,  je  tombai  prea^ 


que  en  faiblesse,  car  je  me  dis  en  moi-même  : 

■  Maintenant  on  prend  tout  :  les  pères  de  fa- 
mille depuis  1809;  je  suis  perdu  I  ■ 

H.  Goulden  me  versa  de  Teau  dans  le  cou  ; 
mes  bras  pendaient ,  j^étais  pâle  comme  un 
mort. 

Du  reste,  je  n'étais  pas  le  seul  auquel  Tafflche 
de  la  mairie  produisit  un  pareil  effet  ;  en  cette 
année  beaucoup  de  jeunes  gens  refusèrent  de 
partir: les  uns  se  cassaient  des  dents,  pour 
s^empécher  de  pouvoir  déchirer  la  cartouche; 
les  autres  se  faisaient  sauter  le  pouce  avec  des 
pistolets,  pour  s'empêcher  de  poirvoir  tenir  le 
fusil,  d^autres  se  sauvaient  dans  les  bois;  on 
les  appelait  les  réfractaires,  et  Ton  ne  trouvait 
plus  assez  de  gendarmes  pour  courir  après  eux. 

Et  c'est  aussi  dans  le  même  temps  que  les 
mères  de  famille  prirent  le  courage  en  quelque 
sorte  de  se  révolter,  et  d'encourager  leurs  gar- 
çons à  ne  pas  obéir  aux  gendarmes.  Elles  les  ai- 
daient de  toutes  les  façons,  elles  criaient  contre 
l'Empereur,  et  les  curés  de  toutes  les  religions 
les  soutenaient  ;  enfin  la  mesure  était  pleine  I 

Le  jour  même  de  l'afdche,  je  me  rendis  aux 
Quatre-Yents  ;  mais  ce  n'était  pas  alors  dans  la 
joie  de  mon  cœur,  c'était  comme  le  dernier  des 
malheureux  auquel  on  enlève  son  amour  et  sa 
vie.  Je  ne  me  tenais  plus  sur  mes  jambes  ;  et 
quand  j'arrivai  là-bas,  ne  sachant  conmient 
annoncer  notre  malheur,  je  vis  en  entrant 
qu'on  savait  déjà  tout  à  la  maison,  car  Cathe- 
rine pleurait  à  chaudes  larmes,  et  la  tante 
Grédel  était  pâle  d'indignation. 

D'abord  nous  nous  embrassâmes  en  silence, 
et  le  premier  mot  que  me  dit  la  tante  Grédel, 
en  repoussant  brusquement  ses  cheveux  gris 
derrière  ses  oreilles,  ce  fut  : 

«  Tu  ne  partiras  pas  I  • . .  Est-ce  que  ces  guerres 
nous  regardent,  nous?  Le  curé  lui-même  a  dit 
que  c^était  trop  fort  à  la  fin;  qu'on  devrait  faire 
la  paix.  Tu  resteras  1  Ne  pleure  pas,  Catherine, 
je  te  dis  qu'il  restera.  • 

Elle  était  toute  verte  de  colère,  et  bousculait 
ses  marmites  en  parlant. 

«  Voilà  longtemps,  dit-elle,  que  ce  grand  car- 
nage 'me  dégoûte;  il  a  déjà  fallu  que  nos  deux 
pauvres  cousins  Easper  et  Yokel  aillent  se  faire 
casser  les  os  en  Espagne,  pour  cet  Empereur, 
et  maintenant  il  vient  encore  nous  demander 
les  jeunes;  il  n'est  pas  content  d'en  avoir  fait 
périr  trois  cent  mille  en  Russie.  Au  lieu  de 
songer  à  la  paix,  comme  un  homme  de  bon 
sens,  il  ne  pense  qu'à  faire  massacrer  les  der- 
niers qui  restent...  On  verrai  on  verra I 

—Au  nom' du  ciell  tante  Grédel,  taisez-vous, 
parlez  plus  bas,  lui  dis-je  en  regardant  la  fe- 
nêtre, on  pourrait  vous  entendre;  nous  serions 
tous  perdus. 


—Eh  bien,  je  parle  pour  qu'on  m'entende, 

reprit-elle;  ton  Napoléon  ne  me  fait  pas  peur; 

il  a  commencé  par  nous  empêcher  de  parler, 

pour  faire  ce  qu'il  voudrait...  mais  tout  cela 

va  finir  I...  Quatre  jeunes  femmes  vont  perdre 

'  leurs  maris  rien  que  dans  notre  village,  et  dix 

pauvres  garçons  vont  tout  abandonner,  malgré 

'.  père  et  mère,  malgré  la  justice,  malgré  le  bon 

Dieu,  malgré  la  religion...  n'est-ce  pas  abomi- 

'  nable?  > 

Et  comme  je  voulais  répondre  : 

«  Tiens,  Joseph,  dit-elle,  tais-toi,  cet  homme- 
là  n'a  pas  de  cœur  I...  il  finira  mal  1...  Dieu  s'est 
déjà  montré  cet  hiver  ;  il  a  vu  qu'on  avait  plus 
peur  d'un  homme  que  de  lui,  que  les  mères 
elles-mêmes^  comme  du  temps  d'Hérode,  n'o- 
saient plus  retenir  la  chair  de  leur  chair,  quand 
il  la  demandait  pour  le  massacre  ;  alors  il  a  fait 
venir  le  froid,  et  notre  armée  a  péri...  et  tous 
ceux  qui  vont  partir  sont  morts  d'avance  :  Dieu 
est  lasl  —  Toi,  tû  ne  partiras  pas,  me  dit  cette 
fenmie  pleine  d'entêtement,  je  ne  veux  pas 
que  tu  partes  ;  tu  te  sauveras  dans  les  bois  avec 
Jean  Kraft,  Louis  Bême  et  tous  les  plus  coura- 
geux garçons  d'ici  ;  vous  irez  par  les  monta- 
gnes, en  Suisse,  et  Catherine  et  moi  nous  irons 
près  de  vous  jusqu'à  la  fin  de  l'extermination.  » 

Alors  la  tante  Grédel  se  tut  d'elle-même.  Au 
lieu  de  nous  faire  un  dîner  ordinaire,  elle  nous 
en  fit  encore  un  meilleur  que  l'autre  diman- 
che, et  nous  dit  d'un  air  ferme  : 

«  Mangez,  mes  enfants,  n'ayez  pas  peur... 
tout  cela  va  changer.  > 

Je  rentrai  vers  quatre  heures  du  soir  à  Phals- 
bourg  un  peu  plus  calme  qu'en  partant.  Mais 
comme  je  remontais  la  rue  de  laMunitionnaire, 
voilà  que  j'entends,  au  coin  du  collège,  le  tam- 
bour du  sergent  de  ville  Hafmantier,  et  que  je 
vois  une  grande  foule  autour  de  lui.  Je  cours 
pour  écouter  les  publications,  et  j'arrive  juste 
au  moment  où  cela  conmiençait. 

Barman  tier  lut  que,  par  le  sénatus-consulte 
du  3,  le  tirage  de  la  conscription  aurait  lieu 
le  15. 

Nous  étions  le  8,  il  ne  restait  donc  plus  que 
sept  jours.  Cela  me  bouleversa. 

Tous  ceux  qui  se  trouvaient  là  s'en  allaient 
à  droite  et  à  gauche  dans  le  plus  grand  silence. 
Je  rentrai  chez  nous  fort  triste,  et  jeudis  à 
M.  Goulden  : 

«  On  tire  jeudi  prochain. 

—  Ah  I  fit-il,  on  ne  perd  pas  de  temps...  ça 
presse.  » 

11  est  facile  de  se  faire  une  idée  de  mon  cha- 
grin durant  ce  jour  et  les  suivants.  Je  ne  tenais 
plus  en  place  ;  sans  cesse  je  me  voyais  sur  le 
point  d'abandonner  le  pays.  Il  me  semblait 
d'avance  courir  dans  les  bois,  ayant  à  mei 


UISTOlllE  D  ON   CONSCRIT  DS  1813. 


trousses  des  gendarmes  criant  :  ■  Halte  1  halte  !  • 
Puis  je  me  représentais  la  désolation  de  Ca- 
therine, de  ia  tante  Grédel,  de  M.  Goulden. 
Quelquefois  je  croyais  marcher  en  rang,  avec 
une  quantité  d'autres  malheureux  auxquels 
ou  criait  :  lEn  avant!...  A  la  baïonnette  1  «^ 
tandis  que  les  boulets  en  enlevaient  des  files 
entières.  J*entendais  ronfler  ces  boulets  et  siffler 
les  balles;  enfin  j'étais  dans  un  état  pitoyable. 

«  Du  calme,  Joseph,  me  disait  M.  Goulden; 
ne  te  tourmente  donc  pas  ainsi.  Pense  que  de 
toute  la  conscription,  il  n'y  en  a  pas  dix  peut- 
être  qui  puissent  donner  d'aussi  bonnes  rai- 
sons que  toi  pour  rester.  Il  faudrait  que  le  chi- 
rurgien fût  aveugle  pour  te  recevoir.  D'ailleurs, 
je  verrai  M.  le  conmiandant  de  place...  Tran- 
quiUise-toi  !  ■ 

Ces  bonnes  paroles  ne  pouvaient  me  ras- 
surer. 

C'est  ainsi  que  je  passai  toute  une  semaine 
dans  des  transes  extraordinaires,  et  quand  ar- 
riva le  jour  du  tirage,  le  jeudi  matin,  j'étais 
tellement  pâle,  tellement  défait,  que  les  pa- 
rents de  conscrits  enviaient  en  quelque  sorte 
ma  mine  pour  leur  fils.  •  Celui-là,  se  disaient- 
ils,  a  de  la  chance...  il  tomberait  par  terre  en 
soufflant  desBusL..  Il  y  a  des  gens  qui  naissent 
sous  une  bonne  étoile  1  • 


VI 


Il  aurait  fallu  voir  la  mairie  de  Phalsbourg 
le  matin  du  15  janvier  1813,  pendant  le  tirage. 
Aujourd'hui^  c'est  quelque  chose  de  perdre  à  la 
conscription,  d^étre  forcé  d'abandonner  ses  pa- 
rents, ses  amis,  son  village,  ses  bœufs  et  ses 
terres,  pour  aller  apprendre,  Dieu  sait  où;  «  — 
Une...  deussel...  um...  deussel...  Halte/...  Tite 
droite. . .  tètegauche.. .  fvxe  /.  • .  Portez  armes  l...etc,» 
—Oui,  c'est  quelque  chose,  mais  on  en  revient; 
on  peut  se  dire  avec  quelque  confiance  :  •  Dans 
sept  ans,  je  retrouverai  mon  vieux  nid,  mes 
parents  et  peut-être  aussi  mon  amoureuse... 
J'aurai  vu  le  monde...  j'aurai  même  des  titres 
pour  être  garde  forestier  ou  gendarme  1  \  Cela 
console  les  gens  raisonnables.  Mais  dans  ce 
temps- là,  quand  vous  aviez  le  malheur  de  per- 
dre, c'était  fini  ;  sur  cent,  souvent  pas  un  ne 
revenait  :  l'idée  de  partir  définitivement  ne 
pouvait  presque  pas  vous  entrer  dans  la  tête. 

Ce  jour-là  donc,  ceux  du  Harberg,  de  Gar- 
bourg  et  des  Quatre- Vents  devaient  tirer  ]?.& 
premiers,  ensuite  ceux  de  la  ville,  ensuite  ceux 
de  Wéchem  et  de  Mittelbronn. 

fie  bon  matin  je  fus  debout,  et  les  deux  cou- 


des sur  rétabli,  je  me  mis  à  regarder  tous  ces 
gens  défiler  :  ces  garçons  en  blouse,  ces  pauvres 
vieux  en  bonnet  de  coton  et  petite  veste,  ces 
vieilles  en  casaquin  et  jupe  de  laine,  le  dos 
courbé,  la  figure  défaite,  le  b&ton  ou  le  para- 
pluie sous  le  bras.  Ils  arrivaient  pai  familles* 
M.  le  sous-préfet  de  Sarrebourg,  en  ooUet  d'a> 
gent,  et  son  secrétaire,  descendus  la  veille  au 
Bœuf'Rouge^  regardaient  aussi  par  la  fenêtre. 

Vers  huit  heures,  M.  Goulden  se  mit  à  l'ou- 
vrage, après  avoir  déjeuné  ;  moi  je  n'avais  rien 
pris,  et  je  regardais  toujours,  quandM.  le  maire 
Parmentier  et  son  adjoint  vinrent  chercher 
M.  le  sous-préfet. 

Le  tirage  commença  sur  les  neuf  heures,  et 
bientèt  on  entendit  la  clarinette  de  Pfifer-Karl 
et  le  violon  du  grand  Andrès  retentir  dans  les 
rues.  Ils  jouaient  la  marche  des  5iiddo»;  c'est 
sur  cet  air  que  des  milliers  de  pauvres  diables 
ont  quitté  la  vieille  Alsace  pour  toujours.  Les 
conscrits  dansaient,  ils  se  balançaient  bras  des- 
sus bras  dessous,  ils  poussaient  des  cris  à  fen- 
dre les  nuages,  et  frappaient  la  terre  du  talon 
en  secouant  leurs  chapeaux ,  essayant  de  pa- 
raître joyeux,  tandis  qu'ils  avaient  la  mort 
dans  l'âme...  enfin,  c'est  la  mode;  et  le  grand 
Andrès,  sec,  roide,  jaune  comme  du  buis,  avec 
son  camarade  tout  rond,  les  joues  gonflées  jus- 
qu'aux oreilles,  ressemblaient  à  ces  êtres  qui 
vous  conduisent  au  cimetière,  en  causant  entre 
eux  de  choses  indifférentes. 
«   Cette  musique,  ces  cris  me  rendaient  triste. 

Je  venais  de  mettre  mon  habit  à  queue  de 
morue  et  mon  castor  pour  sortir,  lorsque  la 
tante  Grédel  et  Catherine  entrèrent  en  disant  : 

«Bonjour,  monsieur  Goulden!  nous  arrivons 
pour  la  conscription.  » 

Je  vis  tout  de  suite  combien  Catherine  avait 
pleuré,  ses  yeux  étaient  rouges;  et  d'abord  elle 
se  pendit  à  mon  cou  pendant  que  sa  mère  tour- 
nait autour  de  moi. 

M.  Goulden  leur  dit  : 

«  Ce  doit  être  bientôt  Theure  pour  les  jeunes 
gens  de  la  ville  T 

—Oui,  monsieur  Goulden,  répondit  Cathe- 
rine d^une  voix  fiable;  ceux  dû  Harberg  ont 
fini. 

— Bon...  bon...  Eh  bien,  Joseph,  il  est  temps 
que  tu  parles,  dit-il.  Mais  ne  te  chagrine  pas.. 
Ne  soyez  pas  effrayées.  Ces  tirages,  voyez- vous , 
ne  sont  plus  que  pour  la  forme ,  depuis  long- 
temps on  ne  gagne  plus,  ou,  quand  on  gagne, 
on  est  rattrapé  deux  ou  trois  ans  plus  tard  : 
tous  les  numéros  sont  mauvais  I  Quand  le  uon- 
seil  de  révision  s'assemblera,  nous  verrons  ce 
qu'il  sera  bon  de  faire.  Aujourd'hui,  c'est  nue 
espèce  de  satisfaction  qu*on  donne  aux  gens  de 
tirer  à  la  loterie...  mais  tout  le  monde  pei*d. 


22 


ROMANS  NATIONAUX. 


-^'est  égal,  fit  la  tante  Grédel ,  Joseph  ga- 
gnera. 

— Oui|  oui,  répondit  M.  Goulden  en  souriant, 
cela  ne  peut  pas  manquer. 

Alors  je  sortis  avec  Catherine  et  la  tante,  et 
nous  remontâmes  vers  la  grande  place,  où  la 
foule  se  pressait.  Dans  toutes  les  boutiques,  des 
douzaines  de  conscrits,  en  train  d^acheter  des 
rubans,  se  bousculaient  autour  des  comptoirs; 
on  les  voyait  pleurer  en  chantant  comme  des 
possédés.  D'autres>  dans  les  auberges,  s'em- 
brassaient en  sanglotant,  mais  ils  chantaient 
toujours.  Deux  ou  trois  musiques  des  environs, 
celle  du  bohémien  Waldteufel,  de  Rosselkas- 
ten  et  de  Georges-Adam,  étaient  arrivées  et  se 
confondaient  avec  des  éclats  déchirants  et  ter- 
ribles. 

Catherine  me  serrait  le  bras>  la  tante  Grédel 
nous  suivait. 

En  face  du  corps  de  garde>  j'aperçus  de  loin 
le  colporteur  Pinacle^  sa  balle  ouverte  sur  une 
petite  table^  et,  tout  à  côté,  une  grande  perche 
garnie  de  rubans  qu'il  vendait  aux  conscrits. 

Je  me  dépéchais  de  passer,  lorsqu'il  me 
cria: 

«  Hé!  boiteux,  halte,  halte!.. .  arrive  donc... 
je  te  garde  un  beau  ruban.  Il  t'en  faut  un  ma- 
gnifique à  toi ....  le  ruban  de  ceux  qui  gagnent  !  • 

Il  agitait  par-dessus  sa  tête  un  grand  ru- 
ban noir,  et  je  pâlis  malgré  moi.  Mais,  comme 
nous  montions  les  marches  de  la  mairie,  voilà 
que  justement  un  conscrit  en  descendait:  c'était 
Klipfel,  le  forgeren  de  la  Porte-de-France;  il 
venait  de  tirer  le  numéro  8,  et  s'écria  de  loin  : 

«  Le  ruban  noir.  Pinacle,  le  ruban  noirl... 
Apporte....  coûte  que  coûte!  • 

Il  avait  une  figure  sombre  et  riait.  Son  petit 
frère  Jean  pleurait  derrière  en  criant  : 

«  Non,  Jacob,  non,  pas  le  ruban  noir!  • 

Hais  Pinacle  attachait  déjà  le  ruban  au  cha- 
peau du  forgeron,  pendant  que  celui-ci  di- 
sait : 

«  Voilà  ce  qu'il  nous  faut  maintenant. . . .  Nous 
sommes  tous  morts....  nous  devons  porter 
notre  deuil!  * 

Bt  d'une  voix  sauvage  il  cria  :  «  Vive  FEmpe- 
reur/  • 

J'étais  plus  content  de  voir  ce  ruban  à  son 
chapeau  qu'au  mien,  et  je  me  glissai  bien  vite 
dans  la  foule  pour  échapper  à  Pinacle. 

Nous  eûmes  mille  peines  à  entrer  sous  la 
voûte  de  la  mairie^  et  à  grimper  le  vieil  escalier 
de  chéne^  où  les  gens  montaient  et  descendaient 
commeune  véritable  fourmilière.  Dans  lagrande 
salle  en  haut^  le  gendarme  Eelz  se  promenait, 
maintenant  Tordre  autant  que  possible.  Et  dans 
Ib  chambre  du  conseil,  à  côté,  —  où  se  trouve 


on  entendait  crier  les  numéros.  De  temps  en 
temps  un  conscrit  sortait,  la  face  gonflée  de 
sang,'attachant  son  numéro  sur  son  bonnet,  et 
s'en  allant  la  tête  basse  à  travers  la  foule, 
comme  un  taureau  furieux  qui  ne  voit  plus 
clair,  et  qui  voudrait  se  casser  les  cornes  au 
mur.  D'autres,  au  contraire,  passaient  pâles 
comme  des  morts. 

Les  fenêtres  de  la  mairie  étaient  ouvertes  ; 
on  entendait  dehors  les  cinq  ou  six  musiques 
jouer  à  la  fois.  C*était  épouvantable. 

Je  serrais  la  main  de  Catherine,  et  tout  dou- 
cement nous  arrivâmes,  à  travers  ce  monde, 
dans  la  salle  où  M.  le  sous-préfet,  les  maires  et 
les  secrétaires,  sur  leur  tribune,  criaient  les 
numéros  à  haute  voix,  comme  on  prononce 
des  jugements,  car  tous  les  numéros  étaient 
de  véritables  jugements. 

Nous  attendîmes  longtemps. 

Je  n'avais  plus  une  goutte  de  sang  dans  les 
veines,  lorsque  enfin  on  appela  mon  nom. 

Je  m'avançai  sans  voir  ni  entendre,  je  mis  la 
main  dans  la  caisse  et  je  lirai  un  numéro. 

M.  le  sous-préfet  cria  :  «  Numéro  17 1  » 

Alors  je  m'en  allai  sans  rien  dire,  Catherine 
et  la  tante  derrière  moi.  Nous  descendîmes  sur 
la  place,  et,  ayant  un  peu  d'air,  je  me  rappelai 
que  j'avais  tiré  le  numéro  17. 

La  tante  Grédel  paraissait  confondue. 

«  Je  t'avais  pourtant  mis  quelque  chose  dans 
ta  poche,  dit-elle;  mais  ce  gueux  de  Pinacle  t'a 
jeté  un  mauvais  sort.  > 

En  même  temps  elle  tira  de  ma  poche  de 
derrière  un  bout  de  corde.  Moi,  de  grosses 
gouttes  de  sueur  me  coulaient  du  front;  Cathe- 
rine était  toute  pâle,  et  c'est  ainsi  que  nous  re- 
tournâmes chez  H.  Goulden. 

t  Quel  numéro  as-tu,  Joseph T  me  dit-il  aus- 
sitôt. 

— Dix-sept,  »  répondit  la  tante  en  s'asseyant 
les  mains  sur  les  genoux. 

Un  instant  H.  Goulden  parut  troublé,  mais 
ensuite  il  dit  : 

«  Autant  celui-là  qu'un  autre....  tous  parti- 
ront.... il  faut  remplir  les  cadres.  Cela  ne  si- 
gnifie rien  pour  Joseph.  J'irai  voir  M.  le  maire, 
M.  le  commandant  de  place....  Ce  n'est  pas  pour 
leur  faire  un  mensonge;  dire  que  Joseph  est 
boiteux,  toute  la  ville  le  sait;  mais,  dans  la 
presse,  on  pourrait  passer  là-dessus.  Voilà  pour- 
quoi j'irai  les  voir.  Ainsi  ne  vous  troublez  pas, 
reprenez  confiance.  » 

Ces  paroles  du  bon  M.  Goulden  rassurèrent 
la  tante  Grédel  et  Catherine,  qui  s'en  retour- 
nèrent aux  Quatre-Yents  pleines  de  bonnes  es- 
pérances; mais  pour  moi  c'était  autre  chose: 
depuis  ce  moment  je  n'eus  plus  une  minute 


HISTOIRE  D'UN  CONSCRIT  DE  1813. 


23 


L'Empereur  avait  une  bonne  habitude  :  il  ne 
laissait  pas  les  conscrits  languir  chez  eux.  Aus- 
sitôt après  le  tirage  arrivait  le  conseil  de  révi- 
sion, et  quelques  jours  après  la  feuille  de  route, 
n  ne  faisait  pas  comme  ces  arracheurs  de  dents 
qui  vous  montrent  d'abord  leurs  pinces  et  leurs 
crochets,  et  qui  vous  regardent  longtemps  dans 
la  bouche  «""de  sorte  que  vous  attrapez  la  colique 

avant  qu'ils  se  soient  décidés  :  il  allait  ronde- 
ment! 

Trois  jours  après  le  tirage^  le  conseil  de  ré- 
vision était  à  rhôtel  de  ville  ^  avec  tous  les 
maires  du  pays  et  quelques  notables^  pour 
donner  dès  renseignements  au  besoin. 

La  veille,  H.  Goulden  avait  mis  sa  grande 
capote  marron  et  sa  belle  perruque  pour  aller 
remonter  l'horloge  de  M.  le  maire  et  celle  du 
commandant  de  place.  Il  était  revenu  la  mine 
riante  et  m'avait  dit  : 

•  Gela  marchera. ...  M.  le  maire  et  M.  1^  com- 
mandant savent  bien  que  tu  es  boiteux;  c'est 
assez  clair,  que  diable  I  Us  m'ont  répondu  tout 
de  suite:  «  Hé!  monsieur  Goulden,  ce  jeune 
homme  est  boiteux  ;  à  quoi  bon  nous  parler  de 
lui*^  Ne  vous  inquiétez  de  rien;  ce  ne  sont  pas 
des  infirmes  qu'il  nous  faut,  ce  sont  des  soir 
dats.  > 

Ces  paroles  m'avaient  mis  du  bamne  dans  le 
sang,  et  cette  nuit-là  je  dormis  comme  un  bien- 
heureux. Mais  le  lendemain  la  peur  me  reprit  : 
je  me  représentai  tout  à  coup  combien  de  gens 
criblés  de  défauts  partaient  tout  de  même,  et 
combien  d'autres  avaient  l'indélicatesse  de  s'en 
inventer  pour  tromper  le  conseil  :  par  exemple, 
d'avaler  des  choses  nuisibles^  afin  de  se  rendre 
pâles,  ou  de  se  lier  la  jambe  afin  de  se  doniier 
des  varices,  ou  de  faire  les  sourds,  les  aveugles, 
les  imbéciles.  Et  songeant  à  ces  choses,  je  fré- 
mis de  n^étre  pas  assez  boiteux,  et  je  résolus 
d'avoir  aussi  l'air  minable.  J'avais  entendu  dire 
que  le  vinaigre  donne  des  maux  d'estomac,  et, 
sans  en  prévenir  M.  Goulden,  dans  ma  peur 
j'avalai  tout  le  vinaigre  qui  se  trouvait  dans  la 
petite  burette  de  Thuilier.  Ensuite  jem'habillai, 
pensant  avoir  une  mine  de  déterré,  car  le  vi- 
naigre était  très-fort  et  me  travaillait  intérieu- 
rement. Mais,  en  entrant  dans  la  chambre  de 
M.  Goulden,  à  peine  m'eut-il  vu  qu'il  s'écria  : 

«  Joseph,  qu'as-tu  donc?  tu  es  rouge  comme 
uncoq!  > 

Et  moi-même,  m'étant  regardé  dans  le  mi- 
roir, je  vis  que,  jusqu'à  mes  oreilles  et  jus- 
qu'au oout  de  mon  nez,  tout  était  rouge.  Alors 
je  fus  effrayé  ;  mais  au  lieu  de  pâlir  je  devins 
encore  plus  rouge,  et  je  m'écriai  dans  la  déso- 
laUon: 

«  Maintenant}  je  suis  perdu  1  Je  vais  avoir 
Yair  d'nn  garçon  qni  n'a  pas  de  défauts ,  et 


même  qui  se  porte  très -bien;  c'est  le  vinaigre 
qui  me  monte  à  la  tête. 

—  Quel  vinaigre  ?  demanda  M.  Goulden. 

—  Celui  de  l'huilier,  que  j'ai  bu  pour  être 
pâle,  comme  on  raconte  de  mademoiselle 
Sclapp,  l'organiste.  0  Dieu,  quelle  mauvaise 
idée  j'ai  eue  1 

—  Cela  ne  t'empêchera  pas  d'être  boiteux, 
dit  M.  Goulden;  seulement  tu  voulais  tromper 
le  conseil ,  et  ce  n'est  pas  honnête  I  Mais  voici 
neuf  heures  et  demie  qui  sonnent  ;  Wemer  est 
venu  me  prévenir  hier  que  tu  passerais  à  dix 
heures...  Ainsi  dépêche-toi.  « 

n  me  fallut  donc  partir  en  cet  état;  le  feu  du 
vinaigre  me  sortait  des  joues.  Lorsque  je  ren- 
contrai la  tante  et  Catherine,  qui  m'attendaient 
sous  la  voûte  de  la  mairie,  elles  me  reconnurent 
à  peine. 

•  Comme  tu  as  l'air  content  et  réjoui  I  •  me 
dit  la  tante  GrédeL 

En  entendant  cela ,  j'aurais  eu  bien  sûr  une 
faiblesse,  si  le  vinaigre  ne  m'avait  pas  soutenu 
malgré  moi.  Je  montai  donc  l'escalier  dans  un 
trouble  extraordinaire,  sans  pouvoir  remuer  la 
langue  pour  répondre  ,  tant  j'éprouvais  d'hor- 
reur contre  ma  bêtise. 

En  haut,,  déjà  plus  de  vingt-cinq  conscrits^ 
qui  se  prétendaient  infirmes ,  étaient  reçus  ;  et 
plus  de  vingt-cinq  autres,  assis  sur  un  banc 
contre  le  mur,  regardaient  à  terre,  les  joues 
pendantes,  en  attendant  leur  tour. 

Le  vieux  gendarme  Kelz,  avec  son  grand  cha- 
peau à  cornes,  se  promenait  de  long  en  large  ; 
dès  qu'il  me  vit,  il  s'arrêta  comme  émerveillé, 
puis  il  s'écria  : 

•  A  la  bonne  heure  1  à  la  bonne  heure  1  au 
moins  en  voilà  un  qui  n'est  pas  fâché  de  partir: 
l'amour  de  la  gloire  éclate  dans  ses  yeux.  > 

Et  me  posant  la  main  sur  l'épaule  : 

•  C'est  bien ,  Joseph ,  fit-il ,  je  te  prédis  qu'à 
la  fin  de  la  campagne,  tu  seras  caporal. 

*—  Mais  je  suis  boiteux  !  m'écriai-je  indigné. 

—  Boiteux  !  dit  Eelz  en  clignant  de  l'œil  et 
souriant ,  boiteux  I  C'est  égal ,  avec  une  mine 
pareille  on  fait  toujours  son  chemin.  > 

Il  avait  à  peine  fini  son  discours,  que  la  salle 
du  conseil  de  révision  s'ouvrit  et  que  l'autre 
gendarme,  Wemer,  se  penchant  à  la  porte, 
cria  d'une  voix  rude  : 

■  Joseph  Bertha  I  ■ 

J'entrai ,  boitant  le  plus  que  je  pouvais ,  et 
Wemer  referma  la  porte.  Les  maires  du  canton 
étaient  assis  sur  des  chaises  en  demi-cerôle, 
M.  le  sous-préfet  et  M.  le  maire  de  Phalsbourg 
au  milieu ,  dans  des  fauteuils ,  et  le  secrétaire 
Freylig,  à  sa  table.  Un  conscrit  du  Harberg  se 
rhabillait;  le  gendarme  Descarmes  l'aidait  4 
mettre  ses  bretelles.  Ce  conscrit,  avec  ses  gtantf  s 


Alen  )«  m'a  aUtl  mu  rien  Un    (Page  tt.) 


cbeveui  bruns  pendant  sur  les  yeux,  le  cou 
an  et  la  bouche  oaverte  pour  soupirer,  avait 
l'air  d'uT/  homme  qu'on  va  pendre.  Deux  mé- 
decins M.  le  cbirui^en-major  de  l'hApital, 
avec  un  autre  en  uniforme,  causaient  au  mi- 
lieu de  la  salle.  Ils  se  retournèrent  en  me  di- 
sant ; 

•  Déshabillez- vous.  • 

Bt  je  me  déshabillai  juetp'à  la  chemise,  que 
Wemer  m'âta.  Les  autres    me  regardaient. 

H.  le  souB-prëfet  dit  : 

I  Voili  un  garçon  plein  de  santé.  > 

Ces  mots  me  mirent  en  colère;  maigri  c«la, 
je  répondis  honnêtement  : 

•  Hais  je  suis  boiteux,  monsieur  le  sous-pré* 
tel.  • 

Lee  chirurgiens  me  regardèrent ,  et  celai  de 


rhftpital,  à  qui  M.  le  commandant  de  placA  avait 
sans  doute  parlé  de  moi,  dit  : 
■  La  jambe  gauche  est  un  peu  cfiortQ.  • 

—  Bah!  St  l'autre,  elle  est  Bolld'\  . 
Fuis,  me  posant  la  main  sur  la  poitrine  : 

<  La  conformation  est  bonne,  dit-il  ;  toussez. 

Je  toussai  le  moins  fort  que  je  pus;  mais  il 
trouva  toutde  même  quej'aTais  un  bon  timbre, 
et  dit  encore  :  <  Regardes  ces  couleurs  ;  voiU 
ce  qui  s'appelle  un  beau  sang.  > 

Alors  mol,  voyant  qu'on  alltùt  me  piflndre  n 
je  ne  disais  rien,  je  répondis  : 

•  J'ai  bu  du  vinaigre. 

—  Âh  I  fit-il ,  ça  prouve  que  vous  avez  on  bon 
estomac,  puisque  voua  aimez  le  vinaigre. 

—  Hais  je  suis  boiteux  l  m'écriai-je  tout  dé- 
solé. 


HISTOIRE  D'UN  CONSCRIT  DU  1813. 


Hi  racmUient.  d'un  ait  mijestacui,  lenn  baWntsFllMndnela.  (PageS7.] 


—  Bah  I  ne  vous  chagrineE  pas,  reprit  c«t 
h(»Dine  ;  votre  jambe  est  solide,  j'en  réponds. 

— Tout  cela,  dit  alors  H.  le  maire,  n'empêche 
pas  ce  jeune  homme  de  boiter  depuis  sa  nais- 
sance; c'est  un  fait  connu  de  tout  Phalabourg. 

—  Sans  doute,  fit  aussitât  le  médedn  de  l'hà- 
[n<al,  lajambe  gauche  est  trop  courte;  c'est  un 
cas  d'exemption. 

—  Oui,  reprit  M.  le  maire,  je  suis  sdr  tjae  ce 
garçon-li  ne  pourrait  pas  supporter  une  Ion- 
gae  marche  ;  il  resterait  an  route  à.  la  deuxième 
étape.  • 

EjO  premier  médecin  ne  disait  plus  rien. 
Je  me  croyais  déjà  sauvé  de  la  guerre,  quand 
H.  le  Boa»-préfet  me  demanda  : 

*  Vous  6tes  bien  Joseph  Bertha  ? 

—  Oui,  monneur  le  BOus-préfet,  répondis-je. 


—  Eh  bien,  messieurs,  dit-il  en  sortant  une 
lettre  de  son  portefeuille,  écoutez  !  • 

n  SA  mit  à  lire  cette  lettre  >  dans  laquelle  on 
racontait  que,  six  mois  avant,  j'avais  parié  d'al- 
ler à  Saveme  et  d'en  revenir  plus  vite  que  Pi- 
nacle ;  que  DOUB  avions  fait  ce  <^emin  ensemble 
en  moins  de  trois  heures,  et  qne  j'avais  ga- 
gné. 

C'était  malheureusement  vrai  !  ce  gueux  de 
Pinacle  m'appelait  toujours  boiteux,  et  dans 
ma  colère,  j'avais  parié  contre  lui.  Tout  lo 
monde  le  savait,  je  ne  pouvais  donc  pas  soute- 
nir le  contraire. 

Comme  je  restais  confondu ,  le  premier  chi* 
nirgien  me  dit  : 

•  Voilà  qui  tranche  la  question;  rliabillei- 


2b 


ROMANS    NATIONAUX. 


Kt,  se  tournant  vers  le  secrétaire,  il  s'écria  : 

«  Bon  pour  le  service  1  ■ 

Je  me  rhabillai  dans  un  désespoir  épouvan- 
table. 

Wemer  en  appela  un  autre.  Je  ne  faisais  plus 
attention  à  rien..>  Quelqu'un  m*aîdait  à  passer 
les  manches  de  mon  habit.  Tout  à  coup  je  fus 
sur  Tescalier  ;  et  comme  Catherine  me  deman- 
dait ce  qui  s'était  passé ,  je  poussai  un  sanglot 
terrible  ;  je  serais  tombé  du  haut  en  bas ,  si  la 
tante  Grédel  ne  m'avait  pas  soutenu. 

Nous  sortîmes  par  derrière  et  nous  traver- 
sâmes la  petite  place  ;  je  pleurais  comme  un  en- 
fant et  Catherine  aussi.  Sous  la  halle,  dans 
Tombre,  nous  nous  arrêtâmes  en  nous  embras- 
sant. 

La  tante  Grédel  criait  : 

«  Ah!  les  brigands I...  ils  enlèvent  mainte- 
nant jusqu'aux  boiteux...  jusqu'aux  iuflrmesl 
Il  leur  faut  touti  Qu'ils  viennent  donc  aussi 
nous  prendre  !  » 

Les  gens  se  réunissaient,  et  le  boucher  Sépel, 
qui  découpait  là  sa  viande  sur  Tétai,  dit  : 

f  Mère  Grédel,  au  nom  du  ciel,  taisez-vous... 
On  serait  capable  de  vous  mettre  en  prison. 

—  Eh  bien,  qu'on  m'y  mette,  s'écria-t-elle, 
qu'on  me  massacre  ;  je  dis  que  les  hommes  sont 
des  lâches  de"^ permettre  ces  horreurs  !  » 

Mais  le  sergent  de  ville  s' étant  approché, 
nous  repartîmes  ensemble  en  pleurant.  Nous 
tournâmes  le  coin  du  café  Hemmerlé ,  et  nous 
entrâmes  chez  nous.  Les  gens  nous  regardaient 
de  leurs  fenêtres  et  se  disaient  :  t  En  voilà  en- 
core  un  qui  part  1  > 

M.  Goulden ,  sachant  que  la  tante  Grédel  et 
Catherine  viendraient  dîner  avec  nous  le  jour 
de  la  révision  ,  avait  fait  apporter  du  Mouton- 
<rOr  une  oie  farcie  et  deux  bouteilles  de  bon 
vin  d'Alsace.  Il  était  convaincu  que  j'allais  être 
réformé  tout  de  suite;  aussi  quelle  ne  fut  pas 
sa  surprise  de  nous  voir  entrer  ensemble  dans 
une  désolation  pareille. 

•  Qu'est-ce  que  c'est?  •  dit-il  en  relevant  son 
bonnet  de  soie  sur  son  front  chauve,  et  nous 
regardant  les  yeux  écarquillés. 

Je  n'avais  pas  la  force  de  lui  répondre  ;  je 
me  jetai  dans  le  fauteuil  en  fondant  en  larmes. 
Catherine  s'assit  prés  de  moi,  les  bras  autour 
de  mon  cou,  et  nos  sanglots  redoublèrent. 

La  tante  Grédel  dit  : 

I  Les  gueux  l'ont  pris. 

— Ce  n'est  pas  possible  I  fit  M.  âoulden,  dont 
les  bras  tombèrent. 

—Oui,  c'est  tout  ce  qu'on  peut  voir  de  pire, 
dit  la  tante;  ça  montre  bien  de  la  scélératesse 
de  ces  gens.  » 

Et  s'animant  de  p<u8  en  plus,  elle  criait  : 

I  II  ne  viendra  donc  plus  de  révolution I  Ces 


bandits  seront  donc  toujours  les  inaîlrcs! 

— Voyons,  voyons,  mère  Grédel,  calmez- 
vous,  disait  M.  Goulden.  Au  nom  du  ciel,  ne 
criez  pas  si  haut.  Joseph,  raconte-nous  raison- 
nablement les  choses;  ils  se  sont  trompés... 
ce  n'est  pas  possible  autrement...  M.  le  maire 
et  le  médecin  de  l'hôpital  n'ont  donc  rien  dit?  * 

Je  racontai  en  gémissant  l'histoire  de  la  lettre; 
et  la  tante  Grédel,  qui  ne  savait  rien  décela, 
se  mit  à  crier  en  levant  les  poings  : 

«  Ah  I  le  brigand  !  Dieu  veuille  qu'il  entre 
encore  une  fois  chez  nous  !  je  lui  fends  la  tête 
avec  ma  hachette.  * 

M.  Goulden  était  consterné. 

«  Comment  I  tu  n'as  pas  crié  que  c'était  faux! 
dit-il;  c'est  donc  vrai  cette  histoire?  • 

Et  comme  je  baissais  la  tête  sans  répondre, 
joignant  les  mains  il  ajouta  : 

•  Ah!  la  jeunesse,  la  jeunesse,  cela  ne  pense 
àrien...  Quelle  imprudence...  quelle  impru- 
dence 1  • 

Il  se  promenait  autour  de  la  chambre;  puis 
il  s'assit  pour  essuyer  ses  lunettes,  et  la  tante 
Grédel  dit  : 

■  Oui,  mais  ils  nePaurontpastoutde  même, 
leurs  méchancetés  ne  serviront  à  rien  :  ce  soir, 
Joseph  sera  déjà  dans  la  montagne,  en  route 
pour  la  Suisse.  > 

M.  Goulden,  en  entendant  cela,  devint  grave; 
il  fronça  le  sourcil  et  répondit  au  bout  d'un  in- 
stant  : 

■  C'est  un  malheur...  im  grand  malheur... 
car  Joseph  est  réellement  boiteux...  On  le  re- 
connaîtra plus  tard  ;  il  ne  pourra  pas  marcher 
deux  jours  sans  rester  en  arrière  et  sans  tomber 
malade.  Mais  vous  avez  tort,  mère  Grédel,  de 
parler  conmie  vous  faites  et  de  lui  donner  un 
mauvais  conseil. 

— ^Un  mauvais  conseil I  dit-elle;  vous  êtes 
donc  aussi  pour  faire  massacrer  les  gens,  vous? 

— Non,  répondit-il,  je  n'aime  pas  les  guerres, 
surtout  celles  où  des  cent  mille  hommes  per- 
dent la  vie  pour  la  gloire  d'un  seul.  Mais  ces 
guerres^â  sont  finies  ;  ce  n'est  plus  pour  ga- 
gner de  la  gloire  et  des  royaumes  qu'on  lève 
des  soldats,  c'est  pour  défendre  le  pays,  qu'on 
a  compromis  à  force  de  tyrannie  et  d'ambition. 
On  Tondrait  bien  la  paix  maintenant  1  Malheu- 
reusement, les  Russes  s'avancent,  les  Prussiens 
se  mettent  avec  eux,  et  nos  amis  les  Autri- 
chiens n'attendent  qu'une  bonne  occasion  de 
nous  tomber  sur  le  dos  ;  si  l'on  ne  va  pas  à  leur 
rencontre,  ils  viendront  chez  nous,  car  nous 
allons  avoir  l'Europe  sur  les  bras  connue  en  93 . 
C'est  donc  tout  autre  chose  que  nos  guerres 
d'Espagne,  de  Russie  et  d'Allemagne.  Et  moi, 
tout  vieux  que  je  suis,  mère  Grédel,  si  le  dan-> 
ger  continue  &  grandir  et  si  l'on  a  besoin  des 


HISTOIRE  D'UN  CONSCRIT  DE   1813. 


27 


anciCDS  de  la  République,  j^aurais  honte  d'aller 
faire ^ des  horloges  en  Suisse,  pendant  que 
dautres  verseraient  leur  sang  pour  défendre 
mon  pays.  D  ailleurs,  écoutez  bien  ceci  :  les 
déserteurs  sont  méprisés  partout.  Après  avoir 
iait  un  coup  pareil,  on  n'a  plus  de  racines 
DuUe  part,  on  n^a  plus  ni  père ,  ni  mère,  ni 
clocher,  ni  patrie...  On  s'est  jugé  soi-même  in- 
capable de  remplir  le  premier  de  ses  devoirs, 
qui  est  d*aimer  et  de  soutenir  son  pays,  même 
lorsqu'il  a  tort.  » 

n  n'en  dit  pas  plus  en  ce  moment,  et  s*assit 
à  la  table  d'un  air  grave. 

t  Mangeons,  reprit-il  après  un  instant  de 
silence;  voici  midi  qui  sonne.  Mère  Grédel  et 
Catherine,  asseyez-vous  là.  > 

Elles  s'assirent,  et  nous  mangeâmes.  Je  ré- 
vais aux  paroles  de  M.  Goulden,  qui  me  sem- 
blaient justes.  La  tante  Grédel  serrait  les  lèvres, 
et  de  temps  en  temps  me  regardait,  pour  voir 
ce  que  je  pensais.  A  la  fin,  elle  dit  : 

«  Moi  je  me  moque  d'un  pays  où  l'on  prend 
les  pères  de  famille ,  après  avoir  enlevé  les 
garçons  I  Si  j'étais  à  la  place  de  Joseph,  je  par- 
tirais tout  de  suite. 

— Ecoutez,  tante  Grédel,  lui  répondis -je, 
vous  savez  que  je  n'aime  rien  tant  que  la  paix 
et  la  tranquillité  ;  mais  je  ne  voudraispourlant 
pas  me  sauver  comme  un  heimathsîôss  dans  les 
autres  pays.  Malgré  cela,  je  ferai  ce  que  vou- 
dra Catherine  :  si  elle  me  dit  d'aller  en  Suisse, 

yurai!...  » 

Alors  Catherine,  baissant  la  tête  pour  cacher 
ses  laimes^  dit  tout  bas  : 

•  Je  ne  veui  pas  qu'on  puisse  t'appeler  dé- 
serteur. 

—Eh  bien  donc,  je  ferai  comme  les  autres  ! 
m*ècriai-je;  puisque  ceuï  de  Phalsbourg  et  du 
Dagsberg  partent  pour  la  guerre,  je  partirai  I  » 

H.  Goulden  ne  fit  aucune  observation. 

•  Chacun  est  libre,  dit-il  ;  seulement  je  suis 
content  de  voir  que  Joseph  pense  comme 
moi.  « 

Puis  le  silence  se  rétablit,  et  vers  deux  heures, 
la  tante  Grédel,  se  levant,  prit  son  panier.  Elle 
semblait  abattue  et  me  dit  : 

•  Joseph,  tu  ne  veux  pas  m'écouter,  mais 

c'est  égal,  avec  la  volonté  du  Seigneur,  tout 
cela  finira;  tu  reviendras,  si  Dieu  le  veut,  et 
Catherine  ^attendra. 

Catherine,  se  jetant  à  mon  cou,  se  remit  à 
pleurer,  et  moi  plus  encore  qu'elle  ;  de  sorte  que 
M.  Goulden  lui-même  ne  pouvait  s'empêcher 
de  verser  des  larmes. 

Enfin  Catherine  et  sa  mère  descendirent  l'es- 
calier, et  d'ea  bas  la  tante  me  cria  : 

•  Tâche  de  revenir  encore  une  ou  deux  fois 
ch^'^nous,  Joseph. 


—Oui,  oui,  »  lui  répondis-je  en  fermant  la 
porte. 

Je  ne  me. tenais  plus  sur  mes  jambes  ;  jamais 
je  n'avais  été  si  malheureux,  et  même  aujour- 
d'hui,  quand  j'y  pense,  cela  me  retourne  le 
cœur. 


VII 


'Depuis  ce  jour  je  n'avais  plus  la  tête  à  rien, 
ressayai  d'abord  de  me  remettre  à  louvrage ; 
mais  sans  cesse  mes  pensées  étaient  ailleurs, 
et  M.  Goulden  lui-même  me  dit  : 

<  Joseph,  laisse  cela...  profite  du  peu  de 
temps  qui  te  reste  à  passer  avec  nous  ;  va  voir 
Catherine  et  la  mère  Grédel.  Je  crois  toujours 
qu'on  te  réformera  ;  mais  que  peut-on  savoir  ? 
On  a  tellement  besoin  de  monde,  que  cela 
risque  de  traîner  en  longueur.  » 

J'allais  donc  chaque  matin  aux  Quatre-Vents, 
et  je  passais  mesjournéesavec  Catherine.  Nous 
étions  bien  tristes,  et  pourtant  bienheureux 
tout  de  même  de  nous  voir  ;  nous  nous  aimions 
plus  encore  qu'avant,  si  c'est  possible.  Cathe- 
rine quelquefois  essayait  da  /^hanter,  comme 
dans  le  bon  temps  ;  mais  tout  à  coup  elle  se 
mettait  à  pleurer.  Alors  nous  pleurions  en- 
semble, et  la  tante  Grédel  recommençait  à 
maudir  les  guerres  qui  font  le  malheur  de  tout 
le  monde.  Elle  disait  que  le  conseil  de  révision 
méritait  d'être  pendu,  que  tous  ces  bandits  s'en- 
tendaient ensemble  pour  vous  empoisonner 
l'existence.  Cela  nous  soulageait  un  peu  de  l'en- 
tendre crier,  et  nous  trouvions  qu'elle  avait 
raison. 

Le  soir,  je  rentrais  en  ville  vers  huit  ou  neuf 
heures,  au  moment  où  l'on  fermait  les  portes, 
et  je  voyais,  en  passant,  toutes  les  petites  au- 
berges pleines  de  conscrits  et  de  vieux  soldats 
réformés  qui  buvaient  ensemble.  Les  conscrits 
payaient  toujours  ;  les  autres,  le  bonnet  de  po- 
uce crasseux  sur  l'oreille,  le  nez  rouge^  le  vieux 
col  de  crin  en  guise  de  chemise,  se  retrous- 
saient les  moustaches  en  racontant  d'un  air 
majestueux  leurs  batailles,  leurs  marches  et 
leurs  duels. 

On  ne  pouvait  rien  voir  de  plus  abominable 
que  ces  trous  pleins  de  fumée,  le  quinquet  sous 
les  poutres  sombres,  ces  vieux  ferrailleurs  et 
ces  jeunes  gens  en  train  de  boire,  de  crier  et 
.  de  taper  sur  les  tables  conome  des  aveugles  ;  et 
derrière,  dans  l'ombre,  la  vieille  Annettè 
Schnaps,  ou  Marie  Héring,  la  tignasse  tordue 
sur  la  nuque,  le  peigne  à  trois  dents  en  travers, 
observant  ces  choses  en  se  grattant  la  hanche, 
ou  bien  enr  vidant  un  pot  à  la  santé  des  braves. 

C'était  triste  pour  des  fils  de  paysans;' des 


28 


ROMANS  NATIONAUX. 


gens  honnêtes  cH  laborieux  de  mener  une  exis- 
tence pareille  ;  mais  personne  n'avait  plus  en- 
vie de  travailler  ;  on  aurait  donné  sa  vie  pour 
deux  liards.  A  force  de  crier,  de  boire  et  de  se 
désoler  intérieurement,  on  finissait  par  s'en- 
dormir le  nez  sur  la  table,  et  les  vieux  vidaient 
les  cruches  en  chantant  : 

Lft  gloire  nous  appelle  I 

Moi  qui  voyais  ces  choses,  je  bénissais  le  ciel, 
dans  ma  misère,  de  me  donner  d'honnêtes 
gens  pour  soutenir  mon  courage  et  m^empé- 
cher  de  tomber  entre  pareilles  mains. 

Gela  se  prolongea  jusqu'au  25  janvier.  De- 
puisquelques jours, ungrand  nombre  de  cons- 
crits italiens,  des  Piémontais  et  des  Génois 
étaient  arrivés  en  ville;  les  uns  gros  et  gras 
comme  des  Savoyards  nourris  de  châtaignes, 
le  grand  chapeau  pointu  sur  leur  tête  crépue, 
le  pantalon  de  bure,  teint  en  vert  sombre,  et  la 
petite  veste  également  de  bure,  mais  couleur 
de  brique,  serrés  aux  reins  par  une  ceinture 
de  cuir.  Ils  avaient  des  souliers  énormes,  et 
mangeaient  du  fromage  sur  le  pouce,  assis 
tout  le  long  de  la  vieille  halle.  Les  autres,  secs 
maigres,  bruns,  grelottaient  dans  leurs  lon- 
gues souquenilles,  rien  qu'à  voir  la  neige  sur 
les  toits,  et  regardaient  passer  les  femmes  avec 
de  grands  yeux  noirs  et  tristes.  On  les  exerçait 
sur  la  place  tous  les  jours  à  marcher  au  pas; 
ils  allaient  remplir  les  cadres  du  6*  léger  à 
Mayence,  et  se  reposaient  un  peu  dans  la  ca- 
serne d'infanterie. 

Le  capitaine  des  recrues,  qui  s'appelait  Vi- 
dal, logeait  au-dessus  de  notre  chambre.  C'était 
un  honune  carré,  solide,  très-ferme,  et  pour- 
tant aussi  très-bon  et  très-honnête.  Il  vint  faire 
raccommoder  la  sonnerie  de  sa  montre  chez 
nous,  et  quand  il  sut  que  j'étais  conscrit  et  que 
j'avais  peur  de  ne  pas  revenir,  il  m'encouragea 
disant  •  que  tout  n'est  qu*habitude...  qu'au 
bout  de  cinq  ou  six  mois,  on  se  bat  et  l'on 
marche  comme  on  mange  la  soupe,  et  que  beau- 
coup même  s'habituent  tellement  à  tirer  des 
coups  de  fusil  ou  de  canon  sur  les  gens,  qu'ils 
se  considèrent  comme  malheureux  lorsqu'ils 
n'ont  pas  cette  jouissance.  » 

Mais  sa  manière  de  raisonner  n'était  pas  de 
mon  goût,  d'autant  plus  que  je  voyais  cinq  ou 
six  gros  grains  de  poudre  sur  une  de  ses  joues, 
lesquels  étaient  entrés  bien  loin  dans  la  peau, 
et  qull  m'expliqua  provenir  d'un  coup  de  fusil 
qu'un  Russe  lui  avait  lâché  presque  sous  le 
nez.  Un  état  pareil  me  déplaisait  de  plus  en 
plus,  et,  comme  déjà  plusieurs  jours  s'étaient 
passés  sans  nouvelles,  je  commençais  à  croire 
qu'on  m'oubliait  comme  le  grand  Jacob,  du 


Ghévre-Hof,  dont  tout  le  monde  parle  encore, 
à  cause  de  son  bonheur  extraordinaire.  La 
tante  Grédel  elle-même  me  disait  chaque  fois 
que  j'allais  chez  eux  :  •  Eh  bien...  eh  bien... 
ils  veulent  donc  nous  laisser  tranquilles!  » 
lorsque,  le  matin  du  25  janvier,  au  moment  où 
j'allais  partir  pour  les  Quatre- Vents,  Monsieur 
Goulden,  qui  travaillait  à  son  établi  d'un  air  rê- 
veur, se  retourna  les  larmes  aux  yeux  et  me  dit  : 

«  Écoute,  Joseph,  j'ai  voulu  te  laisser  dormir 
encore  tranquillement  cette  nuit;  mais  il  faut 
pourtant  que  tu  le  saches,  mon  enfant  :  hier 
soir,  le  brigadier  de  gendarmerie  est  venu 
m'apporter  ta  feuille  de  route.  Tu  pars  avec  les 
Piémontais  et  les  Génois,  et  cinq  ou  six  gar- 
çons de  la  ville  :  le  fils  Elipfel,  le  fils  Lœrig 
Jean  Furst  et  Gaspard  Zébédé  ;  vous  partez  pour 
Mayence.  » 

En  entendant  cela,  je  sentis  mes  jambes  s'en 
aller,  et  je  m'assis  sans  pouvoir  répondre  un 
mot.  M.  Goulden  sortit  de  son  tiroir  la  feuille 
de  route  en  belle  écriture,  et  se  mit  à  la  lire 
lentement.  Tout  ce  que  je  me  rappelle,  c'est 
que  Joseph  Bertha,  natif  de  Dabo,  canton  de 
Phalsbourg,  arrondissement  de  Sarrebourg, 
était  incorporé  dans  le  6«  léger,  et  qu'il  de- 
vait avoir  rejoint  son  corps  le  29  janvier,  à 
Mayence. 

Cette  lettre  me  produisit  un  aussi  mauvais 
effet  que  si  je  n'avais  rien  su  d'avance  ;  je  re- 
gardai cela  comme  quelque  chose  de  nouveau, 
et  j'en  fus  indigné. 

M.  Goulden,  après  im  instant  de  silence,  dit 
encore  : 

«  C'est  aujourd'hui  que  les  Italiens  partent, 
vers  onze  heures.  » 

Alors,  me  réveillant  comme  d'un  mauvais 
rêve,  je  m'écriai  : 

t  Mais  je  ne  reverrai  donc  plus  Catherine  ? 

— Si,  Joseph,  si,  dit-il  d'une  voix  tremblante  ; 
j'ai  fait  prévenir  la  mère  Grédel  et  Catherine; 
ainsi,  mon  enfant,  elles  viendront,  tu  pourras 
les  embrasser  avant  de  partir.  » 

Je  voyais  son  chagrin  et  je  m'attendrissais 
encore  plus,  de  sorte  que  j'avais  mille  peines  à 
m'empécher  de  fondre  en  larmes. 

Au  bout  d'une  minute  il  reprit  : 

«  Tu  n'as  besoin  de  t'inquiéter  de  rien,  j'ai 
tout  préparé  d'avance.  Et  quand  tu  reviendras, 
Joseph,  si  Dieu  veut  que  je  sois  encore  de  ce 
monde,  tu  me  trouveras  toujours  le  même. 
Voici  que  je  conmience  à  me  faire  ^ieux,  mon 
plus  grand  bonheur  aurait  été  de  te  conserver 
conune  un  fils,  car  j'ai  trouvé  dans  toi  le  bon 
cœur  et  le  bon  esprit  d'un  honnête  homme  ;  je 
t'aurais  cédé  mon  fonds...  nous  aurions  été 
bien  ensemble...  Catherine  et  toi  vous  auriez 
été  mes  enfants...  Mais  puisqu'il  en  estain 


résignons-nous.  Tout  cela  n'est  que  pour  un 
peu  de  temps;  tu  seras  réformé  j^en  suis  sûr  : 
on  verra  bientôt  que  tu  ne  peux  pas  faire  de 
longues  marches.  » 

Tandis  qcfil  parlait,  moi,  la  tête  sur  les  ge- 
noux, je  sanglotais  tout  bas. 

A  la  fin,  il  se  leva  et  sortit  de  l'armoire  un 
sac  de  soldat  en  peau  de  vache,  qu'il  posa  sur 
la  table.  Je  le  regardais  toutabattu,  ne  songeant 
à  rien  qu'au  malheur  de  partir. 

•  Voici  ton  sac,  dit-il,  j'ai  mis  là-dedans  tout 
ce  qu'il  te  faut  :  deux  chemises  de  toile,  deux 
gilets  de  flanelle  et  le  reste.  Tu  recevras  deux 
chemises  à  Mayence,  c'est  tout  ce  qu'il  te  fau- 
dra ;  mais  je  t^ai  fait  faire  des  souliers,  car  rien 
n'est  plus  mauvais  que  les  souliers  des  four- 
nisseurs; c*est  presque  toujours  du  cuir  de 
cheval,  qui  vous  échauffe  terriblement  les 
pieds.  Tu  n'es  pas  déjà  trop  solide  sur  tes  jam- 
bes, mon  pauvre  enfant,  au  moins  que  tu  n'aies 
pas  cette  douleur  de  plus.  Enfin  voilà...  c*est 
tout.  » 

n  posa  le  sac  sur  la  table  et  se  rassit. 

Dehors  on  entendait  les  allées  et  les  venues 
des  Italiens  qui  se  préparaient  à  partir.  Au- 
dessus  de  nous,  le  capitaine  Vidal  donnait  des 
ordres.  Il  avait  son  cheval  à  la  caserne  de  gen- 
\  dannerie,  et  disait  à  son  soldat  d'aller  voir  s'il 
était  bien  bouchonné,  s'il  avait  reçu  son  avoine. 

Tout  ce  bruit,  tout  ce  mouvement  me  pro- 
duisait un  effet  étrange,  et  je  ne  pouvais  encore 
croire  qu'il  fallait  quitter  la  ville.  Gomme  j*é- 
tais  ainsi  dans  le  plus  grand  trouble,  voilà  que 
la  porte  s'ouvre,  et  que  Catherine  se  jette  dans 
mes  bras  en  gémissant,  et  que  la  mère  Grédel 
crie  : 

«  le  te  disais  bien  qu'il  fallait  te  sauver  en 
Suisse....  que  ces  gueux  finiraient  par  Remme- 
ner.... Je  te  le  disais  bien....  tu  n'as  pas  voulu 
me  croire. 

— Mère  Grédel,  répondit  aussitôt  H.Soulûen, 
de  partir  pour  faire  son  devoir^  ce  n'est  pas  im 
aussi  grand  malheur  que  d*étre  méprisé  par 
les  honnêtes  gens.  Au  lieu  de  tous  ces  cris  et 
de  tous  ces  reproches  qui  ne  servent  à  rien, 
vous  feriez  mieux  de  consoler  et  de  «soutenir 
Joseph. 

— ^Ah  1  dit-elle ,  je  ne  lui  fais  pas  de  repro- 
ches, non  1  quoique  ce  soit  terrible  de  voir  des 
choses  pareilles.  » 

Catherine  ne  me  quittait  pas  ;  elle  s'était  as- 
aise  à  côté  de  moi,  et  nous  nous  embrassions. 

«  Ta  reviendras,  faisait-elle  en  me  serrant. 

— Oui....  oui,  lui  disais-je  tout  bas;  et  toi,  tu 
penseras  toujours  à  moi....  tu  n'en  aimeras  pas 
on  autre  1  » 

Alors  elle  sanglotait  en  disant  : 

•  Ohl  non,  je  ne  veux  jamais  aimer  que  toi  I  « 


Gela  durait  depuis  im  quart  d'heure,  lorsque 
la  porte  s'ouvrit,  et  que  le  capitaine  Vidal  entra, 
le  manteau  roulé  conmie  un  corps  de  chasse 
sur  son  épaule. 

■  Bh  bienl  dit-il,  eh  bienl  et  notre  jeune 
homme? 

— Le  voilà,  répondit  M.  Goulden. 

—Ah!  oui,  fit  le  capitaine,  ils  sont  en  train 
de  se  désoler,  c'est  tout  simple....  Je  me  rap- 
pelle ça....  nous  laissons  tous  queiqu'on  au 
pays.  • 

Puis,  élevant  la  voix  : 

•  Allons,  jeime  homme,  du  courage  I  Nous 
ne  sommes  plus  un  enfant,  que  diable  !  * 

Il  regarda  Gatherine  : 

«  C'est  égal,  dit-il  à  M. Goulden,  je  comprends 
qu'il  n'aime  pas  de  partir.  ■ 

Le  tambour  battait  à  tous  les  coins  de  la  rue; 
le  capitaine  Vidal  ajouta  : 

«  Nous  avons  encore  vingt  minutes  pour 
lever  le  pied.  ■ 

Et,  me  lançant  un  coup  d'œil  : 

•  Ne  manquons  pas  au  premier  appel,  jeune 
homme,  »  fit-il  en  serrant  la  main  de  M.  Goul- 
den. 

n  sortit;  on  entendait  son  cheval  piaffer  à  la 
porte. 

Le  temps  était  gris,  la  tristesse  m'accablait; 
je  ne  pouvais  lâcher  Catherine. 

Tout  à  coup  le  roulement  conunença;  tous 
les  tambours  s'étaient  réunis  sur  la  place. 
M.  Goulden,  prenant  aussitôt  le  sac  par  ses 
courroies  sur  la  table,  dit  d'un  ton  grave  : 

«  Joseph;  maintenant  embrassonfr-nous....  il 
est  temps.  ■ 

Je  me  redressai  tout  p&le;  il  m'attacha  le  sac 
sur  les  épaules.  Catherine,  assise  la  figure  dans 
son  tablier,  sanglotait.  La  mère  Grédel,  de- 
bout^ me  regardait  les  lèvres  serrées. 

Le  roulement  continuait  toujours;  subite- 
ment il  se  tut. 

I  L'appel  va  conunencer,  dit  M.  Goulden  en 
m'embrassant,  et  tout  à  coup  son  cœur  éclata; 
il  se  mit  à  pleurer,  m*appelant  tout  bas  son 
enfant  et  me  disant  : 

«  Couragel  > 

La  mère  Grédel  s'assit  ;  conmie  je  me  bais* 
sais  vers  elle,  elle  me  prit  la  tète  entre  ses 
mains,  et  m'embrassant,  elle  criait  : 

•  Je  t'ai  toujours  aimé,  Joseph,  depuis  que  tu 
n*étaisqu*un  enfant....  je  t'ai  toujours  aimé! 
tu  ne  nous  as  donné  que  de  la  satisfaction,  et 
maintenant  il  faut  que  tu  partes....  Mon  Dieu, 
mon  Dieu,  quel  malheur  1  > 

Moi,  je  ne  pleurais  plus. 

Quand  la  tante  Grédel  m'eut  lâché,  je  regart 
dai  Gatherine,  qui  ne  bougent  pas,  et,  m'étan- 
approché,  je  la  baisai  sur  le  cou.  Elle  ne  se 


30 


HOMANS  NATIONAUX. 


leva  point,  et  je  m'en  allais  bien  vite,  n'ayant 
plus  de  force,  lorsqu'elle  se  mit  à  crier  d'une 
voix  déchirante  : 

■  Joseph!...  Joseph!  » 

Alors  je  me  retournai;  nouB  nous  jetâmes 
dans  les  bras  Tun  de  l'autre,  et  quelques  ins- 
tants encore  nous  restâmes  ainsi,  sanglotant. 
Catherine  ne  pouvait  plus  se  tenir;  je  la  posai 
dans  le  fauteuil  et  je  partis  sans  oser  tourner 
la  tête. 

J'étais  déjà  sur  la  place,  au  milieu  des  Italiens 
et  d'une  foule  de  gens  qui  criaient  et  pleuraient 
en  reconduisant  leurs  garçons,  et  je  ne  voyais 
rien,  je  n'entendais  rien. 

Quand  le  roulement  recommença,  je  regar- 
dai et  je  vis  que  j'étais  entre  Klipfel  et  Furst, 
tous  deux  le  sac  au  dos;  leurs  parents  devant 
nous,  sur  la  place,  pleuraient  comme  pour  un 
enterrement.  A  droite,  près  de  l'hôtel  de  ville, 
le  capitaine  Vidal ,  à  cheval  sur  sa  petite  jument 
grise,  causait  avec  deux  officiers  d'infanterie. 
Les* sergents  faisaient  Tappel  et  Ton  répondait. 
On  appela  Zébédé,  Furst,  Klipfel,  Bertha,  nous 
répondîmes  comme  les  autres  ;  puis  le  capitaine 
commanda  :  «  Marche  1  •  et  nous  partîmes  deux 
à  deux  vers  la  porte  de  France. 

Au  coin  du  boulanger  Spitz,  une  vieille,  au 
premier,  cria  de  sa  fenêtre,  d'une  voix  étran- 
glée : 

•  Kasperl  Easper!  * 

C'était  la  grand'mère  de  Zébédé;  son  men- 
ton tremblait.  Zébédé  leva  la  main  sans  ré- 
pondre; il  était  aussi  bien  triste  et  baissait  la 
tête. 

Moi,  je  frémissais  d'avance  de  passer  devant 
chez  nous.  En  arrivant  là,  mes  jambes  fléchis- 
saient; j'entendis  aussi  quolqu'im  crier  des  fe- 
nêtres, mais  je  tournai  la  tête  du  côté  de  l'au- 
berge du  Bœuf-Rouge;  le  bruit  des  tambours 
couvrait  tout. 

Les  enfants  couraient  derrière  nous  en  criant  : 
«  Les  voilà  qui  partent....  Tiens,  voilà  Klipfel, 
voilà  Joseph  I  » 

Sous  la  porte  de  France,  les  hommes  de 
garde  rangés  en  ligne,  l'arme  au  bras,  nous  re- 
gardèrent défiler.  Nous  traversâmes  l'avancée , 
puis  nos  tambours  se  turent,  et  nous  tournâmes 
à  droite.  On  n'entendait  plus  que  le  bruit  des 
pas  dans  la  boue,  car  la  neige  fondait. 

Nous  avions  dépassé  la  ferme  du  Gerberhoff 
et  nous  allions  descendre  la  c6te  du  grand  pont, 
lorsque  j'entendis  quelqu'un  me  parler  :  c'était 
le  capitaine  qui  me  criait  du  haut  de  son 
cheval  : 

•  A  la  bonne  heure,  jeune  homme,  je  suis 
content  de  vous!  « 

Sn  entendant  cela,  je  ne  pus  m'empêcher  de 
xiipBndre  encore  des  larmes,  et  le  grand  Furst 


aussi  ;  nous  pleurions  en  marchant.  Les  autres, 
pâles  comme  des  morts,  ne  disaient  rien.  Au 
grand  pont,  Zébédé  sortit  sa  pipe  pour  fumer. 
Devant  nous,  les  Italiens  parlaient  et  riaient 
entre  eux,  étant  habitués  depuis  trois  semaines 
à  cette  existence. 

Une  fois  sur  la  côte  de  Metting,  à  plus  d'une 
lieue  de  la  ville,  comme  nous  allions  redes- 
cendre, Klipfel  me  toucha  l'épaule,  et  tournant 
la  têîe  11  me  dit  : 

«  Regarde  là-bas.... 

Je  regardai,  et  j'aperçus  Phalsbourg  bien 
loin  au-dessous  de  nous,  les  casernes,  les  pou- 
drières, et  le  clocher  d'où  j'avais  vu  la  maison 
de  Catherine,  six  semaines  avant,  avec  le  vieux 
Brainstein:  tout  cela  gris,  les  bois  noirs  au- 
tour. J'aurais  bien  voulu  m'arrêter  là  quelques 
instants;  mais  la  troupe  marchait,  il  fallut 
suivre.  Nous  descendîmes  à  Metting, 


VIII 


Ce  même  jour,  nous  allâmes  jusqu'à  Bitche, 
puis  le  lendemain  à  Hombach,  à  Kaiserslau- 
tern,  etc.  Le  temps  s'était  remis  à  la  neige. 

Combien  de  fois,  durant  cette  longue  route, 
je  regrettai  le  bsn  manteau  de  M.  Goulden  et 
ses  souliers  à  doubles  semelles  ! 

Nous  traversions  des  villages  sans  nombre, 
tantôt  en  montagne,  tantôt  en  plaine.  A  l'entrée 
de  chaque  bourgade,  les  tambours  attachaient 
leur  caisse  et  battaient  la  marche  ;  alors  nous 
redressions  la  tête,  nous  marquions  le  pas, 
pour  avoir  l'air  de  vieux  soldats.  Les  gens  ve- 
naient à  leurs  petites  fenêtres,  ou  s'avançaient 
sur  leur  porte  en  disant  :  «  Ce  sont  des  con- 
scrits. » 

Le  soir,  à  la  halte,  nous  étions  bien  heureux 
de  reposer  nos  pieds  fatigués ,  moi  surtout.  Je 
ne  puis  pas  dire  que  ma  jambe  me  faisait  mal, 
mais  les  pieds...  Ahl  je  n'avais  jamais  senti 
cette  grande  fatigue  I  Avec  notre  billet  de  loge- 
ment, nous  avions  le  droit  de  nous  asseoir  au 
coin  du  feu;  mais  les  gens  nous  donnaient 
aussi  place  à  leur  table.  Presque  toujours  nous 
avions  du  lait  caillé  et  des  pommes  de  terre  ; 
quelquefois  aussi  du  lard  frais,  tremblotant  sur 
un  plat  de  choucroute.  Les  enfants  venaient 
nous  voir;  les  vieilles  nous  demandaient  de  quel 
pays  nous  étions,  ce  que  nousfaisipns  avant  de 
partir;  les  jeunes  filles  nous  regardaient  d'un 
air  triste,  rêvant  à  leurs  amoureux,  t>artis  cinq, 
six  ou  sept  mois  avant.  Ensuite  on  nous  con- 
duisait dans  le  lit  du  garçon.  Avec  quel  bonheur 
je  m'étendais  1  comme  j'aurais  voulu  domiir 


HISTOIRE  D'UN  CONSCRIT  DE   1813. 


31 


mes  doxize  heures  !  Mais  do  bon  matiu^  au  petit 
jour,  le  bourdonnement  de  la  caisse  me  réveil- 
lait; je  regardais  les  poutres  brunes  du  pla- 
fond, les  petites  vitres  couvertes  de  givre,  et  je 
me  demandais  :  •  Où  suis-je?  »  Tout  à  coup 
mon  cœur  se  serrait;  je  me  disais  :  «  Tu  es  à 
Bitche ,  à  Kaiserslautern...  tu  es  conscrit  1  »  Et 
bien  vite  il  fallait  m'habiller,  reprendre  le  sac 
8t  courir  répondre  à  l'appel. 

i  Bon  voyage  !  disait  la  ménagère  éveillée 
(le  grand  matin. 

—  Merci,  >  répondait  le  conscrit. 

Et  l'on  partait. 

Oui...  oui...  bon  voyage!  On  ne  te  re verra 
plus,  pauvre  diable...  Combien  d'autres  ont 
suivi  le  même  chemin  I 

Je  n'oublierai  jamais  qu'à  Kaiserslautern,  le 
deuxième  jour  de  notre  départ^  ayant  débouclé 
mon  sac  pour  mettre  une  chemise  blanche,  je 
découvris ,  sous  les  chemises  ,  un  petit  paquet 
assez  lourd,  et  que,  l'ayant  ouvert,  j'y  trouvai 
cinquante-quatre  francs  en  pièces  de  six  livres, 
et  sur  le  papier  ces  mots  de  M.  Goulden  :  ■  Sois 

•  toujours  bon,  honnête,  à  la  guerre.  Songe  à 

•  tes  parents,  à  tous  ceux  pour  lesquels  tu  don- 

•  nerais  ta  vie,  et  traite  humainement  les  étran- 

•  gers,  afin  qu^ils  agissent  de  même  à  l'égard 

•  des  nôtres.  Et  que  le  ciel  te  conduise...  qu*il 

•  le  sauve  des  périls  I  Voici  quelque  argent, 

•  Joseph.  Il  est  bon,  loin  des  siens,  d'avoir  tou- 

•  jours  un  peu  d'argent.  Ecris-nous  le  plus 
<  souvent  que  tu  pourras.  Je  t'embrasse,  mon 

•  enfant,  je  te  serre  sur  mon  cœur.  • 

En  lisant  cela  ,  je  répandis  des  larmes ,  et  je 
pensai  :  •  Tu  n^es  pas  entièrement  abandonné 
sur  la  terre...  De  braves  gens  songent  à  toi  1 
Tu  n'oublieras  jamais  leurs  bons  conseils.  ■ 

Enfin  le  cinquième  jour,  vers  dix  heures  du 
soir,  nous  entrâmes  à  Mayence.  Tant  que  je 
vivTai,  ce  souvenir  me  restera  dans  l'esprit.  Il 
faisait  un  froid  ternble  ;  nous  étions  partis  de 
grand  matin,  et  longtemps  avant  d'arriver  à  la 
ville,  nous  avions  traversé  des  villages  pleins 
de  soldats  :  de  la  cavalerie  et  de  l'infanterie, 
des  dragons  en  petite  veste,  les  sabots  pleins  de 
paille,  en  train  de  casser  la  glace  d'une  auge, 
pour  abreuver  leurs  chevaux;  d'autres  traînant 
des  bottes  de  fourrage  à  la  porte  des  écuries  ; 
des  convois  de  poudre,  de  boulets  en  route, 
tout  blancs  de  givre  ;  des  estafettes,  des  déta- 
chements d'artillerie,  de  pontonniers  allant  et 
venant  sur  la  campagne  blanche,  et  qui  ne  fai- 
saient pas  plus  attention  à  nous  que  si  nous 
n'avions  pas  existé. 

Le  capitaine  Vidal,  pour  se  réchauffer,  avait 
mis  pied  à  terre  et  marchait  d'un  bon  pas;  les 
ofUciers  et  les  sergents  nous  pressaient  à  cause 
du  retard.  Cinq  ou  six  ItaUens  étaient  restés  en 


arrière  dans  les  villages,  ne  pouvant  plus  avan- 
cer. Moi ,  j'avais  très-chaud  aux  pieds  à  cause 
du  mal;  à  la  dernière  halte,  c'est  à  peine  si  j'a- 
vais pu  me  relever.  Les  autres  Phalsbourgeois 
marchaient  bien. 

La  nuit  était  venue  ;  le  del  fourmillait  d'é- 
toiles. Tout  le  monde  regardait,  et  Ton  se  di- 
sait :  ■  Nous  approchons!  nous  approchons  1  » 
car  au  fond  du  ciel  une  ligne  sombre,  des  points 
noirs  et  des  aiguilles  étincelantes,  annonçaient 
une  grande  ville.  Enfin  nous  entrâmes  dans  les 
avancées,  à  travers  des  bastions  de  terre  eu 
zigzag.  Alors  on  nous  fit  serrer  les  rangs  et 
nous  continuâmes  mieux  au  pas,  comme  il  ar- 
rive en  approchant  d'une  place  forte.  On  se 
taisait.  Au  coin  d'une  espèce  de  demi-lune,  nous 
vîmes  le  fossé  de  la  ville  plein  de  glace,  les 
remparts  en  briques  au-dessus ,  et  en  face  de 
nous,  une  vieille  porte  sombre,  le  pont  levé. 
En  haut,  une  sentinelle  l'aime  prête,  nous 
cria  : 

«  Qui  vive  ?  » 

Le  capitaine,  seul  en  avant,  répondit  : 

•  France  I 

—  Quel  régiment  ? 

—  Recrues  du  6^  léger  » 

Il  se  fit  un  grand  silence.  Le  pont-lcvis  s'a- 
baissa; les  hommes  de  garde  vinrent  nous  re- 
connaître. L'un  d'eux  portait  un  grand  falot. 
Le  capitaine  Vidal  alla  quelque  pas  en  avant, 
causer  avec  le  cbef  de  poste,  puis  on  nous  cria  : 

«  Quand  il  vous  plaira.  • 

Nos  tambours  commençaient  à  battre;  mais 
le  capitaine  leur  fit  remettre  la  caisse  sur  l'é- 
paule, et  nous  entrâmes  traversant  un  grand 
pont  et  une  seconde  porte  semblable  à  la  pre- 
ç  mière.  Alors  nous  fûmes  dans  la  ville, pavée  de 
gros  cailloux  luisants.  Chacun  faisait  ce  qull 
pouvait  pour  ne  pas  boiter,  car,  malgré  la  nuit, 
toutes  les  auberges,  toutes  les  boutiques  des 
marchands  étaient  ouvertes;  leurs  grandes 
fenêtres  brillaient,  et  des  centaines  de  gens  al* 
laient  et  venaient  comme  en  plein  jour. 

Nous  tournâmes  cinq  ou  six  coins  de  rue,  et 
bientôt  nous  arrivâmes  sur  une  petite  place, 
devant  ime  haute  caserne ,  où  l'on  nous  cria  : 
«  Halte  1  » 

Il  y  avait  une  voûte  au  coin  de  la  caserne,  et, 
dans  cette  voûte  une  cantinière  assise  derrière 
une  petite  table,  sous  un  grand  parapluie  tri- 
colore où  pendaient  deux  lanternes. 

l^resque  aussitôt  plusieurs  ofOiciers  arrivèrent: 
c'étaient  le  commandant  Gémeau  et  quelques 
autres  que  j'ai  connus  depuis.  Ils  serrèrent  1^ 
main  du  capitaine  en  riant;  puis  ils  nous  re- 
gardèrent et  l'on  fit  l'appel.  Après  quoi  nous 
reçûmes  chacun  une  miche  de  pain  de  muni- 
tion et  un  billet  de  logement.  On  nous  avertit 


nOMANS  NATIONAUX. 


(  R^udclMMil...  *  (Ph«SO.) 


HU6  l'appel  aurait  lieu  le  lendemain  &  huit 
heuree  pour  la  distribution  des  armes ,  et  l'on 
nous  cria  :  •  Rompes  les  rangs  I  *  pendant  que 
les  officiera  remontaient  la  rue  à  gauche  et  en- 
traient ensemble  dans  un  grand  café ,  où  l'on 
montait  par  une  quinzaine  de  marches. 

Mais  nous  autres,  où  aller  avec  noa  billets  de 
logement,  au  milieu  d'une  ville  pareille,  et  sur- 
tout ces  Italiens ,  qui  ne  connaissaieut  pas  un 
mot  d'allemand  ni  de  français  ? 

Ma  première  idée  fut  d'aller  voir  la  cantinière 
souB  son  parapluie.  C'était  une  vieille  Alsa- 
cienne toute  ronde  et  joufDue,  et  quand  je  lui 
demandai  où  se  trouvait  la  Capuxigntr  Slrasse, 
elle  me  répondit  :  •  Qu'est-ce  que  tu  payes!  ■ 

Je  fus  obligé  de  prendre  avec  elle  un  petit 
verre  d'eau-de-vie;  alors  elle  me  dit  : 


*  Tiens ,  juste  en  face  de  nous ,  en  tournant 
le  coin  à  droite,  tu  trouveras  la  Capusigtur 
Streuse.  Bonsoir,  conscrit.  • 

Elle  riait. 

Le  grand  Furst  et  Zébëdé  avaient  aussi  leur 
billet  pour  la  Cajmzigner  Strassei  nous  partîmes, 
encore  bienheureux  de  boiter  et  de  traîner  la 
semelle  ensemble  dans  cette  ville  étrangère. 

Furst  trouva  le  premier  sa  maison,  mais  elle 
était  fermée ,  et ,  comme  il  frappait  à  la  porte, 
je  trouvai  aussi  la  mienne ,  dont  les  deux  fe- 
nêtres brillaient  i  gauche.  Je  poussai  la  porte, 
elle  s'ouvrit,  et  j'entrai  dans  une  allée  sombre, 
où  l'on  sentait  le  pain  frais  ,  ce  qui  me  réjoui  t 
intérieurement.  Zébé dé  alla  plus  loin.  Moi,  je 
criais  dans  l'allée  :  •  Il  n'y  a  personne  î  • 

Et  presque  aussitât  une  vieille  femme  parut, 


HISTOIHE  D'UN  CONSCRIT  DB  1813. 


U  I  ■  pourUnt  de  imm  (eu  nu  U  Une  !  •  [Ptge  81.) 


h  dnin  devant  ta  eluuidelle ,  au  haut  d'un  ea- 
calîer  en  bois. 

«  Qn'eBt-ce  que  votuToulei?  >  &t-ella. 

Je  lui  dis  que  j'avais  un  billet  de  logement 
pour  cbes  eux.  Elle  descendit  et  regarda  mon 
ttUet,  puis  elle  me  dit  en  allemand  : 

■  Venes  I  • 

Je  montai  donc  l'escalier.  En  passant,  j'aper- 
çoa,  par  one  porte  ouverte,  deux  hommes  en 
culotte,  nos  jusqu'à  la  ceinture,  gui  hrassaieut 
la  p&te  devant  deux  pétrins.  J'étais  chen  un 
bonlasgsr,  et  voiI&  pourquoi  cette  vieille  ne 
donant  pas  encore,  ayant  sans  douta  aosai  de 
l'oDvrJige.  Elle  avait  un  honnet  à  rubans  noirs, 
leebnu  nos  jusqu'aux  coudes,  une  grosse  jupe 
de  laine  bleue  soutenue  par  des  bretelles,  et 
~  ~  \  triste.  En  haut  elle  me  conduisit  dans 


une  chambre  asseï  grande,  avec  un  bon  four- 
neau de  faïence  et  un  lit  au  fond. 
•  Vous  arrivez  tard,  me  dit  cette  femme. 

—  Oui ,  nous  avons  marché  tout  le  jour,  lui 
répondift-je  sans  presque  pouvoir  parler  ;  je 
tombe  de  faim  et  de  fatigue.  > 

Alors  elle  me  regarda,  et  je  Tentendis  qui  di- 
sait : 

'  Pauvre  enfaut  I  pauvre  enfant  I  > 

Puis  elle  me  fit  asseoir  prés  du  fourneau  et 
me  demanda  : 

I  Vous  avex  mal  aux  pieds  T 

—  Oui,  depuis  trois  jonrs. 

—  Eh  bien  ;  otei  vos  souliers ,  Qt-elle ,  et 
melîez  ces  sabots.  Je  reviens.  • 

Elle  laissa  sa  chandelle  sur  la  table  et  redes- 
cendit. J'ôtai  mon  sac  et  mes  souUers;  j'avaia 


34 


ROMANS    NATIONAUX. 


des  amiycalem  èX  je  pensais  :  «  Hod  Dieu.,, 
mon  Dieu. .*.' peut-on  souffrir  autant?  Est-ce 
qu'il  ne  vaudrait  pas  mieux  être  mort?  » 

Cette  idée  m'était  venue  cent  fois  en  route  ; 
mais  alorsf  auprès  de  ce  bon  feu,  je  me  sentais 
si  las,  si  malheureux,  que  j'aurais  voulu  m*en- 
dormir  pour  toujours,  malgré  Catherine,  mal- 
gré la  tante  (ïrédel,  M.  Ooulden  et  tous  ceux 
qui  me  souhaitaient  du  bien.  Oui,  je  me  trou- 
vais trop  misérable  I 

Tandis  que  je  songeais  à  ces  choses,  la  porte 
s'ouvrit,  et  un  homme  grand,  fort,  la  tête  déjà 
grise,  entra.  C'était  un  de  ceux  que  j^avais  vus 
travailler  en  bas.  Il  avait  mis  une  chemise,  et 
tenait  dans  ses  mains  ime  cruche  et  deux 
verres. 

•  Bonne  nuit  !  >  dit-il  en  me  regardant  d*un 
air  grave. 

Je  penchai  la  tête.  La  vieille  entra  derrière 
cet  homme;  elle  portait  un  cuveau  de  bois,  et 
le  posant  à  terre  près  de  ma  chaise  : 

•  Prenez  un  bain  de  pieds,  me  dit-elle,  cela 
vous  fera  du  bien.  > 

En  voyant  cela,  je  fus  attendri  et  je  pensai  : 
«  Il  y  a  pourtant  de  braves  gens  sur  la  terre  I  > 
J'ôtai  mes  bas.  Gomme  les  ampoules  étaient  ou- 
vertes, elles  saignaient,  et  la  bonne  vieille  ré- 
péta: 

«  Pauvre  enfant  1  pauvre  enfant  I  • 

Uhomme  me  dit  : 

c  De  quel  pays  étes-vous  ? 

—De  Phalsbourg,  en  Lorraine 

— Ah!  bon,  •  flt-Ù. 

Puis,  au  bout  d'un  instant,  il  dit  à  sa 
femme  : 

f  Va  donc  chercher  une  de  nos  galettes  ;  ce 
jeune  homme  prendra  un  verre  de  vin,  et  nous 
le  laisserons  ensuite  dormir  en  paix,  car  il  a 
besoin  de  repos.  > 

n  poussa  la  table  devant  moi,  de  sort«  que 
j'avais  les  pieds  dans  la  baignoire,  ce  qui  me 
faisait  du  bien,  et  que  j^étais  devant  la  cruche. 
Il  empUt  ensuite  nos  verres  d'un  bon  vin  blanc, 
en  me  disant  : 

«  Â  votre  santé  !  • 

La  mère  était  sortie.  Elle  revint  avec  une 
grande  galette  encore  chaude,  et  toute  couverte 
de  beurre  frais  à  moitié  fondu.  C'est  alors  que 
je  sentis  combien  j'avais  faim;  je  me  trouvai 
presque  mal.  Il  parait  que  ces  bonnes  gens  le 
virent,  car  la  femme  me  dit  : 

«  Avant  démanger,  mon  enfant,  il  faut  sortir 
vos  pieds  de  Teau.  » 

Elle  se  baissa  et  m'essuya  les  pieds  avec  son 
tabUer,  avant  que  j'eusse  compris  ce  qu'elle 
voulait  faire. 

Alors  je  m'écriai:  «  Mon  Dieu,  madame, 
vous  me  traitez  conune  votre  enfant.  • 


Elle  me  répondit  au  bout  d'un  instant  : 

«  Nous  avons  im  fils  à  l'armée  !  r 

J'entendis  que  sa  voix  tremblait  en  disant  ces 
mots,  et  mon  cœur  se  mit  à  sangloter  intérieu- 
rement :  je  songeais  à  Catherine,  à  la  tante 
Orédel,  et  je  ne  pouvais  rien  répondre. 

«  Mangez  et  buvez,  >  me  dit  l'homme  en  dé- 
coupant la  galette. 

Ce  que  je  fis  avec  un  bonheur  que  je  n'a- 
vais jamais  connu.  Tous  deux  me  regar- 
daient gravement*  Quand  j'eus  fini,  l'homme 
se  leva  : 

t  Oui,  dit-il,  nous  avons  un  fils  à  l'armée;  il 
est  parti  Tannée  dernière  pour  la  Russie,  et 
nous  n'en  avons  pas  eu  de  nouvelles...  Ces 
guerres  sont  terribles  !  > 

Il  se  parlait  à  lui-même  en  marchant  d'un 
air  rêveur,  les  mains  croisées  sur  le  dos.  Moi, 
je  sentais  mes  yeux  se  fermer. 

Tout  à  coup  l'homme  dit  : 

«  Allons,  bonsoir.  » 

n  sortit;  sa  femme  le  suivit  emportant  lo 
cuveau. 

«  Merci,  leur  criai-je  ;  que  Dieu  ramène  votre 
fllsl  > 

Puis  je  me  déshabillai,  je  me  couchai  et  je 
m'endormis  profondément. 


IX 


Le  lendemain,  je  m'éveillai  vers  huit  heu- 
res. Un  trompette  sonnait  le  rappel  au  coin  de 
la  Capuxigner  Strasse;  tout  s'agitait  :  on  enten- 
dait passer  des  chevaux,  des  voitures  et  des 
gens.  Mes  pieds  me  faisaient  encore  un  peu  mal, 
mais  ce  n'était  rien  en  comparaison  des  autres 
jours  ;  quand  j'eus  mis  des  bas  propres,  il  me 
sembla  renaître,  j'étais  solide  sur  mes  jambes, 
et  je  me  dis  en  moi-même  :  «  Joseph,  si  cela 
continue,  lu  deviendras  un  gaillard;  il  n'y  a 
que  le  premier  pas  qui  coûte.  • 

Je  m'habillai  dans  ces  heureuses  disposi- 
tions. 

La  femme  du  boulanger  avait  mis  sécher 
mes  souliers  près  du  four,  après  les  avoir  rem- 
plis de  cendres  chaudes,  pour  les  empêcher  de 
se  racornir.  Us  étaient  bien  graissés  et  lui- 
.sants. 

Enfin  je  bouclai  mon  sac,  et  je  descendis 
sans  avoir  le  temps  de  remercier  les  bonnes 
gens  qui  m'avaient  si  bien  reçu,  pensant  rem- 
pUr  ce  devoir  après  Tappel. 

Au  bout  de  la  rue,  sur  la  place,  beaucoup  de 
nos  Italiens  attendaient  déjà,  grelotant  autour 


HISTOIAB  D'UN  CONSCRIT  DE  1813. 


85 


de  la  fontaine.  Furst,  Klipfel,  Zébédé  arrivè- 
lent  un  instant  pins  tard. 

De  tout  un  côté  de  la  place  on  ne  Toyait  que 
des  canons  sur  leurs  affûts.  Des  chevaux  arri- 
faient  i  Tabreuvoir,  cond«its  par  des  hussards 
badois  ;  quelques  soldats  du  train  et  des  dra- 
gons se  trouvaient  dans  le  nombre. 

En  face  de  nous  était  une  caserne  de  cavalerie 
haute  comme  l'église  de  Phalsbourg;  etdes  trois 
autres  côtés  de  la  place  s'élevaient  de  vieilles 
maisons  en  pointe  avec  des  sculptures,  connue 
iSaveme,  mais  bien  autrement  grandes.  Ja- 
mais je  n^avais  rien  vu  de  semblable,  et  comme 
je  regardais  le  nez  en  l'air,  nos  tambours  se  mi- 
rent à  rouler.  Chacun  reprit  son  rang.  Le  ca- 
pitaine Vidal  arriva,  le  manteau  sur  Tépaule. 
Des  voitures  sortirent  d'une  voûte  en  face,  et 
Ton  nous  cria,  d^abord  en  italien,  ensuite  en 
français,  qu*on  allait  distribuer  les  armes,  et 
que  chacun  devait  sortir  des  rangs  i  l'appel  de 
son  nom.   ^ 

Les  voitures  s^arrétèrent  i  dix  pas,  et  l'appel 
commença.  Chacun  à  son  tour  sortait  des  rangs, 
et  recevait  une  giberne,  un  sabre,  une  baïon- 
nette et  un  fusil.  On  se  passait  cela  sur  la 
blouse,  sur  Thabit  ou  la  casaque  ;  nous  avions 
lamine,  avec  nos' chapeaux,  nos  casquettes  et 
DOS  armes,  d'une  véritable  bande  de  brigands. 
Je  reçus  un  fusil  teUement  grand  et  lourd,  que 
je  pouvais  à  peine  le  porter  ;  et  conune  la  gi- 
berne me  tombait  presque  sur  les  mollets,  le 
sergent  Pinto  me  montra  la  manière  de  rac- 
courcir les  courroies.  G^était  im  brave  homme. 

Tous  ces  baudriers  qui  me  croisaient  la  poi- 
trine me  paraissaient  quelque  chose  de  terri- 
ble, et  je  vis  bien  alors  que  nos  misères  n'al- 
laient pas  finir  de  sitôt. 

Apr^  les  armes,  un  caisson  s'avança,  et 
Ton  nous  distribua  cinquante  cartouches  par 
homme,  ce  qui  n'annonçait  rien  de  bon.  Puis, 
au  lieude  faire  rompre  les  rangs  et  de  nous  ren- 
voyer  i  nos  logements,  comme  je  le  pensais, 
le  capitaine  Vidal  tira  son  sabre  et  cria  : 

«  Parfile  à  droite...  en  avant...  marche!  > 

Et  les  tambours  se  mirent  à  battre. 

J'étais  désolé  de  ne  pouvoir  pas  au  moins 
remercier  mes  hôtes  du  bien  qu'ils  m'avaient 
fait;  je  me  disais  :  •  Ils  vont  te  prendre  pour  un 
ingrat!  •  Mais  tout  cela  ne  m'empêchait  pas  de 
suivre  la  file. 

Nous  allions  par  une  longue  rue  tortueuse, 
et  tout  à  coup  en  dehors  des  glacis,  nous  fûmes 
près  du  Rhin  couvert  de  glace  à  perte  de 
vue.  C'était  quelque  chose  de  magnifique  et 
d'éblouissant. 

Tout  le  bataillon  descendit  au  Rhin,  que 
nous  traversâmes.  Nous  n'étions  pas  seuls  sur 
le  fleuve-  devant  nous,  à  cinq  ou  six  cents  pas,^ 


un  convoi  de  poudre,  conduit  par  des  soldats 
du  train,  gagnait  la  route  de  Francfort.  La  glace 
n'était  pas  glissante,  mais  couverte  d'une  es- 
pèce de  givre  raboteux.  > 

En  arrivant  sur  Fautne  rive,  on  nous  fit 
prendre  un  chemin  tournant  entre  deux  petites 
côtes. 

Nous  continuâmes  A  marcher  ainsi  durant 
cinq  heures.  Tantôt  à  droite,  tantôt  à  gauche, 
nous  découvrions  des  villages,  et  Zébédé,  qui 
marchait  près  de  moi,  me  disait  : 

«  Puisqu'il  a  fallu  partir,  j'aime  autant  que 
ce  soit  pour  la  guerre.  Au  moins,  nous  voyons 
tous  les  jours  du  nouveau.  Si  nous  avons  le 
bonheur  de  revenir,  nous  pourrons  en  racon- 
ter de  toutes  sortes. 

— Oui,  mais  j'aimerais  beaucoup  mieux  en 
savoir  moins,  lui  disais-je;  j'aimerais  mieux 
vivre  pour  mon  propre  compte  que  pour  le 
compte  des  autres,  qui  sont  tianquillement  ches 
eux,  pendant  que  nous  grimpons  ici  dans  la 
neige. 

— Toi,  tu  ne  regardes  pas  la  gloire,  faisait-il; 
c'est  pourtant  quelque  chose,  la  gloire  I  • 

Et  je  lui  répondais  : 

«  La  gloire  est  pour  d'autres  que  pour  nous, 
Zébédé;ceux-là  vivent  bien,  mangent  bien  et 
dorment  bien.  Ils  ont  des  danses  et  des  re- 
jouissances, comme  on  le  voit  dans  les  gazettes, 
et,  par-dessus  le  marché,  la  gloire,  quand  nous 
l'avons  gagnée  à  force  de  suer,  de  jeûner  et  de 
nous  faire  casser  les  os.  Les  pauvres  diables 
comme  nous,  qu'on  force  de  partir,  lui-squ'ils 
rentrent  à  la  fin,  après  avoir  perdu  l'habitude 
du  travail  et  quelquefois  un  membre,  n'ont  pas 
beaucoup  de  gloire.  Bon  nombre  de  leurs  an- 
ciens camarades,  qui  ne  valaient  pas  mieux 
qu'eux,  et  qui  travaillaient  même  moins  bien, 
ont  gagné  de  l'argent  pendant  les  sept  ans,  ils 
ont  ouvert  une  boutique,  ils  ont  épousé  les 
amoureuses  des  autres,  ils  ont  eu  de  beaux  en- 
fants, ils  sont  des  hommes  posés,  des  conseil- 
lers municipaux,  des  notables.  Et  quand  ceux 
qui  reviennent  de  chercher  de  la  gloire  en  tuant 
des  hommes  passent  avec  leurs  chevrons  sur 
le  bras,  ils  les  regardent  par-dessus  l'épaule, 
et  si  par  malheur  ils  ont  le  nez  rouge,  à  force 
d'avoir  bu  de  Teau-de-vie  pour  se  remonter 
le  cœur  dans  la  pluie,  dans  la  neige,  dans 
les  marches  forcées,  tandis  que  les  autres 
buvaient  du  bon  vin ,  ils  disent  :  c  Ce  sont 
des  ivrognes!  >  Et  ces  conscrits  qui  ne 
demandaient  pas  mieux  que  de  rester  chez 
eux,  de  travailler,  deviennent  des'  espèces 
de  mendiants.  Voilà  ce  que  je  pense,  Zébédé; 
je  ne  trouve  pas  cela  tout  à  fait  juste,  et  j'ai- 
merais mieux  voiries  amis  de  la  gloire  aller  se 
battre  eux-mêmes  et  nous  laisser  tranquilles.  • 


Alors  il  me  disait  : 

c  Je  pense  la  même  chose  que  toi  ;  mais, 
puisque  nous  sommes  pineis^  il  varut  mieux 
dire  que  nous  combattons  pour  la  gloire.  Il 
faut  toujours  soutenir  son  état  et  tâcher  de 
faire  croire  aux  gens  qu*on  est  bien  ;  sans  cela, 
Joseph,  on  serait  encore  capable  de  se  moquer 
de  nous.  » 

En  raisonnant  de  ces  choses  et  de  beaucoup 
d^autres,  nous  finîmes  par  découvrir  ime  grande 
rivière,  que  le  sergent  nous  dit  être  le  Mein, 
et,  près  de  cette  rivière  un  village  sur  la  route. 
Nous  ne  savions  pas  le  nom  de  ce  village,  mais 
c'est  là  que  nous  fîmes  halte. 

On  entra  dans  les  maisons,  et  chacun  put 
s'acheter  de  Teau-de-vie,  du  vin  et  delà  viande. 

Ceux  qui  n*avaient  pas  d'argent  cassèrent 
leur  croûte  de  pain  bis  en  regardant  les  autres. 

Le  soir,  vers  cinq  heures,  nous  arrivâmes  à 
Francfort.  G^est  une  ville  encore  plus  vieille 
que  Mayence  et  pleine  de  juifs.  On  nous  con- 
duisit dans  un  endroit  appelé  Saxenhausen,  où 
se  trouvait  caserne  le  10*  hussards  et  des 
chasseurs  badois.  Je  me  suis  laissé  dire  que 
cette  vieille  bâtisse  avait  été  dans  le  temps  un 
hôpital,  et  je  le  crois  volontiers,  car  à  inté- 
rieur se  trouvait  une  grande  cour,  avec  des 
arcades  murées;  sous  les  arcades,  onavaitlogé 
les  chevaux,  et  au-dessus  les  hommes. 

Nous  arrivâmes  donc  en  cet  endroit  à  travers 
des  ruelles  innombrables  et  tellement  étroites, 
qu'on  voyait  à  peine  les  étoiles  entre  les  che- 
minées. Le  capitaine  Florentin  et  les  deux  lieu- 
tenants Glavel  et  Bretonville  nous  attendaient. 
Après  rappel,  nos  sergents  nous  conduisirent 
par  détachements  dans  les  chambrées,  au-des- 
sus des  Badois.  C'étaient  de  grandes  salles  avec 
de  petites  fenêtres;  entre  les  fenêtres  se  trou- 
vaient les  Uts. 

Le  sergent  Pinto  suspendit  sa  lanterne  au 
pilier  du  milieu;  chacun  mit  ses  armes  au  râ- 
telier, puis  se  débarrassa  de  son  sac,  de  sa 
blouse  et  de  ses  souliers  sans  dire  un  mot.  Zé- 
bédé  se  trouvait  être  mon  camarade  de  lit. 
Dieu  sait  si  nous  avions  sommeil.  Vingt  mi- 
nutes après  I  nous  dormions  tous  comme  des 
sourds. 


X 


G*est  à  Francfort  que  j'appris  à  connaître  la 
vie  militaire.  Jusque-là  je  n'avais  été  qu'un 
simple  conscrit,  alors  je  devins  un  soldat  Et 
je  ne  parle  pas  ici  de  Fexercice,  non  I  La  ma-  j 
nier»  de  fûre  tôte  droite  et  tête  gauche,  d'em-  I 


boiter  le  pas,  de  lever  la  main  à  jla  hauteur  de 
la  première  ou  de  la  deuxième  capucine  pour 
charger  le  fusil,  d'ajuster,  et  de  rdlever  l'arme 
au  commandement,  c'est  l'affaire  d'un  ou  deux 
mois,  avec  de  la  bonne  volonté.  Mais  j'appris 
la  discipline,  à  savoir  :  que  le  caporal  a  tou- 
jours raison  lorsqu'il  parle  au  soldat,  le  sergent 
lorsqu'il  parle  au  caporal ,  le  sergent-major 
lorsqu'il  parle  au  sergent,  le  sous-lieutenant 
au  sergent-major,  ainsi  de  suite  jusqu'au  ma- 
réchal de  France,^[uand  ils  diraient  que  deux 
et  deux  font  cinq  ou  que  la  lune  brille  en  plein 
midi. 

Gela  vous  entre  difficilement  dans  la  tête, 
mais  quelque  chose  vous  aide  beaucoup  :  c'est 
ime  espèce  de  pancarte  affichée  dans  les  cham- 
brées, et  qu'on  vous  lit  de  temps  en  temps, 
pour  vous  ouvrir  les  idées.  Cette  pancarte  sup- 
pose tout  ce  qu'un  soldat  peut  avoir  envie  de 
faire,  par  exemple  de  retourner  dans  son  vil- 
lage, de  refuser  le  service,  de  résister  à  son 
chef,  etc.,  et  cela  finit  toujours  par  la  mort  ou 
cinq  ans  de  boulet  au  moins. 

Le  lendemain  de  notre  arrivée  à  Francfort, 
j'écrivis  à  M.  Goulden,  à  Catherine  et  à  la  tante 
Grédel;  on  peut  se  figurer  avec  quel  attendris- 
sement, n  me  semblait,  en  leur  parlant ,  être 
encore  au  milieu  d'eux  ;  je  leur  racontais  mes 
fatigues,  le  bien  qu'on  m'avait  fait  à  Mayence, 
le  courage  qu'il  m'avait  fallu  pour  ne  pas  res- 
ter en  arrière.  Je  leur  dis  aussi  que  j'étais  tou^ 
jours  en  bonne  santé,  grâce  à  Dieu  ;  que  je  me 
sentais  plus  fort  qu'avant  de  partir,  et  que  je 
les  embrassais  mille  et  mille  fois. 

J'écrivais  dans  notre  chambrée,  au  milieu 
des  camarades,  et  les  Phalsbourgeois  me  fai- 
saient tous  ajouter  des  compliments  pour  leurs 
familles.  Enfin,  ce  fut  encore  un  bon  moment. 
Ensuite  j'écrivis  à  Mayence,  aux  braves  gens 
de  la  Capuxigner  Strasse^  qui  m'avaient  en  quel- 
que sorte  sauvé  de  la  désolation.  Je  leur  dis 
que  le  rappel  m'avait  forcé  le  matin  de  partir 
tout  de  suite;  que  j'avais  espéré  les  revoir  et 
les  remercier,  mais  que,  le  bataillon  ayant 
fait  route  pour  Francfort,  ils  devaient  me  par- 
donner. 

Ce  même  jour,  dans  l'après-midi,  nous  re- 
çûmes l'habillement  dubataillon.  Des  domaines 
de  juifs  arrivèrent  jusque  sous  les  areades,  et 
chacun  leur  vendit  ses  effets  bourgeois.  Je  ne 
conservai  que  mes  chemises,  mes  bas  et  mes 
souliers.  Les  Italiens  avaient  mille  peines  à  se 
faire  entendre  de  ces  marchands,  qui  voulaient 
tout  emporter  pour  rien  ;  mais  les  Oénois 
étaient  aussi  fins  que  les  juifis,  et  leurs  discus- 
sions se  prolongèrent  jusqu'à  la  nuit.  Nos  ca- 
poraux reçurent  alors  plus  d'une  goutte;  ii 
fallait  bien  s'en  faire  des  amis,  car  matin  et 


HISTOIRE  D  UN  CONSCRIT   DE   1813. 


37 


KÛr  ils  nous  montraient  Texercice  dans  la  cour 
pleine  de  neige.  La  cantinière  Chrigtine  était 
toajonrs  dans  son  coin,  la  chaufferette  sous  les 
pieds.  Elle  prenait  en  considération  tous  les 
jeunes  gens  de  bonne  famille,  comme  elle  ap- 
pelait ceux  qui  ne  regardaient  pas  à  l'argent. 
Combien  d'entre  nous  se  laissaient  tirer  jus* 
qu'au  dernier  liard,  pour  s*entendre  appeler 
jeunes  gens  de  bonne  famille  I  Plus  tard  ce 
n'étaient  plus  que  des  gueux  I  mais  que  voulez- 
vous?  la  vanité. . .  la  vanité.  • .  cela  perd  tout 
le  genre  humain,  depuis  les  conscrits  jusqu'aux 
généraux. 

Pendant  ce  temps,  chaque  jour  il  arrivait  des 
recrues  de  France,  et  des  charrettes  pleines  de 
blessés  de  la  Pologne.  Quel  spectacle  devant 
l'hôpital  du  Saint-Esprit,  de  Tautre  côté  de  la 
rivière!  C'était  on  convoi  qui  ne  finissait  jamais! 
Tous  ces  malheureux  avaient  lesims  le  nez  et  les 
oreilles  gelés,  les  autres  un  bras,  les  autres  une 
jambe  ;  on  les  mettait  dans  la  neige,  pour  les 
empêcher  de  tomber  en  morceaux.  Jamais  on 
n'a  vu  de  gens  habillés  si  misérablement,  avec 
des  jupons  de  femmes,  des  bonnets  A  poil 
pelés,  des  shakos  défoncés,  des  vestes  de  Co- 
saques, des  mouchoirs  et  des  chemises  entor- 
tillés autour  des  pieds  ;  ils  sortaient  des  char* 
rettes  en  se  cramponnant  et  vous  regardaient 
comme  des  bétes  sauvages,  les  yeux  enfoncés 
dans  la  céte  et  les  poils  de  la  figure  hérissés. 
Les  bohémiens  qui  dorment  au  coin  des  bois 
en  auraient  eu  pitié,  et  pourtant  c'étaient  en- 
core les  plus  heureux,  puisqu*ils  étaient  ré- 
chappes du  carnage,  et  que  des  milliers  de  leurs 
camarades  avaient  péri  dans  les  neiges  ou  sur 
les  champs  de  bataille. 

Klipfel,  Zébédé,  Furst  et  moi  nous  allions 
voir  ces  malheureux  ;  ils  nous  racontaient  toute 
la  débâcle  depuis  Moscou,  et  je  vis  bien  alors 
que  le  29*  Bulletin,  si  terrible,  n'avait  dit  que  la 
vérité. 

Ces  histoires  nous  excitaient  contre  les 
Russes  ;  plusieurs  disaient  :  «  Ah!  pourvu  que 
la  guerre  recommence  bientôt  ;  ils  en  verront 
des  dures  cette  fois*. ^  ce  n'est  pas  fini...  ce 
n*est  pas  fini!  >  Leur  colère  me  gagnait 
moi-même,  et  quelquefois  je  pensais  :  «  Joseph, 
est-ce  que  tu  perds  la  tête  maintenant?  Ces 
Busses  défendaient  leur  pays,  leurs  familles, 
tout  ce  que  les  hommes  ont  de  plus  sacré  dans 
ce  monde.  S'ils  ne  les  avaient  pas  défendus,  on 
aurait  raison  de  les  mépriser.  • 

En  ce  temps,  il  arriva  quelque  chose  d^ex- 
traordinaire. 

Vous  saurez  que  Zébédé,  mon  camarade  de 
Ut,  était  le  fils  du  fossoyeur  de  Phalsbourg,  et 
que  nous  l'appelions  quelquefois  entre  nous  : 
•  raMoyeur  »  De  notre  part  cela  ne  lui  faisait 


rien.  Mais  un  soir,  après  rexerdce,  comme  il 
traversait  la  cour,  un  hussard  lui  cria  : 

t  Hé  1  Fossoyeur,  arrive  m^aider  A  traîner 
ces  bottes  de  paille.  > 

Zébédé,  s'étant  retourné,  lui  répondit  : 

«  Je  ne  m'appelle  pas  Fossoyeur,  et  vous 
n'avez  qu'à  porter  vos  bottes  de  paille  vous- 
même  !  Est-ce  que  vous  me  prenez  pour  une 
bête?» 

Alors  l'autre  lui  cria  plus  fort  : 

«  Conscrit,  veux-tu  bien  venir,  ou  gare!  > 

Zébédé,  avec  son  grand  nez  crochu,  ses  yeux 
gris  et  ses  lèvres  minces,  ne  jouissait  pas  d'un 
bon  caractère,  n  s'approcha  du  hussard  et  lui 
demanda  : 

«  Qu'est-ce  que  vous  dites? 

—Je  te  dis  d'enlever  ces  bottes  de  paille,  et 
lestement,  entends-tu,  conscrit?  > 

C'était  un  vieux  A  moustaches  et  gros  favoris 
roux  taillés  en  brosse,  à  la  mode  de  Chamboran. 
Zébédé  l'empoigna  par  un  de  ses  favoris;  mais 
l'autre  lui  donna  deux  grands  souffiets.  Mal- 
gré tout,  une  poignée  de  favoris  resta  dans  la 
main  de  Zébédé,  et  .comme  cette  dispute  avait 
attiré  beaucoup  de  monde,  le  hussard  levant 
le  doigt  lui  dit  : 

c  Conscrit,  demain  matin  tu  recevras  de  mes 
nouvelles. 

--G^est  bon^  fit  Zébédé,  nous  verrons.  J'ai 
aussi  du  nouveau  pour  vous,  Tancien.  » 

Il  arriva  tout  de  suite  me  raconter  cela,  et 
moi,  sachant  qu*il  n'avait  jamais  tenu  qu\me 
pioche,  je  ne  pus  m'empécher  de  frémir  pour 
lui. 

t  Ecoute,  Zébédé,  lui  dis-je,  tout  ce  qui  te 
reste  A  faire  maintenant,  puisque  tu  ne  peux 
pas  déserter,  c'est  d'aller  demander  pardon  A 
ce  vieux. . .  car  tous  ces  vieux  ont  des  coups 
terribles,  qu'ils  ont  rapportés  d'Egypte,  d'Es- 
pagne et  d'ailleurs.  Crois-moi  1  Si  tu  veux,  je 
vais  te  prêter  un  écu  pour  aller  lui  payer  bou- 
teilie;  ça  l'attendrira.  • 

Mais  lui,  fironçant  les  sourcils,  ne  voulut  rien 
entendre^ 

■  Plutôt  que  de  faire  des  excuses,  dit-il,  j'ai- 
merais mieux  aUer  me  pendre  tout  de  suite. 
Je  me  moque  de  tous  les  hussards  ensemble. 
S'il  a  des  coups,  moi  j'ai  le  bras  loug,  et  j'en 
ai  aussi  des  coups  au  bout  de  mon  sabre,  des 
coups  qui  entreront  aussi  bien  dans  ses  os  que 
les  siens  dans  ma  chair.  > 

Il  était  encore  indigné  de  ses  soufKets. 

Presque  aussitôt  le  maître  d'armes  Chftzy,  le 
caporal  Fleury,  Klipfel,  Furst,  Léger  arrivèrent; 
ils  donnaient  tous  raison  à  Zébédé,  et  le  maître 
d'armes  dit  qu'il  fallait  du  sang  pour  laver  les 
soufl&ets,  que  c'était  l'honneur  des  nouvelles 
recrues  de  se  battre. 


38 


ROMANS  NATIONAUX. 


Zébédè  répondit  que  les  Phalsbourgeois  n'a- 
vaient jamais  eu  peur  dVne  saignée,  et  qu'il 
était  prêt.  Alors  le  maître  d'armes  alla  voir  le 
capitaine  de  la  compagnie ,  nommé  Florentin, 
un  homme  ,  le  plus  magnifique  qu^on  puisse 
s'imaginer,  grand,  sec,  large  des  épaules,  le  nez 
droit,  et  qui  avait  reçu  la  décoration  des  mains 
de  TËmpereur,  à  la  bataille  d'Eylau.  Le  capi- 
taine trouva  que  c'était  tout  simple  de  se  battre 
pour  un  soufflet;  il  dit  même  que  cela  donne- 
rait un  bel  exemple  aux  conscrits,  et  que  si 
Zébédé  ne  se  battait  pas ,  il  serait  indigne  de 
rester  au  3^  bataillon  du  C\ 

Toute  celte  nuit-là  je  ne  pus  fermer  VœU  ; 
j'entendais  mon  camarade  ronfler  et  je  pensais: 
«  Pauvre  Zébédé,  demain  soir  tu  ne  ronfleras 
plus  I  •  Je  frissonnais  d'être  couché  près  d'un 
homme  pareil.  Enfin,  je  venais  de  m'endormir 
vers  le  petit  jour,  quand  tout  à  coup  je  sens  un 
air  très-froid;  j'ouvre  les  yeux ,  et  qu'est-ce 
que  je  vois?  le  vieux  hussard  roux,  qui  avait 
enlevé  la  couverture  de  notre  lit  et  qui  disait  : 

«  Allons,  debout,  fainéant,  je  vais  Rappren- 
dre de  quel  bois  je  me  chauffe.  » 

Zébédé  se  leva  tranquillement  et  répondit  : 

•  Je  dormais,  vétéran,  je  dormais.  » 

L'autre  ,  en  s'entendant  appeler  vétéran, 
voulut  tomber  sur  mon  camarade  ;  mais  deux 
grands  gaillards  qui  lui  servaient  de  témoins 
l'arrêtèrent,  et  d'ailleurs  tous  les  Phalsbour- 
geois étaient  aussi  là. 

«  Voyons...  voyons...  dépéchons  I...  >  criait 
le  vieux. 

Mais  Zébédé  s'habillait  sans  se  presser.  Au 
bout  d'un  instant,  il  dit  : 

«  Est-ce  que  nous  aurons  la  permission  de 
sortir  du  quartier^  les  anciens? 

—  Derrière  le  violon,  il  y  a  de  la  place  pour 
s'aligner,  »  répondit  un  des  hussards. 

C'était  un  endroit  plein  d'orties ,  derrière  la 
hotte  du  violon  ;  un  mur  Tentourait ,  et  de  nos 
fenêtres  on  le  voyait  très-bien  ;  il  se  trouvait 
juste  au-dessous,  du  côté  de  la  rivière. 

Zébédé  mit  sa  capote ,  et  dit  en  se  tournant 
de  mon  côté  : 

«  Joseph,  et  toi,  Elipfel,  je  vous  choisis  pour 
mes  témoins.  > 

Mais  je  secouai  la  tête. 

c  Ëh  bien,  Furst,  arrive  I  »  dit-il. 

Et  tous  ensemble  descendirent  l'escalier. 

Je  croyais  Zébédé  perdu;  cela  me  faisait 
beaucoup  de  peine ,  et  je  pensais  :  «  Voilà  que 
non-seulement  les  Russes  et  les  Prussiens  nous 
exterminent ,  il  faut  encore  que  les  nôtres  s'en 
mêlent,  d 

Toute  la  chambrée  était  aux  fenêtres;  moi 
seul,  derrière,  je  restai  assis  sur  mon  lit.  Au 
bout  de  cinq  minutes ,  le  bruit  des  sabres  en 


bas  me  rendit  tout  blanc  ;  je  n'avais  plus  une 
goutte  de  sang  dans  les  veines.  '^ 

Mais  cela  ne  dura  pas  longtemps ,  car  tout  à 
coup  EUpfel  s'écria  :  •  Touché  I  • 

Alors  je  ne  sais  comment  j'arrivai  près  d'une 
fenêtre,  et,  regardant  par-dessus  les  autres,  je 
vis  le  hussard  appuyé  contre  le  mur,  et  Zébédé 
qui  se  relevait,  le  sabre  tout  rouge  de  sang.  Il 
avait  glissé  sur  les  genoux  pendant  la  bataille^ 
le  sabre  du  vieux,  qui  se  fendait,  avait  passé 
sur  son  épaule,  et  lui,  sans  perdre  une  seconde, 
avait  enfoncé  le  sien  dans  le  ventre  du  hussards 
S'il  n'avait  pas  eu  le  bonheur  de  glisser,  lo 
vieux  lui  perçait  le  cœur. 

Voilà  ce  que  je  vis  en  bas  d'un  coup  d'oeil. 

Le  hussard  s'affaissait  contre  le  mur,  ses  té- 
moins le  soutenaient  aux  bras,  et  Zébédé^  pâle 
comme  un  mort,  regardait  son  sabre,  tandis 
que  Klipfel  lui  tendait  sa  capote. 

Presque  aussitôt  on  battit  la  diane ,  et  nous 
descendîmes  à  l'appel  du  matin.  Cela  se  passait 
le  18  février.  Le  même  jour  nous  reçûmes  l'or- 
dre do  faire  notre  sac ,  et  nous  partîmes  de 
Francfort  pour  Séligenstadt ,  où  nous  restâmes 
jusqu'au  8  mars.  Alors  toutes  les  recrues  con- 
naissaient le  maniement  du  fusil  et  l'école  de 
peloton.  De  Séligenstadt ,  nous  parrimes  le 
9  mars  pour  Schweinheim,  et  le  24  mars  1813. 
le  bataillon  se  réunit  à  la  division  à  Aschaffen- 
bourg,  où  le  maréchal  Ney  nous  passa  la  revue. 

Le  capitaine  de  la  compagnie  s'appelait  Flo- 
rentin ,  le  lieutenant  Bretonville ,  le  comman- 
dant du  bataillon  Gémeau,  le  capitaine  adju- 
dant-major Vidal,  le  colonel  du  régiment  Zap- 
fel,  le  général  de  la  brigade  Ladoucette,  et  le 
général  de  la  division  Souham  :  —  tout  soldat 
doit  savoir  cela,  s'il  ne  veut  pas  marcher  comme 
un  aveugle. 


XI 


La  fonte  des  neiges  avait  commencé  le  1 8  ou 
le  19  mars.  Je  me  rappelle  que  pendant  la 
grande  revue  d'Aschaffenbourg ,  sur  un  large 
plateau  d'où  Ton  découvre  le  Mein  à  perte  de 
vue,  la  pluie  ne  cessa  point  de  tomber  depuis 
dix  heures  du  matin  jusqu'à  trois  heures  de 
l'après-midi.  Nous  avions  à  notre  gavr  he  un 
château,  dont  les  gens  regardaient  par  de  hau- 
tes fenêtres,  bien  à  leur  aise,  pendant  que  l'eau 
nous  coulait  dans  les  souliers.  A  droite  bouil- 
lonnait la  rivière,  que  Ton  voyait  comme  à 
travers  un  brouillard. 

Pour  nous  rafraîchir  encore  les  idéeS|  à  cha« 


HISTOIRE  D'UN   CONSCRIT  DB  1813. 


39 


que  instant  on  nous  criait  :  i  Portez  arme  I 
Arme  bras  I  • 

Le  maréchal  s'avançait  lentement,  an  milieu 
de  son  état-major.  Ce  qui  consolait  Zébédé, 
c'était  que  nous  allions  voir  le  brave  des  bra- 
ves. Moi,  je  pensais  :  a  Si  je  pouvais  le  voir  au 
coin  du  feu,  ça  me  ferait  plus  de  plaisir.  » 

Bnfin  il  arriva  devant  nous ,  et  je  le  vois 
encore  avec    son    grand   chapeau    trempé 
de  ploie,  son  habit  bleu  couvert  de  broderies 
et  ses  grandes  bottes.  G^était  un  bel  homme, 
d'un  blond   roux ,  le  nez  relevé ,  les  yeux 
vifs,    et  qui  paraissait   terriblement  solide, 
n  n'était  pas  fier,  car,  comme  il  passait  devant 
la  compagnie,  et  que  le  capitaine  lui  présentait 
les  armes ,  tout  à  coup  il  se  retourna  sur  son 
grand  cheval  et  dit  tout  haut  : 
«  Tiens,  c*est  Florentin  I  • 
Alors  le  capit^e  se  redressa  sans  savoir  que 
répondre.  U  parait  que  le  maréchal  et  lui 
avaient  été  simples  soldats  ensemble  du  temps 
de  la  République.  Le  capitaine  à  la  fin  répon- 
dit: 
fl  Oui,  maréchal,  c'est  Sébastien  Florentin. 
~  Ma  foi,  Florentin,  dit  le  maréchal  en  éten* 
dant  le  bras  du  côté  de  la  Russie  ,  je  suis  con- 
tent de  te  revoir;  je  te  croyais  couché  là-bas.  > 
Toute  notre  compagnie  était  contente,  et  Zé- 
bédé me  dit  : 

•  Voilà  ce  qui  s'appelle  un  homme  ;  je  me 
ferais  casser  la  tête  pour  lui  I  » 

Je  ne  voyais  pas  pourquoi  Zébédé  voulait  se 
ladre  casser  la  tête,  parce  que  le  maréchal  avait 
dit  bonjour  à  son  vieux  camarade. 
C'est  tout  ce  qui  me  revient  d'AschaSenbourg. 
Le  soir  nous  rentrâmes  manger  la  soupe  à 
Schweinheim,  un  endroit  riche  en  vins,  en 
chanvre,  en  blé,  où  presque  tout  le  monde  nous 
r^ardait  de  travers. 

Nous  logions  à  trois  ou  quatre  dans  les  mai- 
sons, comme  des  garnisaires,  et  nous  avions 
tons  les  jours  de  la  viande,  soit  du  bœuf,  soit 
iu  lard  ou  du  mouton.  Le  pain  déménage  était 
trës-boUy  et  le  vin  aussi.  Mais  plusieurs  d^en- 
tre  nous  avaient  Pair  de  trouver  tout  mauvais, 
croyant  se  taire  passer,  par  ce  moyen,  pour  de 
grands  seigneurs  ;  ils  se  trompaient  bien,  car 
j'entendais  les  bourgeois  dire  en  allemand  : 

«  Ceux-là,  dans  leur  pays,  sont  des  mendiants! 
Si  l'on  allait  voir  en  France,  on  ne  trouverait 
pas  seulement  des  pommes  de  terre  dans  leur 
cave.  > 

Et  jam^ds  ils  ne  se  trompaient,  ce  qui  m'a 
fait  penser  souvent  depuis,  que  les  gens  si  dif- 
ficiles chez  les  autres  sont  de  pauvres  diables 
chez  eux. 

Enfis,.  pour  ma  part,  j'étais  bien  content 
à*ètre  gobergé  de  cette  façon,  et  j'aurais  voulu 


voir  durer  cela  toute  la  campagne.  Deux  cons- 
crits de  Saint-Dié>  étaient  avec  moi  chez  le 
maître  de  poste  du  village,  dont  presque  tous 
les  chevaux  avaient  été  mis  en  réquisition  pour 
notre  cavalerie.  Cela  ne  devait  pas  le  rendre 
de  bonne  humeur,  mais  il  ne  disait  rien  et 
fumait  sa  pipe  derrière  le  fourneau  du  matin 
au  soir.  Sa  femme  était  grande  et  forte,  et  ses 
deux  filles  étaient  bien  jolies.  Elles  avaient 
peur  de  nous  et  se  sauvaient  lorsque  nous  re- 
venions de  rexerdcOi  ou  de  monter  la  garde 
au  bout  du  village. 

Le  soir  du  quatrième  jour,  comme  nous  fi- 
nissions de  souper,  arriva  vers  sept  heures  un 
vieillard  en  capote  noire,  la  tête  blanche  et  la 
figure  tout  à  fait  respectable.  Il  nous  salua, 
puis  il  dit  en  allemand  au  maître  de  poste  : 

•  Ce  sont  de  nouvelles  recrues? 

— Oui,  monsieur  Stenger,  répondit  l'autre, 
nous  ne  serons  jamais  débarrassés  de  ces  gens- 
là.  Si  je  pouvais  les  empoisonner  tous,  ce 
serait  bientôt  fait.  > 

Je  me  retomnai  tranquillement  et  je  lui  dis  : 

«  Je  connais  l'allemand. . .  ne  dites  pas  de 
pareilles  choses.  • 

A  peine  le  maître  de  poste  m'eut-il  entendu, 
que  sa  grande  pipe  lui  .tomba  presque  de  la 
main. 

■  Vous  êtes  bien  imprudent  en  paroles, 
monsieur  Kalkreuth  !  dit  le  vieillard  ;  si  d'au- 
tres que  ce  jeune  homme  vous  avaient  entendu, 
songez  à  ce  qui  vous  arriverait. 

—C'est  une  manière  de  parler,  répondit  le 
gros  homme.  Que  voulez-vous?  quand  on  vous 
prend  tout,  quand  on  vous  dépouille  pendant 
des  années,  à  la  fin  on  ne  sait  plus  ce  qu'il 
faut  dire,  et  Ton  parle  à  tort  et  à  travers.  » 

Le  vieillard,  qui  n'était  autre  que  le  pasteur 
de  Schweinheim,  vint  alors  me  saluer  et  me 
dit: 

■  Monsieur,  votre  manière  d'agir  est  celle 
d'un  honnête  homme  ;  croyez  que  M.  Kalkreuth 
est  incapable  de  faire  du  mal,  même  à  nos  en- 
nemis. 

— Je  le  pense  bien,  monsieur,  lui  répondis- 
je,  sans  cela  je  ne  mangerais  pas  de  ses  sau- 
cisses d'aussi  bon  cœur.  » 

Le  maître  de  poste,  en  entendant  ces  mots, 
se  mit  à  rire,  ses  deux  grosses  mains  sur  son 
ventre  comme  un  enfant,  et  s'écria  : 

•  Je  n'aurais  jamais  cru  qu'un  Français  me 
ferait  rire.  • 

Mes  deux  camarades  étaient  de  garde,  ils  sor- 
tirent, je  restai  seul.  Alors  le  maître  de  poste 
alla  chercher  une  bouteille  de  vieux^vin  ;  il 
s'assit  à  la  table  et  voulut  trinquer  avec  moi, 
ce  que  je  fis  volontiers.  Et  depuis  ce  joi^^  jus- 
qu'à notre  départ,  ces  gens  eurent  beaucoup 


ROMANE  NATI0NAt3X. 


Timlltbi 


Il  n  RUn.  {Plie  3S.) 


de  confiance  en  moi.  Chaque  Boir  nous  causions 
au  coin  du  feu;  lepasCeurarriTaitietleBjemiea 
flUâs  elles-mêmes  àescendaieut  pour  écouter. 
Biles  étaient  blondes  arec  des  yeux  bleua;  l'une 
pouTait  avoir  dix-huit  ans.rautre  vingt;  je 
leur  trouvais  on  air  de  ressemblance  avec  Ca- 
therine qui  me  remuait  le  cœur. 

OnBavaitquej'avaîBuneamoureuseaupays, 
parce  que  je  n'avais  pnm'empécherdele  dire, 
et  cela  les  attendrissait. 

Le  maître  de  poste  se  plaignait  amèrement 
des  Français  ;  le  paateur  disait  que  c'était  une 
nation  vaniteuse  et  peuchaste,  et  que,  par 
ces  motib,  toute  l'Allemagne  allait  se  lever 
contre, nous;  qu'on  était  las  des  mauvaises 
mœurs'  de  nos  soldats  et  de  l'avidité  de  nos 
génâranx ,  et  qa'aa.  avait  formé  la  Tk^mif- 


Bund  *  pour  nous  combattre. 

•  Dans  les  premiers  temps,  medisait-il,  voua 
nous  parlies  de  Liberté,  nous  ùmions  &  en- 
tendre cela,  et  nosvœuxétalent  plutôt  pour  vos 
armées  que  pour  celles  du  roi  de  Prusse  et  de 
l'empereur  d'Autriche;  voua  faisiei  la  guerre 
&  nos  soldats  etnonpasànoQS;  vous  souteniei 
des  idées  que  tout  le  monde  trouvait  justes  et 
grandes,  et  voilà  pourquoi  vous  n'avlet  pas  af- 
faire aux  peuples,  mais  A  leurs  maîtres.  Au- 
jourd'hui, c'est  bien  différent,  toute  l'Allemagne 
va  marcher,  toute  la  jeunesse  va  se  lever,  et 
c'est  nous  qui  parlerons  de  Liberté,  de  Vertu, 
de  Justice  à  la  France.  Celui  qui  parle  de  ces 
choses  est  touj  ours  le  plus  fort,  parce  gn'il  n'a 

*  Lian  da  U  Tera. 


HISTOIRE  DUN  CONSCRIT  DE  I8t3. 


Onvoyalt  ipi:iii£lcj«Ioile!teulrel«s  cheminas.  (Pïge  3S.| 


coDtre  lui  que  les  gueux  de  tous  les  paya,  et 
]Htce  qu'il  a  pour  lui  la  jeunesse,  le  courage 
les  grandes  idées,  tout  ce  qui  vous  élève  l'âme 
AU-dessus  de  l'égoisme,  et  qui  vous  fait  sacri- 
fier la  vie  sans  regret.  Vous  avez  eu  celaloog- 
temps,  mais  vous  n'en  avez  plus  voulu.  Vos 
généraux,  dans  le  temps,  je  m'en  souviens,  se 
battaient  pour  la  Liberté,  ils  coucbaient  sur  la 
paille,  dans  les  granges,  comme  de  simples 
soldats  :  c'étaient  da  terribles  hommes'  Main- 
tenant il  leur  faut  des  canapés,  ils  sont  plus 
nobles  que  nos  nobles  et  plus  riches  que  nos 
banquiers.  Cela  fait  que  la  guerre,  laplus  belle 
chose  autrefois,  —  un  art,  un  sacriâce,  un  dé- 
vouement à  la  patrie,  —  estdevenueun  métier, 
qui  rapporte  plus  qu'une  boutique.  C'est  tou- 
îouTstré»-noble,  puisqu'on  porte  des  épaulettes. 


mais  il  y  a  pourtant  une  diSérencn  entre  nc 
battre  pour  des  idées  éternelles,  et  se  batire 
pour  enrichir  sa  boutique. 

•  Aujourd'hui,  c'est  notre  tour  de  parler  de  Li- 
berté, et  da  Patrie  :  voilà  pourquoi  je  pense  que 
cette  guerre  vous  sera  funeste.  Tous  les  êtres 
qui  pensent,  depuis  les  simples  étudiants  jus- 
qu'aux professeurs  de  théologie,  vont  marcher 
contre  vous.  Vous  avez  à  votre  tête  le  plus  grand 
général  du  monde,  mais  nous  avons  la  justice 
étemelle.  Vous  croyez  avoir  pour  vous  les 
Saxons,  les  Bavarois,  les  Badois  et  les  Hessois; 
dé  trompez- vous  :  les  enfants  de  la  vieille  Alle- 
magne savent  bien  que  le  plus  grand  crime  ot 
laplus  grande  honte,  c'est  de  se  battre  rontie 
ses  frères.  Que  les  rois  fassent  des  alliances,  les 
peuples  seront  contre  vous  malgré  ces  alhancs^ 


42 


ROMANS    NATIONAUX. 


ils  défendront  leur  sang,  leur  patrie  :  ce  que 
Dieu  nous  force  d'&imer  et  qu'on  ne  peuttraliir 
sans  crime.  Tout  va  vous  tomber  sur  le  dos; 
les  Autrichiens  vous  massacreront  s'ils  peuvent, 
malgré  le  mariage  de  Marie-Louise  et  de  votre 
Empereur  ;  on  commence  à  voir  que  les  inté- 
rêts des  rois  ne  sont  pas  tout  en  ce  monde,  et 
le  plus  grand  génie  ne  peut  pas  changer  la  na- 
ture des  choses.  » 

Ainsi  parlait  ce  pasteur  d*un  ton  grave;  je 
ne  comprenais  pas  alors  très-bien  ses  discours 
et  je  pensais  :  «  Les  mots  sont  des  mots  et  les 
coups  de  fusil  sont  des  coups  de  fusil.  Si  nous 
ne  rencontrons  que  des  étudiants  et  des  pro- 
fesseurs de  théologie  pour  nous  livrer  bataille, 
tout  ira  bien.  Et  quant  au  reste,  la  discipline 
empêchera  toujours  les  Hessois,  les  Bavarois 
et  les  Saxons  de  tourner,  comme  elle  nous  force 
bien  de  nous  battre,  nous  autres  Français, 
quoique  plus  d'un  n'en  ait  pas  envie.  Est-ce 
que  le  soldat  n'obéit  pas  au  caporal,  le  caporal 
au  sergent,  ainsi  de  suite  jusqu'au  maréchal, 
qui  fait  ce  que  le  roi  veut?  On  voit  bien  que  ce 
pasteur  n^a  jamais  servi  dans  un  régiment, 
sans  cela  il  saurait  que  les  idées  ne  sont  rien, 
et  que  la  consigne  est  tout  ;  mais  je  ne  veux 
pas  le  contredire,  le  maître  de  poste  ne  m'ap- 
porterait plus  une  bouteille  de  vin  après  le 
souper.  Oulls  pensent  ce  qui  leur  plaira,  tout 
ce  que  je  souhaite,  c'est  que  nous  ne  rencon* 
trions  que  des  théologiens.  • 

Pendant  que  no.us  étions  à  causer  ainsi,  tout 
à  coup,  le  27  mars  au  matin.  Tordre  de  partir 
arriva.  Le  bataillon  alla  coucher  àLauterbach, 
puis  le  lendemain  à  New-Eirchen,  et  nous  ne 
hmes  plus  que  marcher,  marcher  toujours. 
Ceux  qui  ne  s'habituèrent  pas  alors  à  porter  le 
sac  ne  pouvaient  pas  se  plaindre  du  manque 
d'exercice  ;  car.  Dieu  merci,  nous  faisions  du 
chemin!  Moi,  je  ne  suais  plus  depuis  long- 
temps, avec  mes  cinquante  cartouches  dans 
ma  giberne,  mon  sac  et  mon  fusil  sur  l'épaule, 
et  je  ne  sais  pas  si  je  boitais  encore. 

Nous  n'étions  pas  les  seuls  en  mouvement: 
tout  marchait^  partout  on  rencontrait  des  régi- 
ments en  route,  des  détachements  de  cavalerie, 
des  lignes  de  canons,  des  convois  de  poudre  et 
de  boulets,  et  tout  cela  s'avançait  vers  Erfurt, 
comme,  après  une  grande  averse,  des  milliers 
de  ruisseaux  vont  par  tous  les  chemins  à  la  ri- 
vière. 

Nos  sergents  se  disaient  entre  eux  :  t  Nous 
approchons....  ça  va  chauffer  I  >  Et  nous  pen- 
sions :  •  Tant  mieux  I  Ces  gueux  de  Prussiens 
et  de  Russes  sont  cause  qu'on  nous  a  pris  :  s'ils 
étaient  restés  tranquilles,  nous  serions  encore 
en  France  I  » 

Cette  idée  nous  donnait  de  l'aigreur. 


Et  puis  partout  on  trouve  des  gens  qui  n'ai- 
ment qu'à  se  battre  :  Klipfel  et  Zébédé  ne  pa^ 
laient  que  de  tomber  sur  les  Prussiens,  et  moi, 
pour  n'avoir  pas  Tair  moins  courageux  que  les 
autres^  je  disais  aussi  que  cela  me  réjouis- 
sait. % 

Le  8  avril,  le  bataillon  entra  dans  la  citadelle 
d'Erfurt,  une  place  très-forte  et  très-riche.  Je 
me  souviendrai  toujours  qu'au  moment  où  l'on 
faisait  rompre  les  rangs  sur  la  place,  devant  la 
caserne,  le  vaguemestre  remit  un  paquet  de 
lettres  au  sergent  de  la  compagnie.  Dans  le 
nombre  il  s'en  trouvait  une  pour  moi.  Je  re* 
connus  tout  de  suite  l'écriture  de  Catherine,  ce 
qui  me  produisit  im  si  grand  effet  que  mes  ge- 
noMX  en  tremblaient! 

Zébédé  prit  mon  fusil  en  disant  :  •  Arrive  I  > 

n  était  aussi  bien  content  d'avoir  des  nou- 
velles de  Phalsbourg. 

J'avais  caché  ma  lettre  au  fond  de  ma  poche 
et  tous  ceux  du  pays  me  suivaient  pour  l'en- 
tendre lire.  Mais  je  voulus  être  assis  sur  mon 
lit,  bien  tranquille  avant  de  l'ouvrir,  et  seule- 
ment lorsqu'on  nous  eut  casernes  dans  un  coin 
de  la  Finckmatt  et  que  mon  fusil  fut  au  râtelier, 
je  commençai.  Tous  les  autres  étaient  penchés 
sur  mon  dos.  Les  larmes  me  coulaient  le  long 
des  joues,  parce  que  Catherine  me  racontait 
qu'elle  priait  pour  moi. 

Et  les  camarades,  en  entendant  cela,  disaient: 

«  Nous  sommes  sûrs  qu'on  prie  aussi  pour 
nousl  » 

L'un  parlait  de  sa  mère,  l'autre  de  ses  sœurs, 
l'autre  de  son  amoureuse. 

A  la  fin,  M.  Goulden  avait  écrit  que  toute  la 
ville  se  portait  bien,  que  je  devais  prendre  cou- 
rage, que  ces  misères  n'auraient  qu'un  temps. 
Il  me  chargeait  surtout  de  prévenir  les  cama- 
rades qu'on  pensait  à  eux,  et  que  leurs  parents 
se  plaignaient  de  ne  pas  recevoir  un  seul  mot 
de  leurs  nouvelles. 

Cette  lettre  fut  une  grande  consolation  pour 
nous  tous. 

Et  quand  je  songe  que  nous  étions  alors  le 
8  avril  et  que  bientôt  allaient  commencer  les 
batailles,  je  la  regarde  comme  un  dernier  adieu 
du  pays  pour  la  moitié  d'entre  nous  :  ^~  plu- 
sieurs ne  devaient  plus  entendre  parler  de  leurs 
parents,  de  leurs  amis,  de  ceux  qui  les  aimaient 
en  ce  monde. 


XII 


Tout  cela,  comme  disait  le  sergent  Pinto,  n^é- 
tait  encore  que  le  commencement  de  la  fête, 
car  la  danse  allait  venir. 


illûTUlUli;  U'UiN  COiNSCKlT  DE  1813. 


43 


En  attendant,  nous  faisions  le  service  de  la 
citadelle  avec  un  bataillon  du  27«,  et,  du  haut 
des  remparts,  nous  voyions  tous  les  environs 
couverts  de  troupes,  les  unes  au  bivac,  les 
autres  cantonnées  dans  les  villages. 

Le  18,  en  revenant  de  mouler  la  garde  à  la 
porte  de  Warthau,  le  sergent  qui  m^avait  pris 
en  amitié  me  dit  : 

«  Fusilier  Bertha,  l'Empereur  est  arrivé.  » 

Personne  n'avait  encore  entendu  parler  de 
cela,  et  je  lui  répondis  : 

•  Sauf  votre  respect»  sergent,  je  viens  de 
prendre  un  petit  verre  avec  le  sapeur  Merlin, 
en  planton  la  nuit  dernière  à  la  porte  du  géné- 
ral, il  ne  m*a  rien  raconté  de  ces  choses.  • 

Alors,  lui,  clignant  de  Toeil,  dit  : 

t  Tout  se  remue,  tout  est  en  Tair.. .  Tu  ne 
comprends  pas  encore  ça,  conscrit,  mais  il  est 
là,  je  le  sens  jusqu'à  la  pointe  des  pieds.  Quand 
il  n^est  pas  arrivé,  tout  ne  va  que  d'une  aile  ;  et 
maintenant,  tiens,  là-bas,  regarde  ces  estafettes 
qui  galopent  sur  les  routes,  tout  commence  à 
revivre.  Attends  la  première  danse,  attends,  et 
tu  verras  :  les  Eaiserliks  et  les  Cosaques  n^ont 
pas  besoin  de  leurs  lunettes  pour  voir  s'il  est 
avec  nous;  ils  le  sentent  tout  de  suite.  > 

En  parlant  ainsi,  le  sergent  riait  dans  ses 
longues  moustaches. 

J  avais  des  pressentiments  qu'il  pouvait  m^ar- 
river  de  grands  malheurs,  et  j'étais  pourtant 
forcé  ae  faire  bonne  mine* 

Enfin,  le  sergent  ne  se  trompait  pas,  car  ce 
même  jour,  vers  trois  heures  de  Taprès-midi, 
toutes  les  troupes  cantonnées  autour  de  la  ville 
se  mirent  en  mouvement,  et,  sur  les  cinq  heu* 
res,  on  nous  ût  prendre  les  armes  :  le  maré- 
chal prince  de  la  Moskowa  entrait  en  ville,  au 
milieu  d'une  grande  quantité  d'officiers  et  de 
généraux  qui  formaient  son  état-major:  pres- 
que aussitôt,  le  général  Soubam,  un  honucne 
de  six  pieds ,  tout  gris ,  entra  dans  la  cita- 
delle et  nous  passa  en  revue  sur  la  place.  Il 
nous  dit  d'une  voix  forte,  que  tout  le  monde 
put  entendre  : 

•  Soldats  !  vous  allez  faire  partie  de  Tavant- 
garde  du  3*  corps;  tâchez  de  vous  souvenir 
que  vous  êtes  Français.  Vive  V Empereur!  • 

Alors  tout  le  monde  cria  «  Vive  l'Empereur!  • 
et  cela  produisit  un  effet  terrible  dans  les  échos 
de  la  place. 

Le  général  repartit  avec  le  colonel  Zapfel. 

Cette  nuit  même,  nous  fûmes  relevés  par  les 
Hesâois,  et  nous  quittâmes  Erfurt  avec  le  10* 
hussard  et  un  régiment  de  chasseurs  badois. 
A  six  ou  sept  heures  du  matin,  nous  étions  de- 
vant la  ville  de  Weimar,  et  nous  voyions  au 
soleillevant  des  jardins,  des  églises,  des  mai- 
ions,  avec  un  vieux  château  sur  la  droite. 


On  nous  fit  bivaquer  dans  cet  endroit,  ei  les 
hussards  partirent  en  éclaireurs  dans  la  ville. 
Vers  neuf  heures,  pendant  que  nous  faisions 
la  soupe,  tout  à  coup  nous  entendîmes  au  loin 
un  pétillement  de  coups  de  fusil;  nos  hussards 
avaient  rencontré  dans  les  rues  des  hussards 
prussiens,  ils  se  battaient  et  se  tiraient  des 
coups  de  pistolet.  Mais  c'était  si  loin,  que  nous 
ne  voyions  pour  ainsi  dire  rien  de  ce  combat. 

Au  bout  d'une  heure,  les  hussards  revinrent; 
ils  avaient  perdu  deux  hommes.  C'est  ainsi  que 
commença  la  campagne. 

Nous  restâmes  là  cinq  jours ,  pendant  lesquels 
tout  le  3«  corps  s'avança.  Comme  nous  étions 
Tavant-garde,  il  fallut  repartir  en  avant,  du 
côté  de  Suiza  et  de  Warthau.  C'est  alors  que 
nous  vîmes  l'ennemi  :  des  Cosaques  qui  se  re- 
tiraient toujours  hors  de  portée  de  fusil,  et  plus 
ces  gens  se  retiraient,  plus  nous  prenions  de 
courage. 

Ce  qui  m'ennuyait,  c'était  d'entendre  Zébédé 
dire  d'un  air  de  mauvaise  humeur  : 

•  Ils  ne  s'arrêteront  donc  jamais?  ils  ne  s'ar- 
rêteront donc  jamais? 

Je  pensais  :  «  S'ils  s'en  vont,  qu'est-ce  que 
nous  pouvons  souhaiter  de  mieux?  Nous  au- 
rons gagné  sans  avoir  eu  de  mal.  » 

Mais,  à  la  fin,  ils  firent  halte  de  l'autre  côté 
d'une  rivière  assez  large  et  profonde;  et  nous 
en  vîmes  Ujie  quantité  qui  nous  attendaient 
pour  nous  hacher,  si  nous  avions  le  malheur 
de  passer  cette  rivière. 

C'était  le  29  avril,  il  commençait  à  se  faire 
tard,  on  ne  pouvait  voir  de  plus  beau  soleil 
couchant.  De  l'autre  côté  de  l'eau  s'étendait  une 
plaine  à  perte  de  vue,  et,  sur  le  bandeau  rouge 
du  ciel,  fourmillaient  ces  cavaliers,  avec  des 
shakos  recourbés  en  avant,  des  vestes  vertes, 
une  petite  giberne  sous  le  bras  et  des  pantalons 
bleu-de-ciel  ;  ily  avait  aussi  derrière  des  quan- 
tités de  lances  :  le  sergent  Pinto  les  reconnut 
pour  être  des  chasseurs  russes  à  cheval  et  des 
Cosaques.  Il  reconnut  aussi  la  rivière,  et  dit 
que  c'était  la  Saale. 

On  s'approcha  le  plus  près  qu'on  put  de  l'eau, 
pour  tirer  des  coups  de  fusil  aux  cavaliers,  qui 
se  retirèrent  plus  loin,  et  disparurent  même 
au  fond  du  ciel  rouge.  On  établit  alors  le  bivac 
près  delà  rivière,  on  plaça  les  sentinelles.  Nous 
avions  laissé  sur  notre  gauche  un  grand  vil- 
lage; un  détachement  s'y  rendit,  x>our  tâcher 
d'avoir  de  la  viande  en  la  payant,  car  depuis 
l'arrivée  de  l'Empereur,  on  avait  l'ordre  de 
tout  payer. 

Dans  la  nuit,  comme  nous  faisions  la  soupe, 
d'autres  régiments  de  la  division  arrivèrent; 
ils  établirent  aussi  leurs  bivacs  le  long  de  la 
rive,  et  c'était  quelque  chose  de  magnifique  que 


44 


ROMANS  NATIONAUX. 


ces  traînées  de  feu  tremblotant    sur  Teau. 

Personne  n'avait  envie  de  dormir;  Zébédé, 
Rlipfel,  Furst  et  moi,  nous  étions  à  la  même 
gamelle,  et  nous  disions  en  nous  regardant  : 

«  C'est  demain  que  ça  va  chauffer,  si  nous 
voulons  passer  la  rivière  I  Tous  les  camarades 
de  Phalsbourg,  qui  prennent  leur  chope  à  la 
brasserie  de  V Homme  Sauvage  ^  ne  se  doutent 
pas  que  nous  sommes  assis  à  cet  endroit,  au 
bord  d'une  rivière,  à  manger  un  morceau  de 
vache,  et  que  nous  allons  coucher  sur  la  terre, 
attraper  des  rhumatismes  pournos  vieux  jours, 
sans  parler  des  coups  de  sabre  et  de  fusil  qui 
nous  sont  réservés,  peut-4tre  plus  tôt  que  nous 
ne  pensons. 

— Bah!  disait  Klipfel,  ça,  c*est  la  vie.  Je  me 
moque  bien  de  dormir  dans  du  coton  et  de 
passer  un  jour  comme  l'autre  I  Pour  vivre,  il 
faut  être  bien  aujourd'hui,  mal  demain  ;  de 
cette  façon  le  changement  est  agréable.  Et 
quant  aux  coups  de  fusil,  de  sabre  et  de  baïon- 
nette. Dieu  merci,  nous  en  rendrons  autant 
qu'on  nous  en  donnera. 

— Oui,  faisait  Zébédé  en  allumant  sa  pipe, 
pour  mon  compte,  j'espère  bien  que,  si  je  passe 
l'arme  à  gauche,  ce  ne  sera  pas  faute  d'avoir 
rendu  les  coups  qu'on  m'aura  portés.  » 

Nous  causions  ainsi  depuis  deux  ou  trois 
heures;  Léger  s'était  étendu  dans  sa  capote,  les 
pieds  à  la  flamme  et  dormait,  lorsque  la  sen- 
tinelle cria  : 

•  Qui  vive?  »  à  deux  cents  pas  de  nous. 

•  France! 

— Quel  régiment? 

— 6«  léger.  » 

C'était  le  maréchal  Ney  et  le  général  Brenier, 
avec  des  officiers  de  pontonniers  et  des  canons. 
Le  maréchal  avait  répondu  6*  léger^  parce 
qu'il  savait  d'avance  où  nous  étions  :  cela  nous 
réjouit  et  même  nous  rendit  fiers.  Nous  le  vî- 
mes passer  à  cheval,  avec  le  général  Souham 
et  cinq  ou  six  autres  officiers  supérieurs,  et 
malgré  la  nuit,  nous  les  reconnûmes  très-bien; 
le  cielétait  tout  blanc  d'étoiles,  la  lune  mon  tait, 
on  y  voyait  presque  comme  en  plein  jour. 

Ils  s'arrêtèrent  dans  un  coude  de  la  rivière, 
où  Ton  plaça  six  canons,  et  presque  aussitôt 
après  les  pontonniers  arrivèrent  avec  une  lon- 
gue file  de  voitures  chargées  de  madriers,  de 
pieux  et  de  tout  ce  qu'il  fallait  pour  jeter  deux 
ponts.  Nos  hussards  couraient  le  long  de  la 
rive  ramasser  les  bateaux,  les  canonniers  étaient 
à  leurs  pièces,  pour  balayer  ceux. qui  vou- 
draient empêcher  l'ouvrage.  Longtemps  nous 
regardâmes*  avancer  ce  travail.  De  tous  côtés 
on  entendait  crier:  «  Qui  vive?  — Qui  vive?  » 
C'étaient  les  régiments  du  3«  corps  qui  arri- 
vaient. 


A  la  pointe  du  jour,  je  finis  par  m'^n dormir; 
il  fallut  queKlipfel  me  secouât  pour  m'éveiller. 
On  battait  le  rappel  dans  toutes  les  directions;  les 
ponts  étaient  finis,  on  allait  traverser  la  Saale. 

n  tombait  une  forte  rosée;  chacun  se  dépê- 
chait d'essuyer  son  fusil,  de  rouler  sa  capote 
et  de  la  boucler  sur  son  sac.  On  s^aidait  Tun 
l'autre,  on  se  mettait  en  rang.  Il  pouvait  être 
alors  quatre  heures  du  matin.  Tout  était  gris 
à  cause  du  brouillard  qui  montait  de  la  rivière. 
Déjà  deux  bataillons  passaient  surlesponts^  les 
soldats  à  la  file,  les  officiers  et  le  drapeau  au 
milieu.  Cela  produisait  un  roulement  sourd. 
Les  canons  et  les  caissons  passèrent  ensuite. 

Le  capitaine  Florentin  venait  de  nous  faire 
renouveler  les  amorces,  lorsque  le  général 
Souham,  le  général  Chemineau,  le  colonel  Zap- 
fel  et  notre  commandant  arrivèrent.  Le  batail- 
lon se  mit  en  marche.  Je  regardais  toujours  si 
les  Russes  n'accouraient  pas  au  grand  galop, 
mais  rien  ne  bougeait. 

A  mesure  qu'on  arrivait  sur  l'autre  rive, 
chaque  régiment  formait  le  carré,  l'arme  au 
pied.  Vers  cinq  heures,  toute  la  division  avait 
passé.  Le  soleil  dissipait  le  brouillard;  nous 
voyions,  à  trois  quarts  de  lieue  environ  sur 
notre  droite,  une  vieille  ville,  les  toits  en  pointe, 
le  clocher  en  forme  de  boule  couvert  d'ardoises 
avec  une  croix  au-dessus,  et  plus  loin  derrière, 
un  château  :  c'était  Weissenfels. 

Entre  la  ville  et  nous  s'étendait  un  pli  de 
terrain  profond.  Le  maréchal  Ney,  qui  venait 
d'arriver  aussi,  voulut  savoir  avant  tout  ce  qui 
se  trouvait  là-dedans.  Deux  compagnies  du  27* 
furent  déployées  en  tirailleurs,  et  les  carrés  se 
mirent  à  marcher  au  pas  ordinaire  :  les  offi- 
ciers ,  les  sapeurs,  les  tambours  à  l'intérieur, 
les  canons  dans  l'intervalle,  et  les  caissons  der- 
rière le  dernier  rang. 

Tout  le  monde  se  défiait  de  ce  creux,  d'au- 
tant plus  que  nous. avions  vu,  la  veille,  une 
masse  de  cavalerie  qui  ne  pouvait  pas  s'être 
sauvée  jusqu'au  bout  de  la  grande  plaine  que 
nous  découvrions  en  tous  sens.  C'était  impos- 
sible; aussi  je  n'ai  jamais  eu  plus  de  défiance 
qu'en  ce  moment  :  je  m'attendais  à  quelque 
chose.  Malgré  cela,  de  nous  voir  tous  bien  en 
rang,  le  fusil  chargé,  notre  drapeau  sur  le  front 
de  bataille,  nos  généraux  derrière,  pleins  de 
confiance,  —  de  nous  voir  marcher  ainsi  sans 
nous  presser  et  de  nous  entendre  marquer  le 
pas  en  masse,  cela  nous  donnait  un  grand  cou- 
rage. Je  me  disais  en  moi-même  :  «  Peut-être 
qu'en  nous  voyant  ils  se  sauveront;  ce  serait 
encore  ce  qui  vaudrait  le  mieux  pour  eux  et 
pour  nous.  »  ^ 

J'étais  au  second  rang,  derrière  Zébédé,  sur 
le  front,  et  Ton  peut  se  figurer  si  j'ouvrais  les 


HISTOIRE  D'UN  CONSCRIT  DE  18! 3. 


45 


yeux.  De  temps  en  temps,  je  regardais  un  peu 
décote  Tautre  carré  qui  s'avauçait  sur  la  même 
ligDe^  et  je  voyais  le  maréchal  au  milieu  avec 
ion  état-major.  Tous  levaient  la  tête,  leurs 
grands  chapeaux  de  travers,  pour  voir  de  loin 
ce  qui  se  passait. 

I^  tirailleurs  arrivaient  alors  près  du  ravin 
bwdé  de  broussailles  et  de  haies  vives.  Déjà, 
quelques  instants  avant,  j*avais  aperçu  plus 
loin,  de  Tautre  côté,  quelque  chose  remuer  et 
reluire  comme  des  épis  où  passe  le  vent;  Tidée 
m'était  venue  que  les  Russes»  avec  leurs  lances 
et  leurs  sabres,  pouvaient  bien  être  là;  j'avais 
pourtant  de  la  peine  à  le  croire.  Mais  au  mo- 
ment où  nos  tirailleurs  s'approchaient  des 
bruyères,  et  comme  la  fusillade  s'engageait  en 
plusieurs  endroits,  je  vis  clairement  que  c'é- 
taient des  lances.  Presque  aussitôt  un  éclair 
brilla  juste  en  face  de  nous  et  le  canon  tonna. 
Ces  Russes  avaient  des  canons;  ils  venaient  de 
tirer  sur  nous,  et  je  ne  sais  quel  bruit  m'ayant 
bii  tourner  la  tête,  je  vis  que  dans  les  rangs, 
i  gauche,  se  trouvait  un  vide. 

En  même  temps  j'entendis  le  colonel  Zapfel 
qui  disait  tranquillement  : 

•  Serrez  les  rangs  1  • 
Et  le  capitaine  Florentin  qui  répétait  : 

•  Serrez  les  rangs  I  • 
Cela  s'était  fait  si  vite  que  je  n'eus  pas  le 

temps  de  réfléchir.  Mais  cinquante  pas  plus 
loin  il  y  eut  encore  un  éclair  et  un  bruit  pareil 
dans  les  rangs,  —  comme  un  grand  souffle  qui 
passe,  —  et  je  vis  encore  un  trou ,  cette  fois  à 
droite. 

Et  comme,  après  chaque  coup  de  canon  des 
Russes,  le  colonel  disait  toujours  :  t  Serrez  les 
rangs  l  »  je  compris  que  chaque  fois  il  y  avait 
un  vide.  Cette  idée  me  troubla  tout  à  fait,  mais 
il  fallait  bien  marcher. 

Je  n*osais  penser  à  cela,  j'en  détournais  mon 
esprit,  quand  le  général  Chemineau^  qui  venait 
d'entrer  dans  notre  carré,  cria  d'une  voix  ter- 
rible: 

«  Haltel  • 

Alors  je  regardai  et  je  vis  que  les  Russes  ar- 
rivaient en  masse. 

•  Premier  rang,  genou  terre....  croisez  la 
baïonnette  I  cria  le  général.  Apprêtez  armes  I  » 

Gomme  Zébédé  avait  mis  le  genou  à  terre, 
fêtais  en  quelque  sorte  au  premier  rang.  Il  me 
semble  encore  voir  avancer  en  ligne  toute  cette 
masse  de  chevaux  et  de  Russes  courbés  en 
avant,  le  sabre  à  la  main,  et  entendre  le  gêné, 
rai  dire  tranquillement  derrière'  nous,  comme 
i  Vexercice  : 

.«  Attention  au  commandement  de  feu.  — 

Joue.... Peu!  » 
^oua  avions  tirè^  les  quatre  carrés  ensemble  ; 


on  aurait  cru  que  le  ciel  venait  de  tomber.  A 
peine  la  fumée  était-elle  un  peu  montée,  que 
nous  vîmes  les  Russes  qui  repartaient  ventre  à 
terre  ;  mais  nos  canons  tonnaient,  et  nos  bou- 
lets allaient  plus  vite  que  leurs  chevaux. 

«  Chargez  I  •  cria  le  général. 

Je  ne  crois  pas  avoir  eu  dans  ma  vie  un 
plaisir  pareil. 

«  Tiens,  tiens,  ils  s'en  vont!  •  me  disais-je en 
moi-même. 

Et  de  tous  les  côtés  on  entendait  erier  :  Yivê 
rEmpereur/ 

Dans  ma  joie,  je  me  mis  à  crier  comme  les 
autres.  Cela  dura  bien  une  minute.  Les  carrés 
s'étaient  remis  en  marche^  on  croyait  déjà  que 
tout  était  fini;  mais  à  deux  ou  trois  cents  pas 
du  ravin,  il  se  fit  une  grande  rumeur,  et  pour 
la  seconde  fois  le  général  cria  : 

•  Haltel...  Genou  terre!...  Croisez  la  baïon- 
nette !  • 

Les  Russes  sortaient  du  creux  comme  le  vent 
pour  tomber  sur  nous.  Ils  arrivaient  tous  en- 
semble :  la  terre  en  tremblait.  On  n'entendait 
plus  les  commandements;  mais  le  bou  sens 
naturel  des  soldats  français  les  avertissait  qu'il 
fallait  tirer  dans  le  tas,  et  les  feux  de  file  se 
mirent  à  rouler  comme  le  bourdonnement  des 
tambours  aux  grandes  revues.  Ceux  qui  n'ont 
pas  entendu  cela  ne  pourront  jamais  s'en  faire 
une  idée.  Quelques-uns  de  ces  Russes  arrivaient 
jusque  sur  nous;  on  les  voyait  se  dresser  dans 
la  fumée,  puis,  aussitôt  après,  on  ne  voyait 
plus  rien. 

Au  bout  de  quelques  instants,  comme  on  ne 
faisait  plus  que  charger  et  tirer,  la  voix  terrible 
du  général  Ghemineau  s'éleva,  criant  :  •  Cessez 
le  feu!  > 

On  n'osait  presque  pas  obéir;  chacun  se  dé- 
pêchait de  lâcher  encore  un  coup;  mais  la  fu- 
mée s'étant  dissipée,  on  vit  cette  grande  masse 
de  cavaliers  qui  remontaient  de  Tautre  côté  du 
ravin. 

Aussitôt  on  déploya  les  carrés  pour  marcher 
en  colonnes.  Les  tambours  battaient  la  charge, 
nos  canons  tonnaient. 

t  En  avant,  en  avant!...  Vive  VEmpereur!  • 

Nous  descendîmes  dans  le  ravin  par-dessus 
des  tas  de  chevaux  et  de  Russes  qui  remuaient 
encore  à  terre,  et  nous  remontâmes  au  pas 
accéléré  du  côté  de  Weissenfels.  Tous  ces  Co- 
saques et  ces  chasseurs,  la  giberne  sur  les  reins 
et  le  dos  plié,  galopaient  devant  nous  aussi 
vite  qu'ils  pouvaient  :  la  bataille  étai.  gagnée! 

Mais,  au  moment  où  nous  approchions  des 
jardins  de  la  ville,  leurs  canons,  qu'ils  avaient 
emmenés,  s'arrêtèrent  derrière  une  espèce  do 
verger  et  nous  envoyèrent  des  boulets,  dont 
l'un  cassa  la  hache  du  sapeur  Merlin  en  lui 


lO 


ROMANS   NATIONAUX- 


faisant  sauter  la  tête.  Le  caporal  des  sapeurs, 
Thomé,  eut  même  le  bras  droit  fracassé  par  un 
morceau  de  la  hache;  il  fallut  lui  couper  le 
bras  le  soir,  à  Weissenfels.  C'est  alors  qu'on 
se  mit  à  courir,  car,  plus  on  arrive  vite,  moins 
les  autres  ont  le  temps  de  tirer  :  chacun  com- 
prenait cela. 

Nous  arrivâmes  en  ville  par  trois  endroits, 
en  traversant  les  haies,  les  jardins,  les  perches 
A  houblon,  et  sautant  par-dessus  les  murs.  Le 
maréchafët  les  généraux  couraient  après  nous. 
Notre  régiment  entra  par  une  avenue  bordée 
de  peupliers  qui  longe  le  cimetière;  comme 
nous  débouchions  sur  la  place,  une  autre  co- 
lonne arrivait  par  la  grande  rue. 

Là  nous  fîmes  halte,  et  le  maréchal,. sans 
perdre  une  minute,  détacha  le  27e  pour  aller 
prendre  un  pont  et  tâcher  de  couper  la  retraite 
à  l'ennemi.  Pendant,  ce  temps,  le  reste  de  la 
division  arriva  et  se  mit  en  ordre  sur  la  place. 
Le  bourgmestre  et  les  conseillers  de  Weissen- 
fels étaient  déjà  sur  la  porte  de  Thôtel  de  ville 
pour  nous  souhaiter  le  bonjour. 

Quand  nous  fûmes  tous  reformés,  le  maré- 
chal prince  de  la  Moskowa  passa  devant  notre 
front  de  bataille  et  nous  dit  d^un  air  joyeux  : 

«  A  la  bonne  heure...  à  la  bonne  heure!...  Je 
suis  content  de  vousl...  L'Empereur  saura 
votre  belle  conduite...  C'est  bien  I  » 

Il  ne  pouvait  s'empêcher  de  rire,  parce  que 
nous  avions  couru  sur  les  canons. 

Et  comme  le  général  Souham  lui  disait  : 

«  Gela  marche  1  > 

Il  répondit  : 

lOui,  oui^  c'est  dans  le  sang!  c'est  dans  le 
sang! > 

Moi,  je  me  réjouissais  de  ne  rien  avoir  at- 
trapé dans  cette  affaire. 

Le  bataillon  resta  là  jusqu'au  lendemain.  On 
nous  logea  chez  les  bourgeois,  qui  avaient  peur 
de  nous  et  qui  nous  donnaient  tout  ce  que  nous 
demandions.  Le  27*  rentra  le  soir,  il  fut  logé 
dans  le  vieux  château.  Nous  étions  bien  fati- 
gués. Après  avoir  fumé  deux  ou  trois  pipes  en- 
semble, en  causant  de  notre  gloire,  Zébédé, 
Klipfel  et  moi,  nous  allâmes  nous  coucher  dans 
la  boutique  d*un  menuisier,  sur  un  tas  de  co- 
peaux, et  nous  restâmes  là  jusqu'à  minuit,  mo- 
ment où  l'on  battit  le  rappel.  Il  fallut  bien  alors 
se  lever.  Le  menuisier  nous  donna  de  Teau- 
de-vie  et  nous  sortîmes.  Il  tombait  de  l'eau  en 
masse.  Cettb  nuit  même  le  bataillon  alla  biva- 
quer  devant  \k  village  de  Clépen,  à  deux  heures 
de  Weissenfels.  Nous  n'étions  pas  trop  conte^.ts 
à  cause  de  la  pluie. 

Plusieurs  autres  détachements  vinrent  nous 
rejoindre.  L'Empereur  était  arrivé  à  Weissen- 
fels, et  tout  le  3«  corps  devait  noufi  suivre.  On  - 


ne  fît  que  parler  de  cela  toute  la  journée  ;  plu- 
sieurs s'en  réjouissaient.  Mais,  le  lendemain, 
vers  cinq  heures  du  matin,  le  bataillon  repartit 
en  avant-garde. 

En  face  de  nous  coulait  une  rivière  appelée 
le  Rippach.  Au  lieu  de  se  détourner  pom*  ga- 
gner un  pont,  on  la  traversa  sur  place.  Nous 
avions  de  l'eau  jusqu'au  ventre,  et  je  pensais, 
en  tirant  mes  souliers  de  la  vase  :  «  Si  Ton  t'a- 
vait raconté  ça  dans  le  temps,  quand  tu  crai- 
gnais d'attraper  des  rhumes  de  cerveau  chez 
M.  Goulden,  et  que  tu  changeais  de  bas  deux 
fois  par  semaine,  tu  n'aurais  pu  le  croire!  11 
vous  arrive  pourtant  des  choses  terribles  dans 
la  vie  I  > 

Gomme  nous  descendions  la  rivière  de  l'autre 
côté,  dans  les  joncs,  nous  découvrîmes,  sur  des 
hauteurs  à  gauche,  une  bande  de  Cosaques  qui 
nous  observaient.  Ils  nous  suivaient  lentement 
sans  oser  nous  attaquer,  et  je  vis  alors  que  la 
vase  était  pourtant  bonne  à  quelque  chose. 

Nous  allions  ainsi  depuis  plus  d'une  heure, 
le  grand  jour  était  venu,  lorsque  tout  à  coup 
une  terrible  fusillade  et  le  grondement  du  ca- 
non nous  firent  tourner  la  tête  du  côté  de  Clé- 
pen. Le  commandant,  sur  son  cheval,  regar- 
dait par- dessus  les  roseaux. 

Cela  dura  longtemps  ;  le  sergent  Pinto  disait  : 

«  La  division  s'avance;  elle  est  attaquée.  » 

Les  Cosaques  regardaient  aussi,  et  seulement 
au  bout  d'une  heure  ils  disparurent.  Alors  nous 
vîmes  la  division  s'avancer  en  colonnes,  à  droite 
dans  la  plaine,  chassant  des  masses  de  cava- 
lerie russe. 

«  En  avant!  »  cria  le  commandant. 

Et  nous  courûmes  sans  savoir  pourquoi,  en 
descendant  toujours  la  rivière;  de  sorte  que 
nous  arrivâmes  à  un  vieux  pont,  où  se  réunis- 
sent le  Rippach  et  la  Gruna.  Nous  devions  ar- 
rêter l'ennemi  dans  cet  endroit;  mais  les  Co- 
saques avaient  déjà  découvert  notre  ruse  : 
toute  leur  armée  recula  derrière  la  Gruna,  en 
passant  à  gué,  et  la  division  nous  ayant  re- 
joints, nous  apprlmesque  le  maréchal  Bessières 
venait  d'être  tué  d'un  boulet  de  canon. 

Nous  partîmes  de  ce  pont  pour  aller  bi va- 
quer en  avant  du  village  de  Gorschen,  Le  bruit 
courait  qu'une  grande  bataille  approchait,  et 
que  tout  ce  qui  s'était  passé  jusqu'alors  n'était 
qu'un  petit  commencement,  afin  d'essayer  si 
les  recrues  soutiendraient  bien  le  feu.  Diaprés 
cela,  chacun  peut  s'imaginer  les  réflexions 
qu'un  homme  sensé  devait  se  faire,  étant  là 
malgré  lui,  parmi  des  êtres  insouciants  telgi  que 
Furst,  Zébédé,  KHpfel,  qui  se  réjouissaient, 
comme  si  de  pareils  événements  avaient  pu 
leur  rapporter  centre  chose  que  des  coups  de 
fusil,  de  sabre  ou  de  baïonnette*  / 


Tout  le  reste  de  ce  jour  et  même  une  partie 
de  la  nuit,  songeant  à  Catherine,  je  priai  Dieu 
de  préserver  mes  jours,  et  de  me  conserver 
les  mains,  qui  sont  nécessaires  à  tous  les  pau- 
vres pour  gagner  leur  vie. 

XIII 

On  alluma  des  feux  sur  la  colline,  en  avant 
de  Gross-Gorschen  ;  un  détachement  descendit 
au  village»  et  nous  en  ramenacinq  ou  six  vieilles 
vaches  pour  faire  la  soupe.  Mais  nous  étious 
lellement  fatiguas,  qu'uu  grand  nombre  avaient 
encore  plus  envie  de  dormir  que  de  manger. 
D  autres  régiments  arrivèrent  avec  des  canons 
et  desmunitions.  Vers  onze  heures,  nous  étions 
là  dix  ou  douze  nulle  hommes,  et  dans  le  vil- 
lage deux  mille  :  toute  la  division  Souham.  Le 
général  et  ses  oifîciers  d'ordonnance  se  trou- 
vaient dans  un  grand  moulin,  à  gauche,  près 
d*un  cours  d'eau  qu'on  appelle  le  Floss-Graben. 
Les  sentinelles  s'étendaient  autour  de  la  col- 
line à  portée  de  fusil. 

Je  unis  aussi  par  m'endormir,  à  cause  de  la 
grande  fatigue  ;  mais  toutes  les  heures  je  m'é- 
veillais, et  derrière  nous,  du  côté  de  la  route 
qui  part  du  vieux  pont  de  Poserna  et  s'étend 
jusqu'à  Lutzen  et  à  Leipzig,  j'entendais  une 
grande  rumeur  dans  la  nuit:  un  roulement  de 
voitures,  de  canons,  de  caissons,  montant  et 
s'abaissant  au  milieu  du  silence. 

Le  sergent  Pinto  ne  dormait  pas;  il  fumait  sa 
pipe  en  séchant  ses  pieds  au  feu.  Chaque  fois 
i|ue  l'un  ou  l'autre  remuait,  il  voulait  parler  : 

«  Eh  bieni  conscrit?  »  disait-il. 

Mais  on  faisait  semblant  de  ne  pas  l'entendre, 
on  se  retournait  en  bâillant,  et  Ton  se  rendor- 
mait. 

L'horlogede  Gross-Gorschen  tintaitcinq  heu- 
HM  lorsque  je  m'éveillai  ;  j'avais  les  os  des 
cuisses  et  des  reins  comme  rompus,  à  force 
d'avoir  marché  dans  la  vase.  Pourtant,  en  ap- 
fiuyant  les  mains  à  terre,  je  m'assis  pour  me 
réchauffer,  car  j'avais  bien  froid.  Les  feux  fu- 
maient; il  ne  restait  plus  que  de  la  cendre  et 
quelques  braises.  Le  sergent,  debout,  regardait 
la  plaine  blanche,  où  le  soleil  étendait  quel- 
ques lignes  d'or. 

Tout  le  monde  dormait  autour  de  nous,  les 
uns  sur  le  dos,  les  autres  sur  l'épaule,  les  pieds 
au  feu  ;  plusieurs  ronflaient  ou  rêvaient  tout 
haut. 

Le  sergent,  me  voyant  éveillé,  vint  prendre 
une  braise  et  la  mit  sur  sa  pipe,  ptda  il  me 
dit: 

«  Rh  bien  !  fusilier Bertha,  nous  sommes  donc 
i  l'arrière-garde  maintenant?  • 


Je  ne  comprenais  pas  bien  ce  qu'il  entendait 
par  là. 

«  Ça  t'étonne, conscrit?  fit-il;  c'est  pourtant 
assez  clair  :  nous  n'avons  pas  bougé,  nous  au- 
tres, maisTarmée  a  fait  demi-tour;  elle  était  là, 
hier,  devant  nous,  sur  le  Rippach;  à  cette  heure 
elle  est  derrière  nous,  près  de  Lutzen  :  au  lieu 
d'être  en  tête,  nous  sommes  en  queue.  » 

Et,  clignant  de  l'œil  d'un  air  malin,  il  tira 
deux  ou  trois  grosses  bouffées  de  sa  pipe. 
(      •  Et  qu'est  ceque  nous  y  gagnons?  lui  dis-je, 

— Nous  y  gagnerons  d'arriver  à  Leipzig  les 
premiers  et  de  tomber  sur  les  Prussiens,  ré- 
pondit-il. Tu  comprendras  ça  plus  tard,  cons- 
crit. » 

Alors  je  me  dressai  pour  regarder  le  pays,  et 
je  vis  devant  nous  ime  grande  plaine  maréca- 
geuse, traversée  par  la  Gruna-Bach  etle  Floss- 
Graben;  quelques  petites  collines  s'arrondis- 
saient au  bord  de  cest  cours  d'eau,  et  au  fond 
passait  une  large  rivière,  que  le  sergent  me  dit 
être  l'Elster.  Les  brouillards  du  matin  s'éten- 
daient sur  tout  cela. 

M'étant  retourné,  j'aperçus  derrière  nous, 
dans  le  vallon,  la  pointe  du  clocher  de  Gross- 
Gorschen,  et  plus  loin,  à  droite  et  à  gauche, 
cinq  ou  six  petits  villages  bâtis  dans  le  creux  des 
collines,  car  c'est  un  pays  de  collines,  et  les 
villages  de  Kaya,  d'Eisdorf,  de  Starsiedel,  de 
Rahna,  de  Elein-Gorschen  et  de  Gross-Gors- 
chen, que  j'ai  connus  depuis,  sont  entre  ces 
collines,  sur  le  bord  de  petites  mares  où  pous- 
sent des  peupliers,  des  saules  et  des  trembles. 
Gross-Gorschen,  où  nous  bivaquions,  était  le 
plus  avancé  dans  la  plaine,  du  côté  de  l'Elster; 
le  plus  éloigné  était  Raya,  derrière  lequel  pas- 
sait la  grande  route  de  Lutzen  à  Leipzig.  On  ne 
voyait  pas  d'autres  feux  sur  les  collines  que 
ceux  de  notre  division;  mais  tout  le  3*  corps 
occupait  les  villages,  et  le  quartier  général  était 
à  Kaya. 

Vers  six  heures,  les  tambours  battirent  la 
diane,  les  trompettes  des  artilleurs  à  cheval  et 
du.  train  sonnèrent  le  réveil.  On  descendit  au 
village,  les  uns  pour  chercher  du  bois,  les  au- 
tres de  la  paille  ou  du  foin.  Il  arriva  des  voi- 
tures de  munitions,  et  l'on  fit  la  distribution 
du  pain  et  des  cartouches.  Nous  devions  rester 
là,  pour  laisser  défiler  Tarmée  sur  Leipzig  ; 
voilà  pourquoi  le  sergent  Pinto  disait  que  nous 
serions  à  l'arrière- garde. 

Deux  cantinières  arrivèrent  aussi  du  village, 
et  comme  j'avais  encore  cinq  écus  de  six  li- 
vres, j'offris  un  petit  verre  à  Klipfel  et  à  Zé- 
bédé,  pour  rabattre  les  brouillards  de  la  nuit. 
Je  me  permis  d'en  offrir  un  aussi  au  sergent 
Pinto,  qui  l'accepta,  disant  «  que  l'eau-de-vie 
I  sur  du  pain  réchauffe  le  cœur,  • 


ROMANS  NATIONAUX. 


On  s'approcha  le  plus  pris  qii'oo  put  d«  Peau.  (Pa^e  tS.) 


Nous  étions  tout  à  fait  coatents,  et  persADoe 
□e  se  serait  douié  des  terribles  choses  qui  de- 
vaient s'accomplir  en  ce  jour.  On  croyait  Les 
Busses  et  les  Prussiens  bien  loin  à  nous  cher- 
cher derrière  la  Gruna-Bach,  mais  ils  savaient 
où  nous  étions;  et  tout  à  coup,  sur  les  dix 
heures,  le  général  Soubam,  au  miheu  de  ses 
~  ofBders,  monta  lacAte  ventre  à  terre  :  il  venait 
d'apprendre  quelque  chose.  J'étais  justement 
en  sentinelle  près  des  faisceaux  ;  il  me  semble 
encore  le  voir, — avec  sa  téta  grise  et  son  grand 
chapeau  bordé  de  blanc,  —  s'avancer  à  la 
pointe  de  la  colline,  tirer  une  grande  lunette 
et  regarder,  puis  revenir  bien  vite  et  descen- 
dre au  village  en  criant  de  battre  le  rappel. 

Alors  toutes  les  sentinelles  se  replièrent,  et 
Zôbédè,  qui  avait  des,  jeux  d'épervier,  diti 


•  Je  voia  là-bas,  pi-ès  de  l'Ëlster,  des  masses 
qui  fourmillent....  at  même  il  y  en  a  qui  s'a- 
vancent en  bon  ordre,  et  d'autres  qui  sorient 
des  marais  sur  trois  ponts.  Quelle  averse,  si 
tout  cela  nous  tombe  sur  le  dos  t 

—  Ça,  dit  le  sei^ent  Pinto,  le  nex  en  l'air  et 
la  main  en  visière  sur  les  yeux,  c'est  une  ba- 
taille gui  commence,  ou  je  ne  m'y  connais  pas. 
Pendant  que  notre  armée  déSle  sur  Leipzig  et 
qu'elle  s'étend  à  plus  de  trois  lieues,  ces  gueux 
de  Prussiens  et  de  Russes  veulent  nous  prendre 
en  ilanc  avec  toutes  leurs  forces,  et  nous  cou- 
per en  deux.  C'est  bien  vu  de  leur  part:  ils  ap- 
prennent tous  les  jours  les  malices  de  iL  guerre. 

— Mais  nous,  qu'est-ce  que  nous  allons  faireT 
demanda  Klipfel. 

—C'est  tout  simple,  répondit  le  sei^nt  :  nous 


HISTOIRE  D'UN  CONSCRIT  DE  (813. 


Serru  lai  rangt  I  (P>(c  t&}. 


•ommes  ici  douze  A  quinze  mille  hommes, 
aTcc  Je  vieux  Souham,  qui  n'a  jamais  reculé 
d'une  aeinelle.  Nous  allons  tenir  comme  des 
clous,  ua  contre  six  ou  sept,  jusqu'à  ce  que 
l'Empereur  soit  informé  de  la  chose  et  qu'il  se 
replie  pour  venir  à  notre  secours.  Tenez,  voilà 
déjà  les  officiers  d'ordonnance  qui  partent,  i 

C'était  viai  :  cinq  ou  six  oQlciers  traversuent 
la  plaine  de  Lutzeo  derrière  nous,  du  côté'  de 
I^prig;  ils  allaient  comme  le  vent,  et  je  sup- 
plia le  Seigneur,  dans  mon  âme,  de  leur  faire 
la  grâce  d'arriver  à  temps  et  d'envoyer  toute 
l'année  à  notre  secours  ;  car  d'apprendre  qu'il 
tout  périr>  c'est  épouvantable,  et  je  ne  souhaite 
pas  à  mon  plus  grand  ennemi  d'être  dans  une 
poailÉtD  pareille. 

Le  sergent  Pinlo  nous  dit  encore  ; 


•  Vous  avez  de  la  chance,  couGcrils;  si  l'un  ou 
l'autre  de  vous  en  réchappe,  il  pourra  se  vanter 
d'avoir  vu  quelque  chose  de  soigné.  Regardex 
seulement  ces  lignes  bleues  qui  s'avancent  le 
fusil  sur  l'épaule,  le  long  du  Floss-Oraben;  cha- 
cune de  ces  lignes  est  un  régiment;  il  y  en  a  une 
trentaine  :  ça  fait  soixante  mille  Prussiens,  sans 
compter  ces  files  de  cavaliers  qui  sont  des  e»- 
cadrouB.  Et  sur  leur  gauche,  prés  de  Rlppach, 
ces  autres  qui  s'avancent  et  qui  reluisent  au 
soleil,  ce  sont  les  dragons  et  les  cuirassiers  de 
la  garde  impériale  russe;  je  les  ai  tus  pour  la 
première  fois  à  Auslerlitz,  où  nous  les  avons 
joliment  arrangés.  Il  y  en  a  bien  dix-huit  i 
vingt  miUe.  Derrière,  ces  masses  de  lances,  ce 
sont  des  bandes  de  Cosaques.  De  sorte  que  noua 
allons  avoir  l'avantage,  dans  une  heure,  de 


50 


ROMANS    NATIONAUX. 


U0U5  regarder  le  blanc  des  yeux  avec  cent 
mille  hommes,  tout  ce  qu^il  y  a  de  plus  obstiné 
en  Russes  et  en  Pi-ussiens.  C'est,  à  proprement 
parler,  une  bataille  où  Ton  gagne  la  croix,  et 
si  on  ne  la  gagne  pas,  on  ne  doit  pliis^  compter 
dessus. 

—Vous  croyez,  sergent?  dit  Zébédé^  qui  n'a 
jamais  eu  deux  idées  claires  dans  la  tête,  et  qui 
se  figurait  déjà  tenir  la  croix.  Ses  yeux  relui- 
saient comme  des  yeux  de  bétes  qui  voient  tout 
en  beau* 

—Oui,  répondit  le  sergent,  car  on  va  se  serrer 
de  près,  et  supposons  que  dans  la  mêlée  on 
voie  un  colonel,  un  canon,  un  drapeau, quelque 
chose  qui  vous  donne  dans  Tœil,  on  saute 
dessus  à  travers  les  coups  de  baïonnette,  de 
sabre,  de  refouloir  ou  de  nMmporte  quoi;  on 
rempoigne,et,sironen  revient, on  est  proposé. 

Pendant  qu'il  disait  cela,  lldée  me  vint  que 
le  maire  de  Felsenbourg  avait  reçu  la  croix 
pour  avoir  amené  son  village,  dans  des  voitui*es 
entourées  de  guirlandes,  à  la  rencontre  de 
Marie-Louise,  en  chantant  de  vieux  lieds,  et  je 
trouvai  sa  manière  d'avoir  la  croix  bien  plus 
côp^mode  que  celle  du  sa*gent  Pinto. 

je  n*eus  pas  le  temps  d'en  penser  davantage, 
car  on  battait  le  rappel  de  tous  les  côtés  ;  cha- 
cun courait  aux  faisceaux  de  sa  compagnie  et 
se  dépéchait  de  prendre  son  fusil.  Les  offi- 
ciers vous  rangeaient  en  bataille,  des  canons 
arrivaient  au  grand  galop  du  village,  on  les 
plaçait  au  haut  de  la  colline,  un  peu  en  arrière, 
pour  que  le  dos  de  la  côte  leur  servit  d'épaule- 
ment.  Les  caissons  arrivaient  aussi. 

Et  plus  loin,  dans  les  villages  de  Rahna,  de 
Kaya^  de  Klein-Gorschen,  tout  s'agitait  ;  mais 
nous  étions  les  premiers  sur  lesquels  devait 
tomber  cette  masse. 

L'ennemi  s'était  arrêté  à  deux  portées  de  ca- 
non, et  ses  cavaliers  tourbillonnaient  par  cen- 
taines autour  de  la  côte  pour  nous  reconnaître. 
Rien  qu'à  voir  au  bord  du  Floss-Graben  cette 
quantité  de  Prussiens  qui  rendaient  les  deux 
rives  toutes  noires,  et  dont  les  premières  lignes 
commençaient  à  se  former  en  colonnes,  je  me 
dis  en  moi-même  : 

•  Cette  fois,  Joseph,  tout  est  perdu,  tout  est 
flni....  il  n'y  aplus  de  ressource.... Tout  ce  que 
tu  peux  faire,  c'est  de  te  venger,  de  te  défendre, 
et  de  n'avoir  pitié  de  rien....  Défends-toi,  dé- 
feuds-toil...  > 

Ck)mme  je  pensais  cela,  le  général  Ghemineau 
passa  seul  d  cheval  devant  le  front  de  bataille, 
en  nous  criant  :  •  Formez  le  carré  I  • 

Tous  les  officiers,  à  droite,  à  gauche,  en 
avant,  en  arrière,  répétèrent  le  même  ordre* 
Oii  forma  quatre  carrés  de  quatre  bataiUons 
chacun.  Je  me  trouvais  cette  fois  dans  un  des 


côtés  intérieurs,  ce  qui  me  fit  plaisir;  car  je 
pensais  naturellement  que  les  Prussiens,  qui 
s'avançaient  sur  trois  colonnes,  tomberaient 
d'abord  en  face.  Mais  j'avais  à  peine  eu  cette 
idée  qu'une  véritable  grêle  de  boulets  traversa 
le  carré.  En  même  temps,  le  bruit  des  canons 
que  les  Prussiens  avaient  amenés  sur  une  col- 
line à  gauche  se  mit  à  gronder  bien  autrement 
qu'à  Weissenfels  :  cela  ne  finissait  pas!  Ils 
avaient  sur  cette  côte  une  trentaine  de  grosses 
pièces;  on  peut  s'imaginer  d'après  cela  quels 
trous  ils  faisaient.  Les  boulets  sifflaient  tantôt 
en  l'air,  tantôt  dans  les  rangs,  tantôt  ils  en. 
traient  dans  la  terre,  qu'ils  rabotaient  avec  un 
bruit  terrible. 

Nos  canons  tiraient  aussi  d'une  manière  qui 
vous  empêchait  d'entendre  la  moitié  des  siffle- 
ments et  des  ronflements  des  autres,  mais  cela 
ne  servait  à  rien;  et  d'ailleurs,  ce  qui  vous 
produisait  le  plus  mauvais  effet,  c'étaient  les 
officiers  qui  vous  répétaient  sans  cesse  :  •  Ser^ 
rez  les  rangs,  serrez  les  rangs!  » 

Nous  étions  dans  une  fumée  extraordinaii'e 
sans  avoir  encore  tiré.  Je  me  disais  :  t  Si  nous 
restons  ici  un  quart  d'heure,  nous  allons  être 
massacrés  sans  pouvoir  nous  défendre  !  >  ce 
qui  me  paraissait  terriblement  dur,  quand  tout 
à  coup  les  premières  colonnes  des  Prussiens 
arrivèrent  entre  les  deux  collines,  en  faisant 
une  rum-Mr  étrange,  comme  une  inondation 
qui  mon.e.  Aussitôt  les  trois  premiers  côtés  de 
notre  carré,  celui  de  face^  et  les  deux  autres  en 
obliquant  à  droite  et  à  gauche,  firent  feu.  Dieu 
sait  combien  de  Prussiens  restèrent  dans  ce 
creux  I  Mais,  au  lieu  de  s'arrêter,  leurs  cama- 
rades continuèrent  à  monter,  en  criant  comme 
des  loups  :  «  Faterlandl  Faterlaiid*!  >  et  nous 
déchargeant  tous  leurs  feux  de  bataillon  à  cent 
pas,  pour  ainsi  dire  dans  le  ventre. 

Après  cela  commencèrent  les  coups  de  baïon- 
nette et  de  crosse,  car  ils  voulaient  nous  en- 
foncer; ils  étaient  en  quelque  sorte  furieux. 
Toute  ma  vie  je  me  rappellerai  qu'un  bataillon 
de  ces  Prussiens  arriva  juste  de  côté  sur  nous, 
en  nous  lançant  des  coups  de  baïonnette  que 
nous  rendions  sans  sortir  des  rangs,  et  qu'ils 
furent  tous  balayés  par  deux  pièces  qui  se  trou- 
vaient en  position  à  cinquante  pas  derrière  le 
carré. 

Aucune  autre  troupe  ne  voulut  alors  entrer 
entre  les  carrés. 

Ils  redescendaient  la  colline,  et  nous  char- 
gions nos  fusils  pour  les  exterminer  jusqu^au 
dernier,  lorsque  leurs  pièces  recommencèrent 


•  Patrie  I  Patrie  I 


HISTOIRE  D»UN   CONSCRIT  DE   1813. 


51 


i  tirer,  et  que  nous  entendîmes  un  grand  bruit 
à  droite  :  c'était  leur  cavalerie  qui  venait  pour 
profiter  des  trous  que  faisaient  leurs  canons  I 
Je  ne  vis  rien  de  cette  attaque,  car  elle  arrivait 
lur  Tautre  face  de  la  division  ;  mais^  en  atten- 
dant, les  boulets  nous  raflaient  par  douzaines. 
Le  général  Chemineau  venait  d'avoir  la  cuisse 
cassée, et  cela  ne  pouvait  durer  plus  longtemps 
de  cette  manière,  lorsqu^on  nous  ordonna  de 
battre  en  retraite,  ce  que  nous  fîmes  avec  un 
plaisir  que  chacun  doit  comprendre. 

Nous  passâmes  autour  de  Gross-Gorschen, 
suivis  par  les  Prussiens,  qui  nous  fusillaient  et 
que  nous  fusillions.  Les  deux  mille  hommes 
qui  se  trouvaient  dans  le  village  arrêtèrent 
l'ennemi  par  un  feu  roulant  de  toutes  les  fené- 
res,  pendant  que  nous  remontions  la  côte  pour 
gagner  le  second  village,  Elein-Gorschen.  Mais 
alors  toute  la  cavalerie  prussienne  arriva  de 
côté  pour  nous  couper  la  retraite  et  nous  for- 
cer de  rester  sous  le  feu  de  leurs  pièces.  Cela 
me  produisit  une  indignation  qu^on  ne  peut 
croire.  J'entendais  Zëbédé  qui  criait  :  •  Courons 
plutôt  dessus  que  de  rester  là!  » 

C'était  aussi  terriblement  dangereux,  car  ce3 
régiments  de  hussards  et  de  chasseurs  s'avan- 
çaient en  bon  ordre  avant  de  prendre  leur  élau. 

Nous  marchions  toujours  en  arrière,  quand 
au  haut  de  la  côte  on  nous  cria  :  «  Halte!  >  et 
dans  le  même  moment  les  hussards,  qui  cou- 
raient déjà  sur  nous,  reçurent  une  terrible  dé- 
charge de  milraille  qui  les  renversa  par  centai- 
nes. C'était  la  division  du  brave  général  Girarl 
qui  venait  à  notre  secours  de  Klein- Gôrschen  ; 
elle  avait  placé  seize  pièces  en  batterie  un  peu  à 
droite.  Cela  produisit  un  très-bon  effet  :  les  hus- 
sards s'en  allèren  t  plus  vi  te  qu'ils  n  'étaient  venus , 
et  les  six  carrés  de  la  division  Girard  se  réunirent 
avec  les  nôtres  à  Rlein-Gorschen  pour  arrêter 
rinfanterie  des  Prussiens,  qui  s'avançait  tou- 
jours, les  trois  premières  colonnes  en  avant, 
et  trois  autres  aussi  fortes  derrière. 

Nous  avions  perdu  Oross  -  Gorchen  ;  mais 
celte  fois,  entre  Klein-Gorjjchen  et  Rahna,  Taf- 
faire  allait  encore  devenir  plus  terrible. 

Moi,  je  ne  pensais  plus  à  rien  qu'à  me  ven- 
ger. J  étais  devenu  pour  ainsi  dire  fou  de  co- 
lère et  d'indignation  contre  ceux  qui  voulaient 
m'ôler  la  vie,  le  bien  de  tous  les  hommes,  que 
chacun  doit  conserver  comme  il  peut.  J'éprou- 
vais une  sorte  de  haine  contre  ces  Prussiens, 
dont  les  cris  et  l'air  d'insolence  me  révoltaient 
le  cœur.  J'avais  pourtant  un  grand  plaisir  de 
voir  encore  Zébédé  près  de  mci,  et  comme,  en 
attendant  les  nouvelles  attaques,  nous  avions 
l'arme  au  pied,  je  lui  serrai  la  main. 

■  Nous  avons  eu  de  la  chance,  me  dit-il. 
Uais  pourvu  que  l'Empereur  arrive  bientôt,  car 


ils  sont  vingt  fvis  plus  que  nous....  pourvu 
qu'il  arrive  avec  des  canons  !  » 

Il  ne  parlait  plus  d'attraper  la  croix  1 

Je  regardai  un  peu  de  côté^  pour  voir  si  le 
sergent  y  était  encore,  et  je  l'aperçus  qui  es- 
suyait tranquillement  sa  baïonnette;  sa  figure 
n'avait  pas  changé  :  cela  me  réjouit.  J'aurais 
bien  voulu  savoir  si  Elipfel  et  Furst  se  trou- 
vaient aussi  dans  leurs  rangs^  mais  alors  le 
conunandement  de  «  Portez  armes  I  >  me  fit 
songer  à  autre  chose. 

Les  trois  premières  colonnes  ennemies  s'é- 
taient arrêtées  sur  la  colline  de  Gross-Gorschen 
pour  attendre  les  trois  autres^  qui  s'appro* 
chaient  le  fusil  sur  l'épaule.  Le  village^  entre 
nous  dans  le  vallon^  brûlait^  les  toits  de 
chaume  flambaient^  la  fumée  montait  jusqu'au 
ciel;  et  sur  une  côte,  à  gauche^  nous  voyions 
arriver,  à  travers  les  terres  de  labour,  une 
longue  file  de  canons  pour  nous  prendre  en 
écharpe. 

Il  pouvait  être  midi  lorsque  les  six  colonnes 
se  mirent  en  marche,  et  que,  sur  les  deux 
côtés  de  Gross-Gorschen,  se  déployèrent  des 
masses  de  hussards  et  de  chasseurs  à  cheval. 
Notre  artillerie,  placée  en  arrière  des  carrés, 
au  haut  de  la  côte,  avait  ouvert  un  feu  terrible 
contre  les  canonniers  prussiens,  qui  lui  répon- 
daient sur  toute  la  ligne. 

Nos  tambours  commençaient  à  battre  dans^ 
les  carrés,  pour  avertir  que  l'ennemi  s'appro- 
chait; on  les  entendait  comme  le  bourdonne- 
ment d*une  moucne  pendant  un  orage,  et  dans 
le  fond  du  vallon  les  Prussiens  criaient  tous 
ensemble  :  «  Faterland  !  Faterland  /  *» 

Leurs  feux  de  bataillon,  en  grimpant  la  col- 
line, nous  couvraient  de  fumée,  parce  que  le 
vent  soufllait  de  notre  côté,  ce  qui  nous  empê- 
chait de  les  voir.  Malgré  cela,  nous  avions, 
commencé  nos  feux  de  file.  On  ne  s'entendait 
et  l'on  ne  se  voyait  plus  depuis  au  moms  un 
quart  d'heure,  quand  tout  à  coup  les  hussards 
prussiens  furent  dans  notre  carré.  Je  ne  sais 
pas  comment  cela  s'était  fait,  mais  ils  étaient 
dedans,  et  tourbillonnaient  à  droite  et  à  gau- 
che en  se  penchant  sur  leurs  petits  chevaux, 
pour  nous  hacher  sans  miséricorde.  Nous  leur 
donnionsdes  coups  de  baïonnette, nous  criions, 
il  nous  lâchaient  des  coups  de  pistolet;  enfin 
c'était  terrible.  —  Zébédé,  le  sergent  Pinto  et 
une  vingtaine  d'autres  de  la  compagnie  nous 
tenions  ensemble.  —  Je  verrai  toute  ma  ^ie 
ces  figures  pâles,  les  moustaches  allongées  der- 
rière les  oreilles,  les  petits  shakos  &Vrrés  par  la 
jugulaire  sous  leurs  mâchoires  ;  les  chevaux  qui 
se  dressent  en  hennissant  sur  des  tas  de  morts 

•  Pairie!  Patrie! 


5S 


ROMANS  NATIONAUX. 


/ 


et  de  blessés.  J^entendrai  toujours  les  cris  que 
nous  poussions,  les  uns  en  allemand,  les  au- 
tres en  français  ;  ils  nous  appelaient  :  «  Schwein- 
pelz  /  »  et  le  vieux  sergent  Pinto  ne  finissait  pas 
de  crier  :  «  Hardi,  mes  enfants!  hardi!  » 

Je  n'ai  jamais  pu  me  figurer  comment  nous 
sortîmes  de  là  ;  nous  marchions  au  hasard  dans 
la  fumée,  nous  tourbillonnions  au  milieu  des 
coups  de  fusil  et  des  coups  de  sabre.  Tout  ce 
que  je  me  rappelle,  c'est  que  Zébédé  me  criait 
à  chaque  instant  :  «  Arrive  !  arrive  !  >  et  que 
finalement  nous  fûmes  dans  un  champ  en 
pente,  derrière  un  carré  qui  tenait  encore,  avec 
le  sergent  ^nto  et  sept  ou  huit  autres  de  la 
compagnie. 

Nous  étions  faits  comme  des  bouchers  ! 

•  Rechargez!  »  nous  dit  le  sergent. 

Et  alors,  en  rechargeant,  je  vis  qu'il  y  avait 
du  sang  et  des  cheveux  au  bout  de  ma  baïon- 
nette, ce  qui  montre  que,  dans  ma  fureur,  j'a- 
vais donné  des  coups  terribles. 

Au  bout  d'une  minute,  le  vieux  Pinto  reprit  : 

«  Le  régiment  est  en  déroute,  ••  ces  gueux  de 
Prussiens  en  ont  sabré  la  moitié...  Nous  le  re- 
trouverons plus  tard...  Pour  le  moment  il  faut 
empêcher  l'ennemi  d'entrer  dans  le  village.  — 
Parfile  à  gauche,  en  avant,  marche!  » 

Nous  descendîmes  un- petit  escalier  qui  me- 
nait dans  un  jardin  de  Elein-Gorschen,  etnous 
entrâmes  dans  une  maison,  dont  le  sergent 
barricada  la  porte  du  côté  des  champs  avec  une 
grande  table  de  cuisine  ;  ensuite  il  dit,  en  nous 
montrant  la  porte  de  la  rue  : 

«  Voici  notre  retraite.  » 

Après  cela,  nous  montâmes  au  premier,  dans 
une  assez  grande  chambre  qui  formait  le  coin 
au  pied  de  la  côte;  elle  avait  deux  fenêtres  sur 
le  village  et  deux  autres  sur  la  colline  toute 
couverte  de  fumée,  où  continuaient  de  pétiller 
les  feux  de  file  et  de  rouler  le  canon.  Au  fond^ 
dans  une  alcôve^  se  trouvait  un  lit  défait,  et 
devant  le  lit  un  berceau  ;  les  gens  s'étaientsau- 
vés  sans  doute  au  commencement  de  la  ba- 
taille ;  mais  un  chien  à  grosse  queue  blanche, 
oreilles  droites  et  museau  pointu,  à  moitié  ca- 
ché sous  les  rideaux^  nous  regardait  les  yeux 
luisants  :  tout  cela  me  revient  comme  un  rêve. 

Le  sergent  venait  d'ouvrir  une  fenêtre,  et  ti- 
rait déjà  dans  la  rue,  où  s'avançaient  deux  ou 
trois  hussards  prussiens,  parmi  des  tas  de  char* 
rettes  et  de  fumier  ;  Zébédé  et  les  autres,  de- 
bout derrière  lui,  observaient  l'arme  prête.  Je 
regardai  sur  la  côte,  pour  voir  si  le  carré  tenait 
touJoucB,  et  je  Taperçus  à  cinq  ou  six  cents 
pas,  reculant  en  bon  ordre,  et  faisant  feu  des 
quatre  côtés  sur  la  masse  de  cavaliers  qui  len- 
(ouraient.  A  travers  la  fumée,  je  voyais  le  co- 
lonei,  un  gros  court,  à  cheval  au  milieu,  le  sa- 


bre à  la  main,  et,  tout  près  de  lui,  le  drapeau 
tellement  déchiré,  que  ce  n'était  plus  qu'une 
loque  pendant  le  long  de  la  hampe. 

Plus  loin,  à  gauche^  une  colonne  ennemie 
débouchait  au  tournant  de  la  route  et  marchait 
sur  Elein-Gorschen.  Cette  colonne  voulait  se 
mettre  en  travers  de  notre  retraite  dans  le  vil- 
lage ;  mais  des  centaines  de  soldats  débandés 
étaient  arrivés  comme  nous,  il  en  arrivait 
même  encore  de  tous  les  côtés,  les  uns  se  re- 
tournant tous  les  cinquante  pas  pour  lâcher 
leur  coup  de  fusil,  les  autres  blessés,  se  traî- 
nant pour  arriver  quelque  part.  Us  entraient 
dans  les  maisons,  et  comme  la  colonne  s'appro- 
chait toujours,  un  feu  roulant  commença  sur 
elle  de  toutes  les  fenêtres.  Gela  Tarrêta  ;  d'au- 
tant plus  qu'au  même  instant,  sur  la  côte  i 
droite,  commençaient  à  se  déployer  les  divi- 
sions Brenier  et  Marchand,  que  le  prince  de  la 
Moskowa  envoyait  à  notre  secours. 

Nous  avons  su  depuis  que  le  maréchal  Ney 
avait  suivi  TEmpereur  du  côté  de  Leipzig,  et 
qu'il  revenait  alors  au  roulement  du  canon. 

Les  Prussiens  firent  donc  halte  en  cet  en- 
droit; le  feu  cessa  des  deux  côtés.  Nos  carrés 
et  nos  colonnes  remontèrent  la  côte  en  face  de 
Starsiedel,  et  tout  le  monde,  au  village,  se  dé- 
pêcha d'évacuer  les  maisons  pour  rallier  cha- 
cun son  régiment  Le  nôtre  était  mêlé  dans 
deux  ou  trois  autres  ;  et  quand  les  divisions 
mirent  l'arme  au  pied  en  avant  de  Eaya,  nous 
eûmes  de  la  peine  à  nous  reconnaître.  On  fit 
l'appel  de  notre  compagnie,  il  restait  quarante- 
deux  hommes ,  le  grand  Furst  et  Léger  n'y 
étaient  plus  ;  mais  Zébédé,  Elipfel  et  moi  nous 
avions  retiré  notre  peau  de  l'affaire. 

Malheureusement  ce  n'était  pas  encore  fini, 
car  ces  Prussiens,  remplis  d'insolence  â  cause 
de  notre  retraite,  faisaient  déjà  de  nouvelles 
dispositions  pour  venir  nous  attaquer  à  Kaya, 
il  leur  arrivait  des  masses  de  renforts;  et, 
voyant  cela,  je  pensai  que,  pour  un  si  grand 
général,  l'Empereur  avait  eu  pourtant  une 
bien  mauvaise  idée  de  s'étendre  sur  Leipzig  et 
de  nous  laisser  surprendre  par  une  armée  de 
plus  de  cent  mille  hommes. 

Gomme  nous  étions  eu  train  de  nous  refor- 
mer derrière  la  division  Brenier,  dix-huit  mille 
vieux  soldats  de  la  garde  prussienne  montaient 
la  côte  au  pas  de  charge,  portant  les  shakos 
de  nos  morts  au  bout  de  leurs  baïonnettes  en 
signe  de  victoire.  En  même  temps  le  combat  se 
prolongeait  à  gauche,  entre  Klein-Gorschen  et 
Starsiedel.  La  masse  de  cavalerie  russe  que 
nous  avions  vue  reluire  au  soleil  le  malin,  der- 
rière la  Gruna-Bach,  voulait  nous  tourner; 
mais  le  6^  corps  était  arrivé  nous  couvrir,  et  les 
régiments  de  marine  tenaient  là  comme  des 


HISTOIRE  D'UN   CONSCRIT  DE  1813. 


53 


muM.  Toute  la  plaine  ne  fonnait  qu'un  nuage, 
où  Ton  voyait  ètinceler  les  casques,  les  cui- 
rasses et  les  lances  par  milliers. 

I>» notre  côté,  nous  reculions  toujours,  quand 
tout  i  coup  quelque  chose  passa  devant  nous 
comme  le  tonnerre  :  c'était  le  maréchal  Ney! 
il  arrivait  au  grand  galop,  suivi  de  son  état- 
major.  Je  n'ai  jamais  vu  de  figure  pareille;  ses 
yeux  étincelaient,  ses  joues  tremblaient  de  co- 
lère! En  une  seconde  il  eut  parcouru  toute  la 
ligne  dans  sa  profondeur,  et  se  trouva  sur  le 
front  de  nos  colonnes.  Tout  le  monde  le  sui- 
vait comme  entraîné  par  une  force  extraordi- 
naire; au  lieu  de  reculer,  on  marchait  à  la  ren- 
contre des  Prussiens,  et  dix  minutes  après  tout 
était  en  feu.  Mais  l'ennemi  tenait  solidement; 
il  se  croyait  déjà  le  maître  et  ne  voulait  pas  lâ- 
cher la  victoire  ;  d'autant  plus  qu'il  recevait 
toujours  du  renfort,  et  que  nous  autres  nous 
étions  épuisés  par  cinq  heures  de  combat. 

Notre  bataillon,  cette  fois,  se  trouvait  en  se- 
conde ligne,  les  boulets  passaient  au-dessus;^ 
mais  un  bruit  bien  pire  et  qui  me  traversait 
les  nerfs,  c'était  le  grelottement  de  la  mitraille 
dans  les  baïonnettes  :  cela  sifflait  comme  ime 
espèce  de  musique  terrible  et  qui  s'entendait 
de  bien  loin. 

Au  milieu  des  cris,  des  commandements  et 
de  la  fusillade,  nous  recommencions  tout  de 
même  à  redescendre  sur  un  tas  de  morts.Nos  pre- 
mières divisions  rentraient  à  Elein-Gorschen  ; 
on  s'y  battait  corps  à  corps;  on  ne  voyait  dans 
la  grande  rue  du  village  que  des  crosses  de 
fu5il  en  Tair,  et  des  généraux  à  cheval,  l'épée 
à  la  main  comme  de  simples  soldats. 

Cela  dura  quelques  minutes;  nous  disions 
dans  les  rangs  :  i  Ça  va  bien,  ça  va  bien!...  on 
avance.  •  Mais  de  nouvelles  troupes  étant  arri- 
vées du  côté  des  Prjssiens,  nous  fûmes  obligés 
de  reculer  pour  la  seconde  fois,  et  malheureu- 
sement si  vite  qu^un  grand  nombre  se  sau- 
vèrent jusque  dans  Kaya.  Ce  village  était  sur 
la  côte,  et  le  dernier  en  avant  de  la  route  de 
Lutzen.  C'est  un  long  boyau  de  maisons  sépa- 
rées les  unes  des  autres  par  de  petits  jardins, 
des  écuries  et  des  ruchers.  Si  Tennemi  nous 
forçait  à  Kaya,  l'armée  était  coupée  en  deux. 

En  courant,  je  me  rappelai  ces  paroles  de 
U.  Goulden  :  t  Si  par  malheur  les  alUés  nous 
battent,  ils  viendront  se  venger  chez  nous  de 
tout  ce  que  nous  leur  avons  fait  depuis  dix 
ans.  ■  Je  croyais  la  bataille  perdue,  carie  ma- 
réchal Ney  lui-même,  au  milieu  d'un  carré, 
\  recalait,  et  les  soldats,  pour  sortir  de  la  mélée^ 
emportaient  des  officiers  blessés  sur  leurs  fusils 
en  brancards.  Enfi.n  ça  prenait  une  mauvaise 
loamure. 
J'entrai  dans  Raya  sur  la  droite  du  village, 


en  enjambant  des  haies  et  sautant  par-dessus 
de  petites  palissades  que  les  gens  mettent  pour 
séparer  les  jardins. 

J'allais  tourner  le  coin  d*un  hangar,  lorsque, 
levant  la  tête,  j'aperçus  une  cinquantaine  d'of- 
ficiers à  cheval  arrêtés  au  haut  d'une  colline 
en  face;  plus  loin,  derrière  eux,  des  masses 
d'artillerie  accouraient  ventre  à  terre  sur  la 
route  de  Leipzig.  Gela  me  fit  regarder,  et  je 
reconnus  l'Empereur,  un  peu  en  avant  des  au- 
tres; il  était  assis,  comme  dans  un  fauteui}, 
sur  son  cheval  blanc.  Je  le  voyais  très-bien 
sous  le  ciel  pâle  ;  il  ne  bougeait  pas  et  regar- 
dait la  bataille  au-dessous  avec  sa  lunette. 

Cette  vue  me  rendit  si  joyeux  que  je  me  mis 
à  crier  :  «  Vive  F  Empereur  I  »  de  toutes  mes 
forces  ;  puis  j'entrai  dans  la  grande  rue  de  Kaya 
par  une  allée  entre  deux  vieilles  maisons. 
J'étais  Tun  des  premiers,  et  j'apeiçus  encore 
des  gens  du  village, hommes,  femmes,  enfants, 
qui  se  dépêchaient  d'entrer  dans  leurs  caves. 

Plusieurs  personnes  auxquelles  j'ai  raconté 
cela  m'ont  fait  des  reproches  d'avoir  couru  si 
vite;  mais  je  leur  ai  répondu  que  lorsque  Mi- 
chel Ney  reculait,  Joseph  Bertha  pouvait  bien 
reculer  aussi. 

Klipfel,  Zébédé,  le  sergent  Pinto,  tous  ceux 
que  je  connaissais  à  la  compagnie  étaient  en- 
core dehors,  et  j'entendais  un  bruit  tellement 
épouvantable  qu'on  ne  peut  s'en  Caire  une  idée. 
Des  masses  de  fumée  passaient  par-dessus  les 
toits,  les  tuiles  roulaient  et  tombaient  dans  la 
rue,  et  les  boulets  enfonçaient  les  murs  ou 
cassaient  les  poutres  avec  un  fracas  homble. 

En  même  temps,  de  tous  côtés,  par  les  ruelles, 
par-dessus  les  haies  et  les  palissades  des  jar- 
dins entraient  nos  soldats  en  se  retournant  pour 
faire  feu.  Il  y  en  avait  de  tous  les  régiments, 
sans  shakos,  déchirés,  couverts  de  sang,  l'air 
furieux,  et,  maintenant  que  j'y  pense  après 
tant  d'années,  c'étaient  tous  des  enfants,  de 
véritables  enfonts  :  sur  quinze  ou  vingt,  pas  \m 
n'avait  de  moustaches;  mais  le  courage  est  né 
dans  la  race  française  1 

Et  comme  les  Prussiens,  —  conduits  par  de 
vieux  officiers  qui  criaient  :  «  Forwertzf  For" 
weriz  */  —  arrivaient  en  se  grimpant  en  quel- 
que sorte  sur  le  dos,  conmae  des  bandes  de 
loups,  pour  aller  plus  vite,  nous,  au  coin  d'une 
grange,  à  vingt  ou  trente,  en  face  d'un  jardin 
où  se  trouvaient  un  petit  rucher  et  de  grands 
cerisiers  en  fleurs  qu'il  me  semble  voir  encore, 
nous  commençâmes  un  feu  roulant  sur  ces 
gueux  qui  voulaient  escalader  im'petii  mur 
au-dessous  et  prendre  le  village. 

Combien  d'entre  eux,  en  arrivant  sur  ce  mur^ 

*  En  ayant  1  £n  arant! 


5« 


ROMANS  NATIONAUX. 


U 


retombèrent  dans  la  niasse,  je  n'en  sais  rien; 
mais  il  en  venait  toujours  d'autres.  Des  cen- 
taines de  balles  sifflaient  à  nos  oreilles  et 
s*aplatissaient  contre  les  pierres,  le  crépi  tom- 
bait, la  paille  pendait  des  poutres,  la  grande 
porte  à  gauche  était  criblée;  et  nous,  derrière 
la  grange,  après  avoir  rechargé,  nous  faisions 
la  navette  pour  tirer  dans  le  tas  :  cela  durait 
juste  le  temps  d'ajuster  et  de  serrer  la  détente, 
et  malgré  cela,  cinq  ou  six  étaient  déjà  tombés 
af  coin  du  fenil,  le  nez  à  terre ,  mais  notre  rage 
était  si  grande  que  nous  n'y  faisions  pas  atten- 
tion. 

Gonmie  je  retournais  là  pour  la  dixième  fois, 
en  épaulant  le  fusil  me  tomba  de  la  main  ;  je 
me  baissai  pour  le  ramasser  et  je  tombai  des- 
sus :  j'avais  une  balle  dans  Tépaule  gauche;  le 
sang  se  répandait  sur  ma  poitrine  comme  de 
l'eau  chaude.  J'essayai  de  me  relever;  mais 
tout  ce  que  je  pus  faire,  ce  fut  de  m'asseoir 
contre  le  mur.  Alors  le  sang  descendit  jusque 
sur  mes  cuisses,  et  Tidée  me  vint  que  j'allais 
mourir  en  cet  endroit,  ce  qui  me  donna  tout 
froid. 

Les  camarades  continuaient  à  tirer  par- 
dessus ma  téte^  et  les  Prussiens  répondaient 
toujours. 

En  songeant  qu'une  autre  balle  pouvait  m'a- 
chever,  je  me  cramponnai  tellement  de  la  main 
droite  au  coin  du  mur  pour  m'6ter  de  là,  que 
je  tombal  dans  un  petit  fossé  qui  conduisait  Teau 
de  la  rue  dans  le  jardin.Mon  bras  gauche  était 
lourd  comme  du  plomb^  ma  télé  tournait;  j'en- 
tendais toujours  la  fusillade,  mais  comme  un 
rave.  Cela  dura  quelque  temps  sans  doute* 

Lorsque  je  rouvris  les  yeux^  la  nuit  venait; 
les  Prussiens  défilaient  dans  la  ruelle  en  cou- 
rant. Ils  remplissaient  déjà  le  village^  et  dans 
le  jardin  en  face  se  trouvait  un  vieux  général , 
la  tête  nue,  les  cheveux  blancs^  sur  un  grand 
cheval  bi*un.  Il  criait  comme  une  trompette 
d'amener  des  canons,  et  des  officiers  partaient 
ventre  à  terre  porter  ses  ordres.  Près  de  lui, 
debout  sur  le  petit  mur  encombré  de  morts,  un 
de  leurs  chirurgiens  lui  bandait  le  bras.  Der- 
rière, de  l'autre  côté,  se  tenait  également  à 
cheval  un  ofBcier  russe  très-mince,  un  jeune 
homme  coiffé  d'un  chapeau  à  plumes  vertes 
tombant  en  forme  de  bouquet.  Je  vis  cela  d  un 
coup  d'œil  :  —  ce  vieux  avec  son  gros  nez,  son 
front  large  et  plat,  ses  yeux  vifs,  son  air  hardi  ; 
les  autres  autour  de  lui;  le  chirurgien,  un  petit 
homme  chauve  en  lunettes;  et  dans  le  fond  de 
la  vallée ,  à  Qnq  ou  six  cents  pas,  entre  deux 
maisons,  nob  soldats  qui  se  reformaient.  Tçut 
cela  je  Tai  devant  moi  comme  si  j'y  étais  encore. 
On  ne  lirait  plus;  mais  entre  Klein -Go  rschen 
•il  Kaya,  des  cris  ter«*ibles  s'élevaient....  (M' 


entendait  rouler  pesamment,  hennir,  jurer  et 
claquer  du  fouet.  Sans  savoir  pourquoi,  je  me 
traînai  hors  de  l'ornière  et  me  remis  contre  le 
mur,  et  presque  aussitôt  deux  pièces  de  seize, 
attelées  chacune  de  six  chevaux,  tournèrent  au 
coin  de  la  première  maison  du  village.  Les  ar- 
tilleurs à  cheval  frappaient  de  toutes  leurs  for- 
ces, et  les  roues  entraient  dans  les  tas  de  morts 
et  de  blessés  comme  dans  de  la  paille;  les  os 
craquaient!...  voilà  d'où  venaient  les  grands 
cris  que  j'avais  entendus;  les  cheveux  m'en 
dressaient  sur  la  tête. 

«  Icil...  cria  le  vieux  en  allemand.  Pointez 
là-bas,  entre  ces  deux  maisons,  près  de  la  fon- 
taine. » 

Les  deux  pièces  furent  aussitôt  retournées; 
les  voitures  de  poudre  et  de  mitraille  arrivèrent 
au  galop.  Le  vieux  vint  voir,  son  bras  gauche 
en  écharpe,  et,  tout  en  remontant  la  ruelle,  je 
l'entendis  qui  disait  au  jeune  officier  russe,  d'un 
ton  bref  : 

«  Dites  à  l'empereur  Alexandre  que  je  suis 
dans  Kaya....  La  bataille  est  gagnée  si  on  m'en- 
voie des  renforts.  Qu'on  ne  délibère'  pas,  qu'on 
agisse  !  Il  faut  nous  attendre  à  une  attaque  fu- 
rieuse. Napoléon  arrive,  je  sens  cela....  Dans 
une  demi'heure  nous  l'aurons  sur  les  bras  avec 
sa  garde.  Goûte  que  coûte,  je  lui  tiendrai  tête; 
mais,  au  nom  de  Dieu,  qu*on  ne  perde  pas  une 
minute,  et  la  victoire  est  à  nousl  > 

Le  jeune  homme  partit  au  galop  du  côté  de 
Klein-Gorschen,  et  dans  le  même  instant  quel- 
qu'un dit  prés  de  moi  :  «  Ce  vieux-là,  c'est  Blû- 
cher....  Ah  !  gredin,  si  je  tenais  mon  fusil!  » 

Ayant  tourné  la  tété,  je  vis  un  vieux  sergent 
sec  et  maigre^  avec  de  grandes  rides  le  long  des 
joues,  qui  se  tenait  assis  contre  la  porte  de  la 
grange,  les  deux  mains  appuyées  à  terre  comme 
des  béquilles,  car  ses  reins  étaient  cassés  par 
nue  balle.  Ses  yeux  jaunes  suivaient  le  général 
prussien  en  louchant;  ^on  nez  crochu,  déjà 
pâle,  se  recourbait  comme  un  bec  dans  ses 
grosses  moustaches  :  il  avait  l'air  terrible  et 
Êer. 

■  Si  je  tenais  mon  fusil,  dit-il  encore  une 
fois,  tu  verrais  si  la  bataille  est  gagnée  !  » 

Nous  étions  les  seuls  êtres  encore  vivants 
dans  ce  com  encombré  de  morts. 

Moi,  songeant  qu'on  allait  peut-être  m'en- 
terrer  le  lendemain  avec  tous  ces  autres  dans 
le  jardin  en  face,  et  que  je  ne  reverrais  plus 
Catherine,  des  larmes  me  coulaient  sur  les 
joues,  et  je  ne  pus  m'empêcher  de  dire  : 

«  Maintenant  tout  est  fini  *  • 

fie  sergent  alors  me  regarda  de  travers,  et, 
voyant  que  j'étais  encore  si  jeune,  il  me  de- 
manda : 
I       t  Qu'est-ce  que  tu  ns,  conscrit r 


HISTOIRE  D'UN  CONSGIUT  DE  1813, 


—Une  balle  dans  l'épaule,  mon  sergeni. 

>-Dan8  Tépaule,  ça  vaut  mieux  que  dans  les 
reins,  on  i)eut  en  réchapper.  ■ 

Et  d*une  voix  moins  rude^  après  m'a  voir 
considéré  de  nouveau^  il  ajouta  '. 

•  Ne  crains  nen,  va,  tu  reverras  lj8  pays.)* 
Je  pensai  qu'il  avait  pitié  de  ma  jeunesse  et 

qu'il  voulait  me  consoler;  mais  je  sentais  ma 
poitrine  comme  fracassée,  et  cela  m*ôtait  tout 
espoir. 

Le  sergent  ne  dit  plus  rien;  seulement,  de 
temps  en  temps,  il  faisait  un  effort  pour  dres- 
ser la  tête  et  voir  si  nos  colonnes  arrivaient* 
n  jurait  entre  ses  dents,  et  finit  par  se  laisser 
glisser  9  Tépaule  dans  le  coin  de  la  porte,  en 
disante 

•  Mon  afEadre  est  faite  1 ...  mais  le  grand  gueux 
me  Ta  payé  tout  de  même.  > 

n  regardait  dans  la  haie  en  face,  où  se  trou- 
vait  étendu  sur  le  dos  un  grenadier  prussien, 
la  baïonnette  encore  en  travers  du  ventre. 

n  pouvait  être  alors  six  heures;  Tennemi  oc- 
cupait  toutes  les  maisons,  les  jardins,  les  ver- 
gers, la  grande  rue  et  les  ruelles.  J'avais  froid 
par  tout  le  corps,  et  je  m'étais  engourdi^  le 
front  sur  les  genoux,  quand  le  roulement  du 
canon  m*éveilla  de  nouveau.  Los  deux  pièces 
du  jardin  et  plusieurs  autres  derrière,  placées 
plus  haut  dans  le  village^  tiraient  en  jetant 
leurs  éclairs  dans  la  grande  rue,  où  se  pres- 
saient les  Prussiens  et  les  Russes.  Toutes  les 
fenêtres  tiraient  aussi.  Mais  cela  n'était  rien  en 
comparaison  du  feu  des  Français  sur  la  colline 
en  face.  Dans  le  fond  au-dessous,  montait  la 
jeune  garde  en  colonnes  serrées ,  au  pas  de 
charge,  les  colonels,  les  commandants  et  les 
généraux  à  cheval  au  milieu  des  baïonnettes, 
Tépèe  en  Tair  :  tout  cela  gris,  éclairé  de  se- 
conde en  seconde  par  la  lumière  des  quatre- 
vingts  pièces  que  l'Empereur  avait  fait  mettre 
en  une  seule  batterie  pour  appuyer  le  mouve- 
ment. Ces  quatre-vingts  pièces  faisaient  im 
fracas  terrible,  et  malgré  la  distance,  la  vieille 
cassine  contre  laquelle  je  m'appuyais  en  trem- 
blait jusque  dans  ses  fondements.  Dans  la  rue, 
les  boulets  enlevaient  des  files  de  Prussiens  et 
de  Russes,  comme  les  coups  de  faux  enlèvent 
l'herbe  :  c'était  leur  tour  de  serrer  les  rangs. 

J'entendais  aussi,  derrière  nous,  l'artillerie 
ennemie  répondre,  et  je  pensais  :  «  Mon  Dieu! 
mon  Dieu!  pourvu  maintenant  que  les  Fran- 
çais l'emportent,  leurs  pauvres  blessés  seront 
recueillis,  au  lieu  que  ces  Prussiens  et  ces  Co- 
saques songeraient  d'abord  aux  leurs  et  nous 
laisseraient  tous  périr.  > 

Te  ne  faisais  plus  attention  au  sergent,  je  ne 
regc^^dais  que  les  canonnlers  prussiens  charger 

Wors  pièces,  pointer  et  tirer^  en  les  maudissant 


au  fond  de  mon  âme  ;  et  j'écontais  av^  i^vis- 
sèment  les  cris  de  «  Vive  V  Empereur:  •  qui  com- 
mençaient à  monter  de  la  vallée ,  et  qu'on 
entendait  dans  l'intervalle  des  détonations  de 
Tartillene. 

Enfin,  au  bout  de  vingt  minutée,  les  Prus- 
siens et  les  Russes  se  mirent  à  reculer  ;  ils  re- 
passaient en  foule  par  la  ruelle  où  nous  étions, 
pour  se  jeter  sur  la  côte;  les  cris  de  •  Vive 
VEmpereur!  >  se  rapprochaient.  Lescanonniera, 
devant  nous,  se  dépêchaient  comme  des  for- 
cenés, quand  trois  ou  quatre  boulets  arrivèrent 
au  milieu  d'eux,  cassant  une  roue  et  les  cou- 
vrant de  terre.  Une  pièce  tomba  sur  le  côté  ; 
deux  artilleurs  étaient  tués  et  deux  blessés. 
Alors  je  sentis  une  main  me  prendre  par  le 
bras;  je  me  retournai  et  je  vis  le  vieux  sergent, 
à  demi  mort,  qui  me  regardait  en  riant  d'un 
air  farouche.  Le  toit  de  notre  baraque  s^affais- 
sait,  le  mur  penchait,  mais  nous  n'y  prenions 
pas  garde:  nous  ne  voyions  que  la  défaite  des 
ennemis,  et  nous  n'entendions,  au  milieu  de 
tout  ce  fracas  épouvantable,  que  les  cris  tou- 
jours plus  proches  de  nos  soldats. 

Tout  à  coup  le  sergent  tout  pile  dit  : 

•  Le  voilai  • 

&i  penché  en  avant,  sur  les  genoux,  une 
main  à  terre  et  l'autre  levée,  il  cria  d'une  voix 
éclatante  : 

t  Vive  V Empereur  I  » 

Puis  il  toinba  la  face  à  terre  et  ne  remua 
plus. 

Et  moi,  me  penchant  aussi  pour  voir,  je  vis 
Napoléon  qui  montait  dans  la  fusillade^  son 
chapeau  enfoncé  dans  sa  grosse  tête,  sa  capote 
grise  ouverte,  un  large  ruban  rouge  en  travers 
de  son  gilet  blanc,  calme,  froid,  comme  éclairé 
parle  reflet  des  baïonnettes.  Tout  pliait  devant 
lui;  les  canonniers  prussiens  abandonnaient 
leura  pièces  et  sautaient  le  mur  du  jardin,  mal- 
gré les  cris  de  leurs  ofilciers  qui  voulaient  les 
retenir. 

Ces  choses,  je  les  ai  vues;  elles  sont  restées 
comme  peintes  en  feu  dans  mon  esprit;  mais 
depuis  ce  moment  je  ne  me  rappelle  plus  rien 
de  la  bataille,  car,  dans  l'espérance  de  notre 
victoire,  j'avais  perdu  le  sentiment,  et  j'étais 
comme  un  mort  au  milieu  de  tous  ces  morts. 


XIV 


Je  me  réveillai  dans  la  nuit,  au  milieu  du 
silence.  Des  nuages  traversaient  le  ciel,  et  la 
lune  regardait  le  village  abandonné,  les  capons 
renversés  et  les  tas  de  morts,  comme  elle  îre- 


S6                                                        ROMANS  NATIONAUX.                                                                  1 

garde,  depuis  le 
l'eau  qui  coule,  1' 
qui  tombecl  en  ai 
Tien  auprès  dea 
vonl  mourir  le  c 
autres. 

Je  no  pouvais 
beaucoup;  mon  bi 
[>ourtant  je  parrii 
etje  vis  les  morts 
ruelle.  La  lune  don 
connue  de  la  neig 
yeuxtoul  grand» 
contre  terre,  la  gi 
cramponnée  au  fu 
^n  elïrayante,  m 
pouvacic. 

L 1 

Uu'GSl-ce  quutu  as 

[lerbe  qui  pousse  et  les  feuilles 
tomne.  Les  hommes  ne  sont 
choses  éternelles;  ceux  qui 
omprennent  mieux  que  les 

plus  bouger  et  je  souffrais 
as  droit  seul  remuait  encore, 
s  à  me  dresser  sur  le  coude, 
entassés  jusqu'au  fond  de  la 
mai  t  dessus  ;  ils  étaient  blancs 
e  :  les  uns  la  bouche  et  les 
ouverts;  les  autres  la  face 
erne  et  le  sac  au  dos,  la  main 
sil.  Je  voyais  cela  d'une  la- 
lis  dents  en  claquaient  d'ë- 

Qowxnli  (p.  511. 

Je  voulus  appeler  au  secours;  j'entendis 
comme  un  faible  cri  d'tmfant  qui  sanglote,  et 
je  m'affaissai  de  désespoir.  Mais  ce  faible  ci  i 
que  j'avais  poussé  dans  le  silence,  en  éveillait 
d'autres  de  proche  eu  proche,  cela  gagnait  de 
tous  les  câtés  :  tous  les  blessés  croyaient  eo- 
lendre  arriverdu  secours,  et  ceux  qui  pouvaient 
encore  se  plaindre  appelaient.  Ces  cria  durèrent 
quelques  instants,  puis  tout'se  tut,  et  je  u'en- 
lendifl  plus  qu'un  cheval  souffler  lentement 
prés  démoi,  derrière  lahaie.  U  voulait  se  lever, 
je  voyais  sa  tête  se  dresser  au  bout  de  son  long 
cou,  puis  il  retombait. 

Moi,  par  l'eftort  que  je  venais  de  faire,  ii\a 
blessure  n'était  rouverte ,  et  je  sentais  de  non* 
veau  le  sang  couler  sous  mon  bras.  Alors  je 
fermai  les  yeux  pour  me   laisser  mourir,  ut 

HISTOraE  D'UN  CONSCRIT  DE  1813. 


nul  pUiu  d«nu  lui.  (Phi  ss.) 


loutea  las  choses  lointaines,  depuis  te  temps  de 
ma  première  enbuice,— les  choses  du  village, 
longue  ma  pauvre  mère  me  tenait  dans  ses 
bras  el  qu'elle  cliautait  pour  m'endormir,  la 
petite  chambre,  la  vieille' alcôve,  notre  chien 
Pommer,  qui  jouait  avec  moi  et  me  roulait  Â 
terre;  le  père  qui  rentrait  le  soir  tout  joyeux, 
ta  hache  sur  l'épaule,  et  qui  me  prenait  dans 
ses  larges  mains  en  m'embiaasant,— toutes 
ees  chosea  me  revinrent  comme  im  rêve  1 

Jepensais  :  ■  Ahl  pauvre  femme....  pauvre 
pérel...,  si  TOTiB  aviez  sa  que  voua  élevles 
votre  en&mt  avec  tant  d'amour  et  de  peines, 
pour  qu'il  périsse  un  jour  misérablement,  seul, 
loin  de  tout  secours  I. . .  quelles  n'auraient  pas 
été  votre  désolation  et  vos  maléâictious  contre 
ceuTi^ui  l'ont  réduit  à  cet  état!...  Ahl  si  vous 


étiez  làl...  si  je  pouvais  seulement  voua  de- 
mander pardon  des  peines  que  je  vous  ai  don- 
nées! > 

St,  songeant  âcela,leslarmes  me  couvraient 
la  Qgure,  ma  poitrine  se  gonQait  :  longtemps 
je  sanglotai  tout  bas  en  moi-même.    . 

Lapensée  de  Catherine,  de  la  tante  Grédel, 
du  bon  M.  Goulden,  me  vint  auatà  bientAt,  et 
ce  fut  quelque  chose  d'épouvantable  1  c'était 
comme  nn  spectacle  qui  se  passe  sous  vos 
yeux  :  je  voyais  leur  étonnement  et  leurs 
craintes  en  apprenant  la  grande  bataille;  la 
tante  Grédel  qui  courait  tous  les  jours  sur  la 
route  pour  aller  voir  à  la  poste,  pendant  qne 
Catherine  l'attendait  en  priant  ;  et  H.  Goultten, 
seul  dans  sa  chambre,  qui  lisait  dans  la  gazette 
que  le  3*  corps  avait  plus  donné  que  les  autres; 


58 


ROMANS   NATIONAUX. 


il  se  promenait  la  tête  penchôe  et  s'asseyait 
bien  tard  à  Tétabli,  tout  rêveur.  Mon  ime  était 
là-bas  avec  eux;  elle  attendait  en  quelque 
sorte  devant  la  poste  avec  la  tante  Grédel,  elle 
retournait  au  village  abattue,  elle  voyait  Ca- 
therine dans  la  désolation. 

Puis,  un  matin^  le  facteur  Rcedig  passait  aux 
Quatre-Vents,  avec  sa  blouse  et  son  petit  sac 
de  cuir  ;  il  ouvrait  la  porte  de  la  salle  et  ten- 
dait un  grand  papier  à  la  tante  Grédel,  qui 
restait  toute  saisie,  Catherine  debout  derrière 
elle,  pâle  comme  une  morte  :  et  c*était  mon 
acte  de  décès  qui  venait  d'arriver  !  J'entendais 
les  sanglots  déchirants  de  Catherine  étendue  à 
terre,  et  les  malédictions  de  la  tante  Grédel, — 
ses  cheveux  gris  défaits,— criant  qu^n^  avait 
plus  de  justice. . .  qu'il  Taudrait  mieux  pour 
les  honnêtes  gens  n'être  jamçdsvenusaumonde, 
puisquQ  Dieu  les  abandonne  1  —  Le  bon  père 
Goulden  arrivait  pour  les  consoler;  mais  en 
entrant  il  se  mettait  à  sangloter  avec  eux,  et 
tous  pleuraient  dans  une  désolation  inexpri- 
primai)le,  criant  : 

t  G  pauvre  Joseph  !  pauvre  JosephI  » 

Cela  me  déchirait  le  cœur. 

L'idée  me  vint  aussi  que  trente  ou  quarante 
mille  familles  en  France^  en  Russie,  en  Alle- 
magne, allaient  recevoir  la  même  nouvelle,  et 
plus  terrible  encore,  puisqu'un  grand  nombre 
des  malheureux  étendus  sur  le  champ  de  ba- 
taille avaient  leurs  père  et  mère  ;  je  me  repré- 
sentai cclacomme  une  abomination,  connue  un 
grand  cri  du  genre  humain  qui  monte  au  ciel. 

C'est  alors  que  je  me  rappelai  ces  pauvres 
femmes  de  Phaisbourg,  qui  priaient  dans  l'é- 
glise à  la  grande  retraite  de  Russie,  et  que  je 
compris  ce  qui  se  passait  dans  leur  âme  1...  Je 
pensais  que  Catherine  irait  bientôt  là  ;  qu'elle 
prierait  des  années  et  des  années  en  songeant  à 
moi...  Ouiy  je  pensais  cela,  car  je  savais  que 
nous  nous  aimions  depuis  notre  enfance,  et 
qu'elle  ne  pourrait  jamais  m'oublier.  Mon  at- 
tendrissement était  si  grand,  qu'une  larme  sui- 
vait l'autre  sur  mes  joues;  et  cela  me  faisait 
pourtant  du  bien  d'avoir  cette  confiance  en  elle 
et  d'être  sûr  qu'elle  conserverait  son  amour 
jusque  dans  la  vieillesse,  qu'elle  m'aurait  tou- 
jours devant  les  yeux,  et  qu'elle  n'en  prendrait 
pas  un  autre. 

La  rosée  s'était  mise  à  tomber  vers  le  matin. 
Ce  grand  bruit  monotone  sur  les  toits,  dans  le 
jardin  et  la  ruelle  remplissait  le  silence.  Je 
songeais  à  Dieu,  qui  depuis  le  commencement 
des  temps  fait  les  mêmes  choses,  et  dont  la 
puissAuce  est  sans  bornes;  qui  pardonne  les 
fautes;  parce  qu'il  est  bon,  et  j'espérais  qu'il  me 
pardonnerait,  en  considération  de  mes  souf- 
frances. 


Comme  la  rosée  était  forte,  elle  finit  par 
emplir  le  petit  ruisseau.  De  temps  en  temps  on 
entendait  un  mur  tomber  dans  le  village,  un 
toit  s'affaisser  ;  les  animaux,  effarouchés  parla 
bataille,  reprenaient  confiance  et  sortaient  au 
petit  jour  :  une  chèvre  bêlait  dans  l'étable  voi* 
sine  ;  un  grand  chien  de  berger,  la  queue  tral* 
nante^  passa  regardant  les  morts;  le  cheval,  en 
le  voyant,  se  mit  à  souffler  d'une  façon  terri- 
ble ;  il  le  prenait  peut-être  pour  im  loup,  ^t  le 
chien  se  sauva. 

Tous  ces  détails  me  reviennent,  parce  qu'au 
moment  de  mourir  on  voit  tout,  on  entend  tout; 
on sediten quelque  sorte  :  «Regarde...  écoute... 
car  bientôt  tu  n'entendras  et  tu  ne  verras  plus 
rien  en  ce  monde  1  > 

Mais  ce  qui  m'est  resté  bien  autrement  dans 
l'esprit,  ce  que  je  ne  pourrais  jamais  oublier, 
quand  je  vivrais  cent  ans,  c'est  lorsqu'au  loin 
je  crus  entendre  un  bruit  de  paroles.  Ohl 
commeje  me  réveillai...  comme  j'écoutai...  et 
comme  je  me  levai  sur  mon  bras  pour  crier  : 
«  Au  secours  !  »  Il  faisait  encore  nuit,  et  pour- 
tant un  peu  de  jour  pâlissait  déjà  le  ciel  ;  tout 
au  loin,  à  travers  la  pluie  qui  rayait  l'air,  une 
lumière  marchait  au  milieu  des  champs,  elle 
aUait  au  hasard,  s'arrêtant  ici...  là. ..  ei  je 
Toyais  alors  des  formes  noires  se  pencher  au- 
tour; ce  n'étaient  que  des  ombres  confuses, 
mais  d'autres  que  moi  voyaient  aussi  cette  lu- 
mière, car  de  tous  côtés  des  soupirs  s'élevaient 
dans  la  nuit...  des  cris  plaintifs,  des  voix  si 
fiadbles,  qu'on  aurait  dit  des  petits  enfants  qui 
appellent  leur  mère  ! 

Mon  Dieu,  qu'est-ce  que  la  vie?  De  quoi  donc 
est-elle  faite,  pour  qu'on  y  attache  un  si  grand 
prix  ?  Ce  misérable  souffle  qui  nous  fait  tant 
pleurer,  tant  souffrir,  pourquoi  donc  craignons- 
nous  de  le  perdre  plus  que  tout  au  monde? 
Que  nous  est-il  donc  réservé  plus  tard,  puis- 
qu'à  la  moindre  crainte  de  mort  tout  frémit  en 
nous? 

Qui  sait  cela?  Tous  les  hommes  en  parlent 
depuis  des  siècles  et  des  siècles,  tous  y  pen- 
sent et  personne  ne  peut  le  dire. 

Moi,  dans  mon  ardeur  de  vivre,  je  regardais 
cette  lueur,  comme  un  malheureux  qui  se  noie 
regarde  le  rivage...  je  me  cramponnais  pour  la 
voir,  et  mon  cœur  grelotait  d'espérance.  Je 
voulais  crier,  ma  voix  n'allait  pas  plus  loin  que 
mes  lèvres;  le  bruissement  de  la  pluie  dans  les 
arbres  et  sur  les  toits  couvrait  tout,  et  malgré 
cela  je  me  disais  :  «  Ils  m'entendent...  ils  vien- 
nent!... »  Il  me  semblait  voir  la  lanterne  re- 
monter le  sentier  du  jardin,  et  la  lumière  gros* 
sir  à  chaque  pas  ;  mais  après  avoir  erré  queK 
ques  instants  sur  le  champ  do  bataille,  elle 


HISTOIRE   D'UN   CONSCRIT   DB  1813. 


59 


cnira "lentement  dans  un  pli  de  terrain  et  dis- 
panit. 
A!oi-s  je  retombai  sans  connaissance. 


XV 


G^esl  au  fond  d'un  grand  hangar  en  forme  de 
halle,  —  des  piliers  tout  autour,  —  que  je  re- 
vins à  moi  ;  quelgu^un  me  donnait  à  boire  du 
vin  et  de  Veau,  et  je  trouvais  cela  trôs^bon.  En 
ouvrant  les  yeux,  je  vis  un  vieux  soldat  à 
moustaches  grises,  gui  me  relevait  la  tête  et 
me  tenait  le  gobelet  aux  lèvres. 

«  Eh  bien  I  me  dit-il  d'un  air  de  bonne  hu- 
meur, eh  bien  !  ça  va  mieux?  » 

Et  je  ne  pus  m'empécher  de  lui  sourire  en 
songeant  que  j'étais  encore  vivant.  J'avais  la 
poitrine  et  Tépaule  gauche  solidement  em- 
maillottées  ;  je  sentais  là  conune  une  brûlure» 
mais  cela  m'était  bien  égal  :  —  je  vivais  ! 

Je  me  mis  d'abord  à  regarder  les  grosses 
poutres  qui  se  croisaient  en  l'air,  et  les  tuiles, 
où  le  jour  entrait  en  plus  d'im  endroit  ;  puis, 
au  bout  de  quelquesinstants,  je  tournai  la  tête, 
et  je  reconnus  que  j'étais  dans  un  de  ces  vastes 
hangars  où  les  brasseurs  du  pays  abritent  leurs 
tonneaux  et  leurs  voitures.  Tout  autour,  sur 
des  matelas  et  des  bottes  de  paille,  étaient  ran- 
gés une  foule  de  blessés,  et  vers  le  milieu,  sur 
une  grande  table  de  cuisine,  un  chirurgien- 
major  et  ses  deux  aides,  les  manches  de  che- 
mise retroussées,  coupaient  une  jambe  à  quel- 
qu'un ;  le  blessé  poussait  des  gémissements. 
Derrière  eux  se  trouvait  un  tas  de  bras  et  de 
jambes,  et  chacun  peut  sHmaginer  les  idées  qui 
me  passèrent  par  la  tête. 

Cinq  ou  six  soldats  d'infanterie  donnaient  à 
boire  aux  blessés  ;  ils  avaient  des  cruches  et 
des  gobelets. 

Mais  ce  qui  me  fit  le  plus  dUmpression,  ce 
fdt  ce  chirurgien  en  manches  de  chemise,  qui 
coupait  sans  rien  entendre  ;  il  avait  un  grand 
nez,  les  joues  creuses,  et  se  fâchait  à  chaque 
minute  contre  ses  aides,  qui  ne  lui  donnaien  l 
pas  assez  vite  les  couteaux,  les  pinces,  la  char- 
pie, le  linge,  ou  qui  n'enlevaient  pas  tout  de 
suite  le  sang  avec  l'éponge.  Cela  n'allait  pour- 
tant pas  mal|  car  en  moins  d'un  quart  d'heure 
ils  avaient  déjà  coupé  deux  jambes. 

Dehors,  contre  les  piliers,  stationnait  une 
grande  voiture  pleine  de  paille. 

Comme  on  venait  d'étendre  sur  la  table  une 
espèce  de  carabinier  russe  de  six  pieds  au 
moins,  le  cou  percé  d'une  balle  près  de  To- 
loUs,  et  que  le  chirurgien  demandait  les  petits 


couteaux  pour  lui  faire  quelque  chose,  un  au- 
tre chirurgien  passa  devant  le  hangar,  un  chi- 
rurgien de  cavalerie,  gros,  court  et  tout  grêlé, 
il  tenait  un  portefeuille  sous  le  bras,  et  s'arrêta 
près  de  la  voiture. 

«  Hé  !  Forell  cria-t-il  d'un  ton  joyeux. 

— Tiens,  c'est  vous,  Duchêr^  ?  répondit  le 
nôtre  en  se  retournant.  Combien  de  blessés? 

^-Dix-sept  à  dix-huit  mille. 

— Diable!  Eh  bien  I  ça  va-t-il  ce  matin  ? 

—Mais  oui-,  je  suis  en  train  de  chercher  un 
bouchon.  » 

Notre  chirurgien  sortit  du  hangar  pour  ser- 
rer la  main  à  son  camarade  ;  ils  se  mirent  à 
causer  tranquillement,  pendant  que  les  aides 
buvaient  un  coup  de  vin,  et  que  le  Russe  rou- 
lait les  yeux  d'un  air  désespéré. 

•  Tenez ,  Duchesne,  vous  n'avez  qu'd  des- 
cendre la  rue....  en  face  de  ce  puits....  vous 
voyez? 

—Très-bien. 

— Juste  en  face,  vous  trouverez  la  cantine. 
— Ahl  bon....  merci  !  Je  me  sauve!  • 
L'autre  alors  partit,  et  le  nôtre  lui  cria  : 

•  Bon  appétit,  Duchêne  !  • 

Puis  il  revint  du  côté  de  son  Russe,  qui  Tat- 
tendait,  et  commença  par  lui  ouvrir  le  cou  de- 
puis la  nuque  jusqu'à  l'épaule.  Il  travaillait 
d'un  air  de  mauvaise  humeur,  en  disant  aux 
aides: 

t  Allons  donc,  messieurs,  allons  donc  !  • 

Le  Russe  soupirait  comme  on  peut  s'imagi- 
ner; mais  il  n'y  faisait  pas  attention,  et,  fina- 
lement, jetant  une  balle  à  terre,  il  lui  mit  un 
bandage  et  dit  : 

«  Enlevez!  » 

On  enleva  le  Russe  de  la  table,  les  soldats 
retendirent  sur  une  paillasse  à  la  file  des  au- 
tres, et  Von  apporta  le  voisin. 

Je  n'aurais  jamais  cru  que  des  choses  pa- 
reilles se  passaient  dans  le  monde  ;  mais  j'en 
vis  encore  d'autres  dont  le  souvenir  me  restera 
longtemps. 

A  cinq  ou  six  paillasses  de  la  mienne  était 
assis  un  vieux  caporal^  lajambe  enunaillottée  ; 
il  clignait  de  l'œil  et  disait  à  son  voisin,  dont 
on  venait  de  couper  le  bras  : 

«  Conscrit,  regarde  un  peu  dans  ce  tas  ;  je 
parie  que  tu  ne  reconnais  pas  ton  bras.  • 

L'autre,  tout  pâle,  mais  qui  pourtant  avait 
montré  le  plus  grand  courage^  regarda,  et 
presque  aussitôt  il  perdit  connaissance. 

Alors  le  caporal  se  mit  à  rire  et  dit  : 

«  Il  a  fini  par  le  reconnaître....  C'est  celui 
d'en  bas,  avec  la  petite  fleur  bleue.  Ça  produit 
toujours  le  même  efiet.  • 

Il  s'admirait  lui-même  d'avoir  découvert 
cela,  mais  personne  ne  riait  avec  lui. 


60 


ROMANS  NATIONAUX. 


A  chaqiH  minute  les  blessés  criaient  : 

«  A  boire  !  » 

Quand  l'un  commentait,  tous  suivaient.  Le 
vieux  soldat  m*avait  pris  sans  doute  en  amitié, 
car,  en  passant,  il  me  présentait  toujours  son 
gobelet. 

Je  ne  restai  pas  là-dedans  plus  d'une  heure  ; 
une  dizaine  d'autres  voitures  à  larges  échelles 
étaient  venues  se  ranger  derrière  la  première. 
Des  paysans  du  pays,  en  veste  de  velours  et 
large  feutre  noir,  le  fouet  sur  l'épaule,  atten- 
daient, tenant  leurs  chevaux  par  la  bride.  Un 
piquet  de  hussards  arriva  bientôt,  le  maréchal 
des  logis  mit  pied  à  terre,  et,  entrant  sous  le 
hangar,  il  dit  : 

«  Faites  excuse,  major,  mais  voici  un  ordre 
pour  escorter  douze  voitures  de  blessés  jusqu'à 
Lutzen;  est-ce  que  c'est  ici  qu'on  les  charge? 

— Oui,  c'est  ici,  »  répondit  le  chirurgien. 

Et  tout  de  suite  on  se  mit  à  charger  la  pre- 
mière file. 

Les  paysans  et  les  hommes  de  l'ambulance, 
avant  de  nous  enlever,  nous  faisaient  boire  en- 
core un  bon  coup. 

Dès  qu'ime  voiture  était  pleine,  elle  partait 
en  avant,  et  une  autre  s'avançait.  J'étais  sur  la 
troisième,  assis  dans  la  paille,  au  premier  rang, 
à  côté  d'un  conflcrit  du  27"  qui  n'avait  plus  de 
main  droite;  derrière,  un  autre  manquait  d'une 
jambe,  un  autre  avait  la  tête  fendue,  un  autre 
la  mâchoire  oAssée,  ainsi  de  suite  jusqu'au 
fond. 

On  nous  avait  rendu  nos  grandes  capotes,  et 
nous  avions  tellement  froid,  malgré  le  soleil, 
qu'on  ne  voyait  que  notre  nez,  notre  bonnet  de 
police,  ou  le  bandeau  de  linge  au-dessus  des 
collets.  Personne  ne  parlait;  on  avait  bien  assez 
à  penser  pour  soi-même. 

Par  moments,  je  sentais  un  froid  terrible, 
puis  tout  à  coup  des  bouffées  de  chaleur  qui 
m'entraient  jusque  dans  les  yeux  :  c'était  le 
commencement  de  la  fièvre.  Mais  en  partant 
de  Eaya,  tout  allait  encore  bien,  je  voyais  clai- 
rement les  choses,  et  ce  n'est  que  plus  tard,  du 
côté  de  Leipzig,  que  je  me  sentis  tout  à  fait 
mal. 

Enfin,  on  nous  chargea  donc  de  la  sorte  : 
ceux  qui  pouvaient  encore  se  tenir,  assis  dans 
les  premières  voitures,  les  autres  étendus  dans 
les  dernières,  et  nous  partîmes.  Les  hussards, 
à  cheval  près  de  nous,  causaient  de  la  bataille, 
fumaient  et  riaient  sans  nous  regarder. 

C'est  en  traversant  Kaya  que  je  vis  toutes 
les  horreurs  de  la  guerre.  Le  village  ne  formait 
plus  qu'un  monceau  de  décombres.  Les  toits 
étaient  tombés*,  les  pignons,  de  loin  en  loin, 
restaient  seuls  debout;  les  poutres  et  les  lattes 
étaient  rompues;  on  voyait,  à  travers,  les  petites 


chambres  avec  leurs  alcôves,  leurs  portes  et 
leurs  escaliers.  De  pauvres  gens,  des  femmes, 
des  enfants,  des  vieillards,  allaient  et  venaient 
à  l'intérieur  tout  désolés;  ils  montaient  et  des- 
cendaient comme  dans  des  cages  en  plein  air. 
Quelquefois,  tout  au  haut,  la  cheminée  d'une 
petite  chambre,  un  petit  miroir  et  des  branches 
de  buis  au-dessus  montraient  que  là  vivait  une 
jeune  fille  dans  les  temps  de  paix. 

Ah  !  qui  pouvait  prévoir  alors  qu'un  jour  tout 
ce  bonheur  serait  détruit,  non  par  la  fureur  des 
vents  ou  la  colère  du  ciel,  mais  par  la  rage  des 
hommes,  bien  autrement  redoutable  t 

Il  n'y  avait  pas  jusqu'aux  pauvres  animaux 
qui  n'eussent  un  air  d'abandon  au  miUeu  de 
ces  ruines.  Les  pigeons  cherchaient  leur  colom- 
hier,  les  bœufs  et  les  chèvres  leur  étable;  ils 
allaient  déroutés  par  les  ruelles,  mugissant  et 
bêlant  d'une  voix  plaintive.  Des  poules  per- 
chaient sur  les  arbres,  et  partout,  partout  on 
rencontrait  la  trace  des  boulets  I 

A  la  dernière  maison,  un  vieillard  tout  blanc, 
assis  sur  le  seuil  de  sa  demeure  en  ruine,  te- 
nait entre  ses  genoux  un*  petit  enfant;  il  nous 
regarda  passer  morne  et  sombre.  Nous  voyait- 
il?  Je  n'en  sais  rien;  mais  son  front  sillonné 
de  grandes  rides  et  ses  yeux  ternes  annon- 
çaient le  désespoir.  Que  d'années  de  travail, 
que  d'économies  et  de  souffrances  il  lui  avait 
fallu  pour  assurer  le  repos  de  sa  vieillesse! 
Maintenant  tout  était  anéanti....  l'enfant  et  lui 
n'avaient  plus  une  tuile  pour  abriter  leur 
tête!... 

Et  ces  grandes  fosses  d'une  demi-lieue,  —  où 
tous  les  gens  du  pays  travaillent  à  la  hâte  pour 
empêcher  la  peste  d'achever  la  destruction  du 
genre  himiain,  —  je  les  ai  vues  aussi  du  haut 
de  la  colline  de  Eaya,  et  j'en  ai  détourné  les 
yeux  avec  horreur!  Oui,  j'ai  vu  ces  immenses 
tranchées  dans  lesquelles  on  enterre  les  morts  : 
Russes,  Français,  Prussiens,  tous  pêle-mêle,— 
comme  Dieu  les  avait  faits  pour  s'aime.r  avant 
l'invention  des  plumets  et  des  uniformes,  qui 
les  divisent  au  profit  de  ceux  qui  les  gouver- 
nent. Ils  sont  là....  ils  s'embrassent....  et  si 
quelque  chose  chose  revit  en  eux,  ce  qu'il  faut 
bien  espérer,  ils  s'aiment  et  se  pardonnent,  en 
maudissant  le  crime  qui^  depuis  tant  de  siècles, 
les  empêche  d'être  frères  avant  la  mort! 

Mais  ce  qu'il  y  avait  encore  de  plus  triste, 
c'était  la  longue- file  de  voitures  emmenant  les 
pauvres  blessés;  —  ces  malheureux  dont  on  ne 
parle  dans  les  bulletins  que  pour  en  diminuer 
le  nombre,  et  qui  périssent  dans  les  hôpitaux 
comme  des  mouches,  loin  de  tous  ceux  -qu'ils 
aiment,  pendant  qu'on  tire  le  canon  et  qu'on 
chante  dans  les  églises  pour  se  réjouir  d'avoir 
tué  des  milliers  d'hommes  ! 


I 

i 


HISTOIRE  D'UN   CONSCRIT  DE  1813. 


61 


ijonqne  nous  arrivâmes  à  Lutzen,  la  ville 
était  tellement  encombrée  de  blessés  que  notre 
convoi  reçut  Tordre  de  partir  pour  Leipzig.  On 
ne  voyait  dans  les  rues  que  des  malheureux 
aux  trois  quarts  morts,  étendus  le  long  des 
maisons  sur  de  la  paille.  Il  nous  fallut  plus 
d^une  heure  pour  arriver  devant  une  église,  où 
l'cm  déchargea  quinze  ou  vingt  d'entre  nous 
qui  ne  pouvaient  plus  supporter  la  route. 

Le  maréchal  des  logis  et  ses  hommes,  après 
s*étre  rafraîchis  dans  un  bouchon  au  coin  de  la 
place,  remontèrent  à  cheval,  et  nous  conti- 
nuâmes notre  chemin  vers  Leipzig. 

Alors  je  n'entendais  et  je  ne  voyais  plus  ;  la 
tête  me  tournait,  mes  oreilles  bourdonnaient^ 
je  prenais  les  arbres  pour  des  hommes;  j'avais 
une  soif  dont  on  ne  peut  se  faire  Tidée. 

Depuis  longtemps,  d'autres,  dansles  voitures, 
s'étaient  mis  à  crier,  à  rêvasser,  â  parler  de 
leur  mère,  â  vouloir  se  lever  et  sauter  sur  le 
chemin.  Je  ne  sais  pas  si  je  fis  les  mêmes  cho- 
ses; mais  je  m'éveillai  comme  d'un  mauvais 
rêve,  au  moment  où  deux  hommes  me  pre- 
naient chacun  par  une  jambe, — le  bras  autour 
des  reins,  —  et  m'emportaient  en  traversant 
une  place  sombre.  Le  ciel  fourmillait  d'étoiles, 
et,  sur  la  façade  d'un  grand  édifice^  qui  se  dé- 
tachait en  noir  au  milieu  de  la  nuit,  brillaient 
des  lumières  innombrables  :  c'était  l'hôpital  du 
Êtnbonrg  de  Hall,  à  Leipzig. 

Les  deux  hommes  montèrent  un  escalier 
tournant.  Tout  au  haut,  ils  entrèrent  dans  une 
aalle  immense,  —  où  des  lits  â  la  file  se  tou. 
ctudent  presque  d'un  bout  â  Tautre  sur  trois 
rangs,  —  et  Ton  me  coucha  dans  un  de  ces 
lits.  Ce  qu'on  entendait  de  cris,  de  jurements, 
de  plaintes,  n'est  pas  â  imaginer  :  ces  centaines 
de  blessés  avaient  tous  la  fièvre.  Les  fenêtres 
étaient  ouvertes,  les  petites  lanternes  tremblo- 
taient au  courant  d'air.  Des  infirmiers,  des  mé- 
decins, des  aides,  le  grand  tabUer  lié  sous  les 
bras,  allaient  et  venaient.  Et  le  bourdonnement 
sourd  des  salles  au-dessous,  les  gens  qui  mon- 
taient et  descendaient,  les  nouveaux  convois 
qui  débouchaient  sur  la  place,  les  cris  des  voitu- 
riers,  le  claquement  des  fouets,  les  piétinements 
d<s  chevaux  :  tout  vous  faisait  perdre  la  tête. 
Là,  pour  la  première  fois,  pendant  qu'on  me 
déshabillait,  je  sentis  â  l'épaule  xm  mal  telle- 
ment horrible,  que  je  ne  pus  retenir  mes  cris. 
Dn  diimrgien  arriva  presque  aussitôt,  et  fit 
des  reproches  à  ceux  qui  ne  éprenaient  pas 
garde.  C'est  tout  ce  que  je  me  rappelle  de  cette 
nuit,  car  j'étais  comme  fou  :  — j'appelais  Ca- 
therine^ M.  Oculden,  la  tante  Grédel  à  mon 
aeoours,  —  chose  que  m'a  racontée  plus  tard 
mon  voisin,  un  vieux  canonnier  à  cheval,  que 
mes  rêves  empêchèrent  de  dormir. 


Ce  n'est  que  le  lendemain,  vers  huit  heures, 
au  premier  pansement,  que  je  vis  mieux  la 
salle.  Alors  aussi  je  sus  que  j'avais  l'os  de  l'é- 
paule gauche  cassée 

Lorsque  je  m'éveillai,  j'étais  au  milieu  d'une 
douzaine  de  chirurgiens  :  Tun  d'eux,  un  gros 
homme  brun,  qu'on  appelait  H.  le  baron,  ou- 
vrait mon  bandage  ;  un  aide  tenait,  au  pied  du 
lit,  une  cuvette  d*eau  chaude.  Le  major  exa- 
mina ma  blessure  ;  tous  les  autres  se  penchaient 
pour  entendre  ce  qu'il  allait  dire.  Il  leur  parla 
quelques  instants  ;  mais  tout  ce  que  je  pus  com- 
prendre, c'est  que  la  balle  était  venue  de  bas 
en  haut,  qu'elle  avait  cassé  l'os  et  qu'elle  était 
ressortie  par  derrièrOé  Je  vis  qu'il  connaissait 
bien  son  état,  puisque  les  Prussiens  avaient 
tiré  d'en  bas,  par-dessus  le  mur  du  jardin,  et 
que  la  balle  avait  dû  remonter.  II  lava  lui- 
même  la  plaie  et  remit  le  bandage  en  deux 
tours  de  main  ;  de  sorte  que  mon  épaule  ne 
pouvait  plus  remuer  et  que  tout  se  trouvait  en 
ordre* 

Je  me  sentais  beaucoup  mieux.  Dix  minutes 
après,  un  infirmier  vint  me  mettre  une  chemise 
sans  me  faire  mal,  â  force  d'habitude. 

Le  chirurgien  s'était  arrêté  près  de  l'autre  lit 
et  disait  : 

I  Hé  !  te  voilà  donc  encore,  l'ancien  1 
—Oui,  monsieur  le  baron,  c'est  encore  moi, 

répondit  le  canonnier,  tout  fier  de  voir  qu'il  le 
reconnaissait  :  la  première  fois,  c'était  â  Aus- 
terlitz,  pour  un  coup  de  mitraille,  ensuite  â 
léna,  ensuite  â  Smolensk,  pour  deux  coups  de 

lance. 

— Oui,  oui,  dit  le  chirurgien  comme  attendri  ; 
et  maintenant  qu'est  ce  que  nous  avons? 

—  Trois  coups  de  sabre  sur  le  bras  gauche, 
en  défendant  ma  pièce  contre  les  hussards 
prussiens.  » 

Le  chirurgien  s'approcha,  défit  le  bandage, 
etje  l'entendis  qui  demandait  au  canonnier  : 

tt  Tu  as  la  croix? 

—Non,  monsieur  le  baron* 

—Tu  t'appelles  ? 

—Christian  Zimmer,  maréchal  des  logis  au 
^  d'artillerie  â  cheval. 

— ^Bon  !  bon  !  • 

II  pansait  alors  les  blessures,  et  finit  par  dire 
en  se  levant  : 

tt  Tout  ira  bien  1  • 

n  se  retourna,  causant  avec  les^autres,  et 
sortit  après  avoir  fini  son  tour  et  donné  quel- 
ques ordres  aux  infirmiers. 

Le  vieux  canonnier  paraissait  tout  joyeux  ; 
comme  je  venais  d'entendre  â  son  nom  qu'il 
devait  être  de  l'Alsace,  je  me  mis  i  lui  parler 
dans  notre  langue,  de  sorte  qu'il  en  fut  encore 
plus  réjoui.  C'était  un  gaillard  de  six  pied%,  les 


ROMANS  NATIONAUX. 


épaules  rondes,  le  front  plat,  le  nez  gros,  les 
moustaches  d'un  blond  roux,  dur  comme  un 
roc,  mais  brave  homme  tout  de  même*  Ses 
yeux  se  plissaient  quand  on  lui  parlait  alsa- 
cien, ses  oreilles  se  dressaient,  j^aurais  pu  tout 
iui  demander  en  alsacien,  il  m'aurait  tout 
donné  s'il  avait  eu  quelque  diose  ;  mais  il  n'a- 
vait que  des  poignées  de  main  qui  vous  fai- 
saient craquer  les  os.  Il  m^appelait  Joséphel, 
comme  au  pays,  et  me  disait  : 

«  Joséphel,  prends  garde  d^avaler  les  remèdes 
qu'on  te  donne...  Il  ne  faut  avaler  que  ce  qu'on 
connaît,..  Tout  ce  qui  ne  sent  pas  bon  ne  vaut 
rien.  Si  Ton  nous  donnait  tous  les  jours  une 
bouteille  de  Rikevir^  nous  serions  bientôt  gué- 
ris; mais  c'est  plus  commode  de  nous  démolir 
Festomac  avec  une  poignée  de  mauvaise  herbe 
bouillie  dans»  de  l'eau  que  de  nous  apporter  du 
vin  blanc  d'Alsace.  » 

Quand  j'avais  peur  à  cause  de  la  fièvre  et  de 
ce  que  je  voyais,  il  prenait  des  airs  fâchés  et 
me  regardait  avec  ses  grands  yeux  gris,  en  di- 
sant: 

«  Joséphel^  est-ce  que  tu  es  fou  d'avoir  peur^ 
Est-ce  que  dès  gaillards  comme  nous  autres 
peuvent  mourir  dans  un  hôpital  ?  Non . . .  non. . . 
ôte-toi  cette  idée  de  la  tête.  » 

Mais  il  avait  beau  dire,  tous  les  matins  les 
médecins,  en  faisant  leur  ronde,  en  trouvaient 
sept  ou  huit  de  morts.  Les  uns  attrapaient  la 
fièvre  chaude,  les  autres  un  refroidissement,  et 
cela  finissait  toujours  par  la  civière,  que  Ton 
voyait  passer  sur  les  épaules  des  infirmiers  I 
—  de  sorte  qu'on  ne  savait  jamais  s'il  fallait 
avoir  chaud  ou  froid  pour  bien  aller. 

Zimmer  me  disait  : 

•  Tout  cela,  Josiphel^  vient  des  mauvaises 
drogues  que  les  médecins  inventent.  Vois-tu 
ce  grand  maigre?  Il  peut  se  vanter  d'avoir  tué 
plus  d'hommes  que  pas  une  pièce  de  campagne  ; 
il  est  en  quelque  sorte  toujoui*s  chargé  à  mi- 
traille, et  la  mèche  allumée.  Et  ce  petit  brun?  à 
la  place  de  l'Empereur,  je  l'enverrais  aux  Prus- 
siens et  aux  Russes;  il  leur  tuerait  plus  de 
monde  qu'un  corps  d'armée.  » 

n  m'aurait  fait  bien  rire  avec  ces  plaisan- 
teries, si  fd  n'avais  pas  vu  passer  les  bran- 
cards. 

Au  bout  de  trois  semaines,  l'os  de  mon 
épaule  commençait  à  reprendre,  les  deux  bles- 
sures se  refermaient  tout  doucement,  je  ne 
soufflais  presque  plus.  Les  coups  de  sabre  que 
Zimmer  avait  sur  le  bras  et  sur  l'épaule  allaient 
aussi  très-bien.  On  nous  donnait  chaque  matin 
un  bon  bouillon  qui  nous  remontait  le  cœur,  et 
le  soir  un  peu  de  bœuf,  avec  un  demi-verre  de 
vin,  dunt  la  vue  seule  nous  réjouissait  et  nous 
faisait  voir  l'avenir  en  beau. 


Vers  ce  temps,  on  nous  permit  aussi  de  des- 
cendre dans  un  grand  jardin  plein  de  vieux 
ormes,  derrière  l'hôpital.  Il  y  avait  des  bancs 
sous  les  arbres,  et  nous  nous  promenions  dans 
les  allées  comme  de  véritables  rentiers,  en 
grande  capote  grise  et  bonnet  de  coton. 

La  saison  était  magnifique  ;  notre  vue  s'éten- 
dait sur  la  Partha,  bordée  de  peupliers.  Cette 
rivière  tombe  dans  l'Elster,  i  gauche,  en  fon- 
mantde  grandes  lignes  bleues.  Ou  même  côté 
s'étend  une  forêt  de  hêtres,  et  sur  le  devant 
passent  trois  ou  quatre  grandes  routes  blan- 
ches, qui  traversent  des  plaines  de  blé,  d'orge, 
d'avoine,  des  plantations  de  houblon,  enfin 
tout  ce  qu'il  est  possible  de  se  figurer  d'agréa- 
ble et  de  riche^  principalement  quand  le  vent 
donne  dessus,  et  que  toutes  ces  moissons  se 
penchent  et  se  relèvent  au  soleil. 

La  chaleur  du  mois  de  juin  annonçait  une 
bonne  année.  Souvent,  en  voyant  ce  beau  pays, 
je  pensais  à  Phalsbourg,  et  je  me  mettais  à 
pleurer.  Zinuner  me  disait  : 

«  Je  voudrais  bien  savoir  pourquoi  diable  tu 
pleures,  Joséphel?  Au  Ueu  d'avoir  attrapé  la 
peste  d'hôpital,  d'avoir  perdu  le  bras  ou  la 
jambe,  comme  des  centaines  d'autres,  nous 
voilà  tranquillement  assis  sur  un  banc  à  Tom- 
bre;  nous  recevons  du  bouillon,  de  la  viande 
et  du  vin;  on  nous  permet  même  de  fumer, 
quand  nous  avons  du  tabac,  et  tu  n'es  pas 
content?  Qu'esb^e  qui  te  manque?  • 

Alors  je  lui  parlais  de  mes  amours  avec  Ca- 
therine, de  mes  promenades  aux  Quatre-Vents,' 
de  nos  belles  espérances,  de  nos  promesses  de 
mariage,  enfin  de  tout  ce  bon  temps  qui  n'était 
plus  qu'un  songe.  Il  m'écoutai t  en  fumant  sa 
pipe. 

«  Oui,  oui,  disait-il^  c'est  triste  tout  de  même. 
Avant  la  conscription  de  1798,  je  devais  aussi 
me  marier  avec  une  fille  de  notre  village,  qui 
s'appelait  Margrédel,  et  que  j'aimais  comme 
les  yeux  de  ma  tête.  Nous  nous  étions  fait  des 
promesses,  et  pendant  toute  la  campagne  de 
Zurich,  je  ne  passais  pas  un  jour  sans  penser  à 
Margrédel. 

«  Mais  voilà  qu'à  mon  premier  congé  j'arrive 
au  pays,  et  qu'est-ce  que  j'apprends?  Quelle 
s'est  mariée  depuis  trois  mois  avec  un  cordon- 
nier de  chez  nous,  nommé  Passauf. 

t  Tu  peux  te  figurer  ma  colèie,  Joséphel;  je 
ne  voyais  plus  clair,  je  voulais  tout  démolir  ; 
et  comme  on  me  dit  que  Passauf  était  à  la 
brasserie  du  Grand-Cerf^  je  vais  là  sans  regar- 
der à  droite  ni  à  gauche.  En  arrivant,  je  le 
reconnais  au  bout  de  la  table ,^  près  d'une  fe> 
nêtre  de  la  cour,  contre  la  pompe.  Il  riait  avec 
trois  ou  quatre  autres  mauvais  gueux,  2nbu* 
van^  des  chopes.  Je  m'approche,  et  lui  se  met 


HISTOIRB  D'UN   CONSGRÎT  DE   1813. 


63 


à  crier  :  «  Tiens,  tiens,  Yoid  Christian  Zimmer! 
Gomment  ça*  va-t-il,  Christian?  j'ai  des  compli- 
ments pour  toi  de  Mai^ôdel!  •  Il  clignait  de 
roeil.  Moi,  j'empoigne  aussitôt  une  cruche, 
que  je  lui  casse  sur  Toreille  gauche  en  disant  : 
I  Va  lui  porter  ça  de  ma  part,  Passauf  ;  c'est 
mon  cadeau  de  noces.  «  Naturellement,  tous 
les  autres  tombent  sur  mon  dos,  j'en  assomme 
encore  deux  ou  trois  avec  un  broc  ;  je  monte 
sur  une  table,  et  je  passe  la  jambe  à  travers 
une  fenêtre  sur  la  place,  où  je  bats  en  retraite. 

c  Hais  j'étais  à  peine  rentré  chez  ma  mère 
que  la  gendarmerie  arrive  et  qu'on  m'arrétd 
par  ordre  supérieur.  On  m'attache  sur  ime 
charrette,  et  l'on  me  reconduit  de  brigade  en 
brigade  au  régiment,  gui  se  trouvait  à  Stras- 
bourg. Je  resle  six  semaines  à  la  Finkmatt,  et 
j'aurais  peut-être  eu  du  boulet  si  nous  n'avions 
alors  passé  le  Rhin  pour  aller  i  Hohenlinden. 
Lb  commandant  Courtaud  lui-même  me  dit  : 
■  Tu  peux  te  vanter  d'avoir  de  la  chance  d'être 
bon  pointeur  ;  mais  s'il  t'arrive  encore  d'as- 
sommer les  gens  avec  une  cruche,  cela  tour*> 
nera  mal,  je  t'en  préviens.  Est-ce  que  c'est  ime 
manière  de  se  battre,  animal?  Pourquoi  donc 
avons-nous  un  sabre,  si  ce  n'est  pas  pour  nous 
en  servir  et  nous  en  faire  honneur  au  pays?  »  Je 
n'avais  rien  à  répondre. 

I  Depuis  ce  temps-là,  Josiphel ,  le  goût  du 
mariage  m'est  passé.  Ne  me  parle  pas  d'un 
soldat  qui  pense  à  sa  femme,  c'est  ime  véri- 
table misère.  Regarde  les  généraux  qui  se  sont 
mariés,  est-ce  qu'ils  se  battent  comme  dans  le 
temps? Non,  ils  n'ont  qu'une  idée,  c'est  de 
grossir  leur  magot  et  principalement  d'en  pro- 
fiter en  vivant  bien  avec  leurs  duchesses  et 
leurs  petits  ducs  au  coin  du  feu.  Mon  grand- 
père  Yen,  le  garde  forestier,  disait  toujours 
qu'un  bon  chien  de  chasse  doit  être  maigre  ; 
sauf  la  différence  des  grades,  je  pense  la  même 
chose  des  bons  généraux  et  des  bons  soldats. 
Nous  autres,  nous  sommes  toujours  à  l'ordon- 
nance, mais  nos  généraux  engraissent^  et  cela 
vientdîeebonsdlners  qu'on  leurfaitàla  maison.  » 

Ainsi  me  parlait  Zimmer  dans  la  sincérité  de 
son  âme,  et  cela  ne  m'empêchait  pas  d'être 

triste. 

Dès  que  j'avais  pu  me  lever,  je  m'étais  dé- 
pêché de  prévenir  M.  Goulden  par  une  lettre 
que  je  me  trouvais  à  l'hôpital  de  Hall>  dans 
l'un  des  faubourgs  de  Leipzig,  i  cause  d'une 
lég^  blessure  au  bras;  mais  qu'il  ne  fallait 
rien  craindre  pour  moi  :  que  je  me  portais  de 
mieux  en  mieux.  Je  le  p^ais  de  montrer  ma 
lettre  i  Catherine  et  à  la  tante  Orédel,  afin  de 
brnr  donner  de  la  confiance  au  milieu  de  cette 
goerti)  terrible.  Jelui  disais  aussi  que  mon  plus 
grand  bonheur  serait  de  recevoir  des  nouvelles 


du  pays  et  de  la  santé  de  tous  ceux  que  j'aimais. 

Depuis  ce  moment^  je  n'avais  plus  de  repos; 
chaque  matin  j'attendais  une  réponse,  et  de 
voir  le  vaguemestre  distribuer  des  vingt  et 
ti^ente  lettres  à  toute  la  salle,  sans  rien  recevoir, 
cela  me  saignait  le  cœur  :  je  descendais  bien 
vite  au  jardin  pour  fondre  en  larmes.  Il  y  avait 
un  coin  obscur  où  l'on  jetait  les  pots  cassés,  un 
endroit  couvert  d'ombre  et  qui  me  plaisait  le 
mieux,  parce  que  les  malades  n'y  venaient 
jamais.  C'est  là  que  je  passais  mon  temps  à  rê- 
ver sur  un  vieux  banc  moisi.  Des  idées  mau- 
vaises me  traversaient  la  tête  :  j'allais  jusqu'à 
croire  que  Catherine  pouvait  oublier  ses  pro- 
messes, et  je  m'écriais  en  moi-même  :  «  Ah  ! 
si  seulement  tu  ne  t'étais  pas  relevé  de  Kayal 
tout  serait  fini  t . . .  Pourquoi  ne  t'a-t-on  pas 
abandonné!  Cela  vaudrait  mieux  que  de  tant 
souffrir,  t 

Les  choses  en  étaient  venues  au  point  que  je 
désirais  de  ne  pas  guérir,  quand  un  matin  le 
vaguemestre,  parmi  les  autres  noms,  appela 
Joseph  Bertha.  Alors  je  levai  la  main  sans  pou- 
voir parler,  et  l'on  me  remit  une  grosse  lettre 
carrée,  couverte  de  timbres  innombrables.  Je 
reconnus  l'écriture  de  M.  Goulden,  ce  qui  me 
rendit  tout  pâle. 

t  Eh  bien  I  me  dit  Zimmer  en  riant,  à  la  fin 
cela  vient,  tout  de  même.  » 

Je  ne  lui  répondis  pas,  et  m'étant  habillé,  je 
fourrai  la  lettre  dans  ma  poche,  et  je  descen- 
dis pour  la  lire  seul,  tout  au  fond  du  jardin,  à 
la  place  où  j'allais  toujours. 

D'abord,  en  l'ouvrant,  je  vis  deux  ou  trois 
petites  fleurs  de  pommier,  que  je  pris  dans  ma 
main,  et  un  bon  sur  la  poste,  avec  quelques 
mots  de  M.  Goulden.  Mais  ce  n'est  pas  cela  qui 
me  touchait  le  plus  et  qui  me  faisait  trembler 
des  pieds  à  la  tête,  c'était  l'écriture  de  Cathe- 
rine, que  je  regardais  les  yeux  troubles  sans 
pouvoir  la  lire,  car  mou  cœur  battait  d'une 
force  extraordinaire. 

Pourtant  je  finis  i>ar  me  calmer  un  peu  et 
par  lire  tout  doucement  la  lettre,  en  m'arrêtant 
de  temps  en  temps,  pour  être  bien  sûr  que  je 
ne  me  trompais  pas,  que  c'était  bien  ma  chère 
Catherine  qui  m'écrivait  et  que  je  ne  faisais 
pas  un  rêve. 

Cette  lettre,  je  l'ai  conservée,  parce  qu'elle 
me  rendit  en  quelque  sorte  la  vie  ;  la  voici 
donc  telle  que  je  l'ai  reçue  le  8  juin  1813. 

«  Mon  cher  Joseph, 

«  Cette  lettre  est  afin  de  te  dire  en  conunen- 
çant  que  je  t'aime  toujours  de  plus  en  plus,  et 
que  je  ne  veux  jamais  aimer  que  toi. 

•  Tu  sauras  aussi  que  mon  plus  grand  cha- 


ROMANS  NATIONAUX. 


■  h  voudnlt  bien  uvair  poun]aoi  diible  lu  pleure*...  •  (Page  61.) 


gnn8Btde.MT0irqiie  tu  es  blessa  dans  un  hd- 
{Htal,  et  que  ja  ne  peux  pas  te  soigner.  C'est  un 
biecvgrand  chagrin.  Et  depuis  le  départ  des 
coiucritSi'nons  n'avons  pas  eu  seulement  une 
heure  de  repos.  La  mare  se  fârchait,  en  disant 
que  j'éta]S  folle  de  pleurer  jour  et  nuit,  et  elle 
pleurait  autant  que  moi,  toute  seule  le  soir 
auprès  de  l'àtre,  je  l'entendais  bien  d'en  haut  ; 
et  sa  colère  retombait  sur  Pinacle,  qui  n'osait 
plus  aller  ao  marché,  parce  qu'elle  avait  un 
marteau  dans  son  panier. 

•  Mais  notre  plus  grand  diagrin  de  tout, 
Joseph,  c'est  quand  le  bruit  a  couru  qu'on  ve- 
nait de  livrer  une  bataille,  où  des  mille  et  mille 
hommesàvaient  été  tués.  Nous  ne  vivions  plue; 
la  mèrti  courait  tous  les  matins  à  la  poste,  et 
iiurî  je  ne  pouvais  plus  bouger  de  mon  lit.  A  la 


fin  des  fins  ta  lettre  est  pourtant  arrivée.  Haip  ' 
tenant  je  vais  mieux,  parce  que  je  pleure'  â 
mon  aise ,  en  bénissant  le  Seigneur  qui  a  sauvé 
les  jours. 

<  Et  quand  je  pense  combien  nous  étions 
heureux  dans  le  temps,  Joseph,  lorflque  tu  ve- 
nais tous  les  dimanches,  et  que  nous  restions 
assis  l'un  près  de  l'autre  sans  bouger,  et  que 
nous  ne  pensions  à  rien!  Ah!  nousneconnais- 
sions  pas  notre  bonheur;  nous  ne  savions  pas 
ce  qui  pouvait  nous  arriver;  m&ia  que  la  vo- 
lonté de  Dieu  soit  faite.  Pourvu  que  tu  gué- 
risses, et  que  nous  puissions  espérer  encore 
une  fois  d'être  ensemble  comme  nous  étions! 

•  Beaucoup  de  gens  parlent  de  la  paix,  mais 
nous  avons  eu  tant  de  malheurs,  et  l'empereor 


HISTOIRE  D'UN  CONSCRIT  DE  1813                                         65     1 

',^rl^   ._■»■.. 

Kapcléon  aime  b 
plus  K  confier  en 

•  Tout  ne  qni  n 
Toir  que  ta  bless 
que  tu  m'aimes  e 
t'aimerai  toujonr 
chom  ;  c'est  tout  ( 
fond  de  moD  cœui 
t'aime  bien. 

•  HaÏDlenant,  1 
quea  mots,  et  je  t 
—Il  fait  bien  beai 
bonne  année.  Le 
loutlilanc  de  fie 
mettrai  pour  toi 
den  aura  écrit.  Pe 
Doos  mordrons  ei 

Noai  le  tlBin  dcboDi  n 

ni  la  guerre,  qu'on  ne  peut 

Tien. 

e  fait  do  plaàsir,  c'est  de  sa- 
ure  c'est  pas  dangereuse  et 
ncore,...  Ahl  Joseph,  moi  je 
s,  je  ne  peux  pas  dire  autre 
»  que  je  peux  te  dire  dans  le 
,  et  je  sais  aussi  que  ma  mère 

.  Goulden  veut  t'écrire  quel- 
embrasse  mille  et  mille  fois. 
1  temps  ici;  nous  aurons  une 

irs;  je  vais  en  cueillir  que  je 
lans  la  lettre  quand  M.  Goul- 
iit-âtre,  avec  la  gr&ce  de  Dieu, 
core  une  fois  ensemble  dans 

ir  uM  taUc.  (Pac«  a7-, 

une  de  ses  grosse?  pommea.  Embrasse -moi 
comme  je  t'embrasse,  et  adieu, adieu,  Josepbi. 
En  Usant  cela,  je  fondais  en  larmes,  et  Zim- 
mer  étant  arrivé,  je  lui  dis  :                   > 

I  Tiens,  assieds-toi,  je  vais  te  lire  ce  que 
m'écrit  mon  amoureuse  ;  tu  verras  après  si  c'est 
une  Mai^rédel. 

—Laisse-moi  seulement  allumer  ma  pipe,  • 
répondit-il. 

II  mit  le  couvercle  sur  l'amadou,  puis  il 
ajouta  : 

0  Tu  peux  commencer,  Josiphd:  mn:s  je  l'en 
préviens,  moi,  je  suis  un  ancien,  je  ne  crois 
pas  tout  ce  qu'on  écrit..  -,  les  femmes  sont  plus 
fines  que  nous.  • 

Malgré  cela,  je  lui  lus  la  lettre  dd  Catherine 
lentement.  11  ne  disait  rien  et  quand  j'eus  fin  i, 

66 


ROMANS  NATIONAUX 


il  la  prit  et  la  regarda  longtemps  d^un  air  rê- 
veur ;  ensuite  il  me  la  rendit  en  disant  : 

«  Qa^  Joséphelf  c'est  une  bonne  fille,  pleine 
de  bon  sens  et  qui  n'en  prendra  jamais  un  au- 
tre que  toi. 

—  Tu  crois  qu'elle  m'aime  bien? 

—  Oui,  celle-là,  tu  peux  te  fier  dessus;  elle 
ne  se  mariera  jamais  avec  un  Passauf.  Je  me 
méfierais  plutôt  de  l'Empereur  que  d'une  fille 
pareille.  » 

En  entendant  ces  paroles  de  Zimmer,  j*auirais 
voulu  Tembrasser,  et  je  lui  dis  : 

a  J  ai  reçu  de  la  maison  un  billet  de  cent 
francs  que  nous  toucherons  à  la  poste.  Voilà  le 
principal  pour  avoir  du  vin  blanc.  Tâchons  de 
pouvoir  sortir  d'ici. 

—  G*est  bien  vu,  fit-il  en  relevant  ses  grosses 
moustaches  et  remettant  sa  pipe  dans  sa  po- 
che. Je  n'aime  pas  de  moisir  dans  un  jardin 
quand  il  y  a  deux  auberges  dehors.  Il  faut  tâ- 
cher d'avoir  une  permission,  b 

Nous  nous  levâmes  tout  joyeux,  et  nous 
montions  l'escalier  de  l'hôtel,  quand  le  va- 
guemestre, qui  descendait^  arrêta  Zinmier  en 
lui  demandant  : 

a  Est-ce  que  vous  n'êtes  pas  le  nommé  Chris- 
tian Zimmer,  canonnier  au  2'  d'artillerie  à 
cheval  ? 

— Faites  excuse,  vaguemestre,  j'ai  cet  hon- 
neur. 

— Eh  bien  I  voici  quelque  chose  pour  vous,  » 
dit-il  en  lui  remettant  un  petit  paquet  avec  une 
grosse  lettre. 

Zimmer  était  stupéfait,  n'ayant  jamais  rien 
reçu  ni  de  chez  lui  ni  d'ailleurs.  Il  ouvrit  le  pa- 
quet, —  où  se  trouvait  une  boite,  —  puis  la 
boite,  et  vit  la  croix  d'honneur.  Alors  il  devint 
tout  pâle,  ses  yeux  se  troublèrent,  et  un  instant 
il  appuya  la  main  derrière  lui  sur  la  balustrade  ; 
mais  ensuite  il  cria  :  «  Vive  V Empereur/»  d'une 
voix  si  terrible  que  les  trois  salles  en  retenti- 
rent comme  une  église. 

Le  vaguemestre  le  regardait  de  bonne  hu- 
meur : 

a  Vous  êtes  content?  dit-il. 

—  Si  je  suis  content,  vaguemestre  !  il  ne  me 
manque  plus  qu*une  chose. 

—  Quoi? 

—  La  permission  de  faire  un  tour  en  ville. 

—  n  faut  vous  adresser  à  M.  Tardieu,  le 
chirurgien  en  chef. 

Il  descendit  en  riant ,  et,  comme  c'était  rheure 
de  la  visite  nous  montâmes,  bras  dessus  bras 
dessous,  demander  la  permission  au  major,  un 
vieux  à  têle  grise,  qui  venait  d'entendre  crier  : 
Vite  V Empereur  !  et  nous  regarder  d'un  air 
grave. 

«Qu'est-ce  que  c'est?  fit-il. 


Zimmer  lui  montra  sa  croix  et  dit  : 
«  Pardon,  major,  mais  je  me  porte  conune 
un  charme. 
—  Je  vous  crois,  dit  M .  Tardieu  ;  vous  voulez 

une  sortie? 

Si  c'est  un  effet  de  votre  bonté,  pour  moi 
et  mon  camarade  Joseph  Bertha.  » 

Le  chirurgien  avait  visité  ma  blessure  la 
veille;  il  tira  de  sa  poche  un  portefeuille  et  nous 
donna  deux  sorties. 

Nous  redescendîmes,  fiers  comme  des  rois  : 
Zimmer  de  sa  croix  d'honneur,  et  moi  de  ma 
lettre. 

En  bas,  dans  le  grand  vestibule,  le  concierge 
nous  cria  : 

«  Eh  bien  !  eh  bien  !  où  donc  allez-vous?  » 

Zimmer  lui  fit  voir  nos  billets^  et  nous  sortî- 
mes, heureux  de  respirer  l'air  du  dehors.  Une 
sentinelle  nous  montra  le  bureau  de  poste,  où 
j'allai  toucher  mes  cent  francs. 

Alors,  plus  graves,  parce  que  notre  joie  était 
un  peu  rentrée,  nous  gagnâmes  la  porte  de 
Hall,  à  deux  portées  de  fusil  sur  la  gauche,  au 
bout  d'une  longue  avenue  de  tilleuls.  Chaque 
faubourg  est  séparé  des  vieux  remparts  par 
une  de  ces  allées,  et,  tout  autour  de  Leipzig, 
passe  une  autre  avenue  très-large,  également 
de  tilleuls.  Les  remparts  sont  de  vieilles  bâtis- 
ses, —  comme  on  en  voit  à  SaintrHippolyte, 
dans  le  Haut-Rhin,  —  des  murs  décrépits  où 
pousse  l'herbe,  à  moins  que  les  Allemands  ne 
les  aient  réparés  depuis  1813. 


XVI 


Combien  de  choses  nous  devions  apprendre 
en  ce  jour!  A  l'hôpital,  personne  ne  s'inquiète 
de  rien;  quand  on  voit  arriver  chaque  matin 
des  cinquantaines  de  blessés,  et  qu*on  en  voit 
partir  autant  tous  les  soirs  sur  la  civière,  cela 
vous  montre  l'univers  en  petit,  et  l'on  pense  : 
a  Après  nous  la  fin  du  monde!» 

Mais,  dehors^  les  idées  changent.  En  décou- 
vrant la  grande  rue  de  Hall,  cette  vieille  ville 
avec  ses  magasins,  ses  portes  cochères  encom- 
brées de  marchandises,  ses  vieux  toits  avancés 
en  forme  de  hangar,  ses  grosses  voitures  basses 
couvertes  de  ballots,  enfin,  tout  ce  spectacle  de 
la  vie  active  des  commerçants,  j'étais  émer- 
veillé. Je  n'avais  jamais  rien  vu  de  pareil,  et 
je  me  disais  : 

a  Voilà  bien  une  ville  de  commerce  comme  on 
se  les  représente  :  —  pleine  de  gens  industrieux 
cherchant  à  gagner  leur  vie,  leur  aisance  et 
I  leurs  richesses;  où  chacun  veut  s'élever,  non 


HISTOIBB  D^N  CONSCRIT  DB  1813. 


I 


paé  au  détriment  des  autres,  mais  en  travail- 
lant, en  imaginant  nuit  et  jour  des  moyens  de 
prospérité  pour  sa  famille  ;  ce  qui  n'empêche 
pas  tout  le  monde  de  profiter  des  inventions  et 
des  découverte».  Voilà  le  bonheur  de  la  paix, 
au  milieu  d'une  guerre  terrible  I  • 

Et  les  pauvres  blessés  gui  s'en  allaient  le 
bras  en  écharpe,  ou  bien  tratnant  la  jambe  ap- 
puyés sur  leurs  béquilles,  me  faisaient  de  la 
peine  i  voir. 

Je  me  laissais  conduire  tout  rêveur  par  mon 
uni  Zimmer,  qui  se  reconnaissait  à  tous  les 
coins  de  rue,  et  me  disait  : 

•  Ça,  c'est  l'église  Saint-Nicolas  ;  ça,  c^est  le 
gi-and  bâtiment  de  l'Université;  ça,  l'hôtel  de 
ville.  » 

Il  se  souvœait  de  tout,  ayant  déjà  vu  Leipzig 
en  1807,  avant  la  bataille  de  Friedland,  et  ne 
cessait  de  me  répéter  : 

■  Nous  sommes  ici  comme  à  Metz^  à  Stras- 
bourg, ou  partout  ailleurs  en  France.  Les  gens 
nous  veulent  du  bien.  Après  la  campagne  de 
1806,  toutes  les  honnêtetés  qu*on  pouvait  nous 
faire,  on  nous  les  a  faites.  Les  bourgeois  nous 
emmenaient  par  trots  et  quatre  dîner  chez  eux. 
On  nous  donnait  même  des  bals,  on  nous  ap* 
pelait  les  héros  d'Iéna.  Tu  vas  voir  comme  on 
nous  aimel  Entrons  où  nous  voudrons,  partout 
on  nous  recevra  comme  des  bienfaiteurs  du 
pays  :  c'est  nous  qui  avons  nommé  leur  élec*- 
teur  roi  de  Saxe^  et  nous  lui  avons  aussi  donné 
UD  bon  morceau  de  la  Pologne.  » 

Tout  à  coup  Zimmer  s'arrêta  devant  une 
petite  porte  basse,  en  s'écriant  : 

•  Tiens,  c'est  la  brasserie  du  Mouton  dOrl 
La  façade  est  sur  l'autre  rue,  mais  nous  pou- 
vons  entrer  par  ici.  Arrive  I  » 

Je  le  suivis  dans  une  espèce  de  conduit  tor- 
tueux qui  nous  mena  bientôt  a^i  fond  d'une 
vieille  cour  entourée  de  hautes  bâtisses  en  bou- 
sillage,  avec  de  petites  galeries  vermoulues 
sous  Je  pignon,  et  la  girouette  au-dessus,  comme 
dans  la  rue  du  Fossé-des-Tanneurs,  à  Stras- 
bourg. A  droite,  se  trouvait  la  brasserie  :  on 
découvrait  les  cuves  cerclées  de  fer  sur  les 
poutres  sombres,  des  tas  de  houblon  et  d'orge 
déjà  bouillis,  et  dans  an  coin,  ime  grande  roue 
à  manivelle,  où  galopait  un  chien  énorme,  pour 
pomper  la  bière  à  tous  les  étages. 

\a  cliquetis  des  verres  et  des  cruches  d'étain 
s*enteodait  dans  une  salle  à  droite,  donnant  sur 
la  rue  de  Tilly,  et,  sous  les  fenêtres  de  cette 
salle,  s'ouvrait  une  cave  profonde  où  retentis- 
sait le  marteau  du  tonnelier.  La  bonne  odeur 
de  la  jeune  bière  de  mars  rempUssait  l'air,  et 
Zimmer,  les  yeux  levés  sur  les  toits,  la  face 
épanouie  de  satisfaction,  s'écria  : 

Oui,  c'est  bien  ici  que  nous  venions,  le 


grand  Ferré,  servant  de  gauche,  le  gros  Rc.  > 
sillon  et  moi.  Dieu  du  ciel  I  comme  je  me  ré- 
jouis de  revoir  tout  ça,  Josiphell  C'est  qu*il  y  a 
pourtant  six  ans  depuis.  Ce  pauvre  Roussillon, 
il  a  laissé  ses  os  Tannée  dernière  à  Smolensk, 
et  le  grand  Ferré  doit  être  maintenant  dans 
son  village,  près  de  Toul,  ear  il  a  eu  la  jambe 
gauche  emportée  à  Wagram.  Gomme  tout  vous 
revient»  quand  on  y  pense  I  • 

En  même  temps  il  poussa  la  porte,  et  nous 
entrâmes  dans  une  haute  salle  pleine  de  fumée. 
Il  me  fallut  un  instant  pour  voir,  à  travers  ce 
nuage  gris,  une  longue  file  de  tables  entourées 
de  buveurs,  la  plupart  en  redingote  courte  et 
petite  casquette,  et  les  autres  en  uniforme 
saxon.  C'étaient  des  étudiants,  des  jeunes  gens 
de  famille  qui  viennent  à  Leipzig  étudier  le 
droit,  la  médecine,  et  tout  oe  qu'on  peut  ap- 
prendre en  vidant  des  chopes  et  menant  une 
"^.e  joyeuse  qulls  appellent  dans  leur  langue 
le  Fwhscomtneree.  Us  se  battent  souvent  entre 
eux  avec  des  espèces  de  lattes  rondes  par  le 
bout,  et  seulement  aiguisées  de  quelques  \x^ 
gnes;  de  sorte  qu^ls  se  font  des  balafres  à  là 
figure,  comme  me  l'a  raconté  Zimmer,  mais  il 
n'y  a  jamais  de  danger  pour  leur  vie.  Gela 
montre  le  bon  sens  de  ces  étudiants,  qui  savent 
très-bien  que  la  vie  est  une  chose  précieuse,  et 
qu'il  vaut  mieux  avoir  cinq  ou  six  balafres,  et 
même  davantage,  que  de  la  perdre. 

Zimmer  riait  en  me  racontant  ces  choses; 
son  amour  de  la  gloire  l'aveuglait;  il  disait 
qu'on  ferait  aussi  bien  de  charger  les  canons 
avec  des  pommes  cuites  que  de  se  battre  avec 
ces  lattes  rondes  au  bout. 

Enfin  nous  entrâmes  dans  la  salle,  et  nous 
vîmes  le  plus  vieux  d'entre  ces  étudiants,  —  un 
grand  sec,  les  yeux  creux,  le  nez  rouge,  la  barbe 
blonde  commençant  à  déteindre  en  jaune,  à 
force  d'avoir  été  lavée  par  la  bière,  —  nous  le 
vlm^s  debout  sur  une  table,  et  lisant  tout  haut 
une  gazette  qui  lui  pendait  en  forme  de  tablier 
dans  la  main  droite.  Il  tenait  de  l'autre  main 
une  longue  pipe  de  porcelaine. 

Tous  ses  camarades,  avec  leurs  cheveux 
blonds  retombant  en  boucles  sur  le  collet  de 
leur  petite  redingote,  l'écoulaîent  la  chope  en 
Tair.  Au  moment  où  nous  entrions,  nous  les 
entendîmes  qui  répétaient  entre  eux  : 

«  Faterlandl  Faterland!  » 

Ils  trinquaient  avec  les  soldats  saxons,  pen- 
dant que  le  grand  sec  se  baissait  pour  prendre 
aussi  sa  chope  ;  et  le  gros  brasseur,  la  tête  grise 
et  crépue,  le  nez  épaté,  les  yeux  ronds  et  les 
joues  en  forme  de  citrouille,  criait  d'une  voix 

grasse  : 

«  Gesoundheit!  Gesoundheitt  » 


A  peine  eûmes-nous  fait  quatre  pas  dans  la 
famée  que  tout  se  tut. 

«  Allons,  allons,  camarades,  s^ôcria  Zimmer, 
ne  TOUS  génea  pas,  continuez  à  lire,  que  diable  1 
Nous  ne  serons  pas  fâchés  non  plus  d'apprendre 
du  nouveau.  » 

Mais  ces  jeunes  gens  ne  voulurent  pas  pro- 
fiter de  notre  invitation,  et  le  vieux  descendit 
de  la  table  en  repliant  sa  gazette,  qu*il  mit  dans 
sa  poche. 

t  C'était  fini,  diMl,  c'était  fini. 

—Oui,  c'était  fini,  répétèrent  les  autres  en 
se  r^ardant  d'un  air  singulier. 

Deux  ou  trois  soldats  saxons  sortirent  aus- 
sitôt, comme  pour  aller  prendre  Tair  dans  la 
cour,  et  disparurent. 

Le  gros  tavemier  nous  demanda  : 

«  Vous  ne  savez  peut-être  pas  que  la  grande 
salle  est  sur  la  rue  de  Tilly? 

—Si,  nous  le  savons  bien,  répondit  Zimmer; 
mais  j*aime  mieux  cette  petite  salle.  C'est  ici 
que  nous  venions  dans  le  temps,  deux  vieux 
camarades  et  moi,  vider  quelques  chopes  en 
l'honneur  d'Iéna  et  d'Auerstaedt.  Cette  salle 
me  rappelle  de  bons  souvenirs. 

— Ahl...  comme  vous  voudrez,  comme  vous 
voudrez,  dit  le  brasseur.  C'est  de  la  bière  de 
mars  que  vous  demandez? 

—Oui,  deux  chopes  et  la  gazette. 

—Bon  !  bon  l  » 

n  nous  servit  les  deux  chopes,  et  Zimmer, 
qui  ne  voyait  rien,  essaya  de  causer  avec  les 
étudiants^  qui  s^excusaient  en  8*en  allant  les 
uns  après  les  autres.  Je  sentais  que  tous  ces 
gens-là  nous  portaient  une  haine  d'autant  plus 
terrible^  qu'ils  n'osaient  la  montrer  tout  de 
suite. 

Dans  la  gazette,  qui  venait  de  France,  on  ne 
parlait  que  d'un  armistice,  après  deux  nou- 
velles victoires  à  Bautzen  età  Wurtschen.  Nous 
apprîmes  alors  que  cet  armistice  avait  com- 
mencé le  6  juin,  et  qu'on  tenait  des  confé- 
rences à  Prague,  en  Bohême,  pour  arranger  la 
paix. 

Naturellement  cela  me  faisait  plaisir;  j'es- 
pérais qu'on  renverrait  au  moins  les  estropiés 
chez  eux.  Mais  Zimmer,  avec  son  habitude  de 
pader  haut,  remplissait  toute  la  salle  de  ses 
réflexions  ;  il  m'interrompait  à  chaque  ligne  et 
disait: 

«  Un  armistice  !...  est-ce  que  nous  avions 
besoin  d'un  armistice,  nous  ?  Est-ce  qu'après 
avoir  écrasé  ces  Prussiens  et  ces  Russes  à  Lut- 
zen*  à  Bautzen  et  à  Wurtschen,  nous  ne  devions 
pas  les  détruire  de  fond  en  comble?  —  Est-ce 
que,  s^ils  nous  avaient  battus,  ils  nous  donne- 
raient yn  armistice,  eux  ?  —  Ça,  vois-tu^  Jo- 
seph^  c'est  le  caractère  de  l'Empereiur,  11  est 


trop  bon.«.  il  est  trop  boni  C'est  son  seul  dé- 
faut. 11  a  fait  la  même  chose  après  Austerlitz, 
et  nous  avons  été  obligés  de  reconunencer  la 
partie.  Je  te  dis  qu*il  est  trop  bon.  \h  !  s'il  n'é- 
tait pas  si  bon,  nous  serions  maîtres  de  toute 
l'Europe.  » 

En  même  temps  il  regardait  A  droite  et  à 
gauche,  pour  demander  l'avis  des  autres.  Mais 
on  nous  faisait  des  mines  du  diable,  et  personne 
ne  voulait  répondre. 

Finalement  Zimmer  se  leva. 

t  Partons,  Joseph^  dit-il.  Moi,  jenemecon^ 
nais  pas  en  politique  ;  mais  je  soutiens  que 
nous  ne  devions  pas  accorder  d'armistice  à  ces 
gueux;  puisqu'ils  sont  à  terre,  il  fallait  leur 
passer  sur  le  ventre.  » 

Après  avoir  payé,  nous  sortîmes  et 
médit: 

«  Je  ne  sais  pas  ce  que  ces  gens  ont  aujour- 
d'hui; nous  les  avons  dérangés  dans  quelque 
chose. 

—C'est  bien  possible,  lui  répondis-je,  ils  n'a- 
vaient pas  l'air  aussi  bons  garçons  que  tu  le 
racontais. 

—Non,  fit-il.  Ces  jeunes  gens-là,  vois-tu, 
sont  bien  au-dessous  des  anciens  étudiantsque 
j'ai  vus.  <2eux-là  passaient  en  quelque  sorte 
leur  existence  à  la  brasserie.  Ds  buvaient  des 
vingt  et  même  des  trente  chopes  dans  leur 
journée  ;  moi-même,  Joseph,  je  ne  pouvais  pas 
lutter  contre  des  gaillards  pareils.  Cinq  ou  six 
d'entre  eux,  qu'on  appelait  unior^  avaient  la 
barbe  grise  et  l'air  vénérable.  Nous  chantions 
ensemble  Fanfan-la-Tulipe  et  le  Roi  Dagobert^ 
qui  ne  sont  pas  des  chansons  politiques;  mais 
ceux-ci  ne  valent  pas  les  anciens  !  > 

Tai  souvent  pensé  depuis  à  ce  que  nous, 
avions  vu  ce  jour-là,  et  je  suis  sûr  que  ces  étu- 
diants faisaient  partie  du  Tugend-Bund. 

En  rentrant  à  l'hôpital,  après  avoir  bien  dîné 
et  bu  chacun  notre  bouteille  de  bon  vin  blanc 
à  l'auberge  de  la  Grappe,  dans  la  rue  de  Tilly^ 
nous  apprîmes,  Zimmer  et  moi,  que  nous  irions 
coucher  le  soir  même  à  la  caserne  de  Rosen- 
thâl.  C'était  une  espèce  de  dépôt  des  blessés  de 
Lutzen,  lorsqu'ils  commençaient  à  se  remettre. 
On  y  vivait  à  l'ordinaire  conune  en  garnison  ; 
il  fallait  répondre  à  l'appel  du  matbi  et  du  soir. 
Le  reste  du  temps ,  on  était  libre.  Tous  les  trois 
jours,  le  chirurgien  venait  passer  sa  visite,  et 
quand  vous  étiez  remis ,  vous  receviez  une 
feuille  de  route  pour  aller  rejoindre  votre  corps. 

On  peut  s'imaginer  la  position  de  douze  à 
quinze  cents  pauvres  diables,  habiUésde  capotes 
grises  à  boutons  de  plomb,  coiffés  de  gros  sha- 
kos en  forme  de  pots  de  fleurs,  et  chaussés  de 
souliers  usés  par  les  marches  et  les  contre- 
marches, pâles,  minalrlcs,  et  la  plupart  sans  le 


I 


HISTOIRE  D'UN  CONSCRIT  DB  181S. 


Mm,  dans  mie  Tille  riche  comme  Leiprig.  Nous 
ne  faisions  pas  grande  flgm*e  parmi  ces  étu- 
diants, ces  bons  bourgeois,  ces  jeunes  femmes 
riantes,  qui,  malgré  toute  notre  gloire,  nous 
regardaient  comme  des  va-nu-pieds. 

Toutes  les  belles  choses  que  m*avait  racon- 
tées mon  camarade  rendaient  cette  situation 
encore  plus  triste  pour  moi. 

n  est  Trai  que  dans  le  temps  on  nous  avait 
bien  reçus  ;  mais  nos  anciens  ne  s'étaient  pas 
toujours  honnêtement  conduits  avec  des  gens 
qui  les  traitaient  en  frères,  et  maintenant  on 
nous  fermait  la  porte  au  nez.  Nous  étions  ré- 
duits à  contempler  du  matin  au  soir  les  places, 
les  églises  et  les  devantures  des  charcutiers, 
qui  sont  très-belles  en  ce  pays. 

Nous  cherchions  toutes  sortes  de  distrac- 
tions ;  les  vieux  jouaient  à  la  drogue^  les  jeunes 
au  bouchon.  Nous  avions  aussi ,  devant  la  ca- 
serne, le  jeu  du  chat  et  du  rat.  C'est  un  piquet 
planté  dans  la  terre ,  auquel  se  trouvent  atta- 
chées deux  cordes  ;  lô  rat  tient  Tune  de  ces 
cordes  et  le  chat  Tautre.  Ils  ont  les  yeux  ban- 
dés ;  le  chat  est  armé  d'une  trique,  et  tâche  de 
rencontrer  le  rat,  qui  dresse  l'oreille  et  l'évite 
tant  qu^  peut.  Ils  tournent  ainsi  sur  la  pointe 
des  pieds,  et  donnent  le  spectacle  de  leur  fi- 
nesse à  toute  la  compagnie. 

Zimmer  me  disait  qu'autrefois  les  bons  Alle- 
mands venaient  voir  ce  spectacle  en  foule,  et 
qu'on  les  entendait  rire  d'une  demi-lieue,  lors» 
que  le  chat  touchait  le  rat  avec  sa  trique.  Mais 
les  temps  étaient  bien  changés  ;  le  monde  pas- 
sait sans  même  tourner  la  tête  :  nous  perdions 
nos  peines  à  vouloir  llntéresser  en  notre  la- 
veur. 

Durant  les  six  semaines  que  nous  restâmes  i 
Rosenthâl,  Zimmer  et  moi,  nous  fîmes  souvent 
le  tour  de  la  ville  pour  nous  désennuyer.  Nous 
sortions  par  le  faubourg  de  Randstatt,  et  nous 
poussions  jusqu'à  Lindenau,  sur  la  route  de 
Lntzen.  Ce  n*étaient  que  ponts,  marais,  petites 
lies  boisées  à  perte  de  vue.  Là-bas,  nous  man- 
gions une  omelette  au  lard,  au  bouchon  de  la 
Carpe^  et  nous  Varrosions  d'une  bouteille  de 
vin  blanc.  On  ne  nous  donnait  plus  rien  à  cré- 
dit, commeaprès  léna;  je  crois  qu'au  contraire 
Taubergiste  nous  aurait  fait  payer  double  et 
triple,  en  l'honneur  de  la  patrie  allemande,  si 
mon  camarade  n'avait  connu  le  prix  des  œufs, 
du  lard  et  du  vin,  comme  le  premier  Saxon 
venu. 

Le  soir,  quand  le  soleil  se  couche  derrière 
les  roseaux  de  VElster  et  de  la  Pleisse ,  nous 

rentrions  en  ville  au  chant  mélancolique  des 

frenomUes,  qui  vivent  dans  ces  marais  par 

milliards. 
Quelquefois  nous  faisions  halte,  les  bras  croi* 


ses  sur  la  balustrade  d\m  pont,  et  nous  regar- 
dions les  vieux  remparts  de  Leipzig,  ses  églises, 
ses  antiques  masures  et  son  château  de  Pies* 
senbourg,  éclairés  en  rouge  par  le  crépuscule  : 
la  ville  s'avance  en  pointe  à  l'embranchement 
de  la  Pleisse  et  de  la  Partha,  qui  se  rencontrent 
au-dessus.  Elle  est  en  forme  d'éventail  ;  le  fau- 
bourg de  Hall  se  trouve  à  la  pointe,  et  les  sept 
autres  faubourgs  forment  les  branches  de 
l'éventail.  Nous  regardions  aussi  les  mille  bras 
de  l'BIster  et  de  la  Pleisse,  croisés  conune  un 
filet  entre  les  lies  déjà  sombres,  tandis  queFeau 
brillait  comme  de  l'or ,  et  nous  trouvions  cela 
très-beau. 

Mais  si  nous  avions  su  qu'il  nous  faudrait  un 
jour  traverser  ces  rivières  sous  le  canon  des 
ennemis ,  après  avoir  perdu  la  plus  terrible  et 
la  plus  sanglante  des  bataiUes,  et  que  des  régi- 
ments entiers  disparaîtraient  dans  ces  eaux  qui 
nous  réjouissaient  alors  les  yeux ,  je  crois  que 
cette  vue  nous  aurait  rendus  bien  tristes. 

D'autres  fois  nous  remontions  la  rive  de  la 
Pleisse  jusqu'à  Mark-Kléeberg.  Cela  ftdsait  plus 
d*une  lieue,  et  partout  la  plaine  était  couverte 
de  moissons  que  Ton  se  dépêchait  de  rentrer. 
Lesgens,sur  leurs  grandesvoitures,  semblaient 
ne  pas  nous  voir;  quand  nous  leur  demandions 
un  renseignement,  ils  avaient  Fair  de  ne  pas 
nous  comprendre.  Zimmer  voulait  toujours  se 
fâcher;  je  le  retenais  en  lui  disant  que  ces 
gueux  ne  cherchaient  qu'un  prétexte  pour  nous 
tomber  dessus,  et  que  d*ailleiurs  nous  avions 
Tordre  de  ménager  les  populations. 

t  Cest  bon  I  faisait-il  ;  si  la  guerre  se  pro- 
mène par  la. . .  gare  1  Nous  les  avons  comblés 
de  biens. .  •  et  voilà  conune  ils  nous  reçoiventi  • 

Hais  ce  qui  montre  encore  mieux  la  malveil- 
lance du  monde  à  notre  égard,  c'est  ce  qui 
nous  arriva  le  lendemain  du  jour  où  finit  Far- 
mistice.  Ce  jour-là,  vers  onxe  heures,  nous 
voulions  nous  baigner  dans  TElster.  Nous 
avions  déjà  jeté  nos  habits,  lorsque  Zimmer, 
voyant  approcher  un  paysan  sur  la  route  de 
Connewitz,  lui  cria  : 

«  Hé  !  camarade,  il  n'y  a  pas  de  danger,  id? 

—Non,  non,  entrez  hardiment,  répondit  cet 
homme  ;  c'est  un  bon  endroit.  ■ 

Bt  Zimmer,  étant  entré  sans  défiance,  des- 
cendit de  quinze  pieds.  Il  nageait  bien,  mais 
son  bras  gauche  était  encore  faible  ;  la  force 
du  courant  l'entraina,  sans  lui  donner  le  temps 
de  s'accrocher  aux  branches  des  saules  qui  pen- 
daient dans  l'eau.  Si  par  bonheur  une  espèce 
de  gué  ne  s'était  pas  rencontré  plus  loin,  qui 
lui  permit  de  prendre  pied,  il  entrait  entre 
deux  lies  de  vase,  d'où  jamais  il  n*aurait  pu 
sortir. 

Le  paysan  s'était  arrêté  sur  la  route  pour 


70 


ROMANS   NATIONAUX, 


voir  ce  qui  se  passerait.  La  colère  me  saisit  et 
je  me  rhabillai  bien  vite,  en  lui  montrant  le 
poing  ;  mais  il  se  mit  à  rire  et  gagna  le  village 
d'un  bon  pas, 

Zîmmer  ne  se  possédait  plus  d'indignation; 
il  voulait  courir  à  Gonnewitz  et  tâcher  de  dé- 
couvrir ce  gueux;  malheureusement  c'était 
impossible  :  allez  donc  trouver  un  homme  qui 
se  cache  dans  trois  ou  quatre  cents  baraques  ! 
Et  d'ailleurs,  quand  on  l'aurait  trouvé,  qu'est- 
ce  que  nous  pouvions  faire? 

Enfin  nous  descendîmes  à  Tendroit  où  l'on 
avait  pied,  et  la  fraîcheur  de  Teau  nous  calma. 

Je  me  rappelle  qu'en  rentrant  à  Leipzig, 
Zimmer  ne  fit  que  parler  de  vengeance. 

•  Tout  le  pays  est  contre  nous,  disait-il;  les 
bourgeois  nous  font  mauvaise  mine,  les  femmes 
nous  tournent  le  dos,  les  paysans  veulent  nous 
noyer,  les  aubergistes  nous  refusent  le  crédit, 
comme  si  nous  ne  les  avions  pas  conquis  trois 
ou  quatre  fois;  et  tout  cela  vient  de  notre 
bonté  tout  à  fait  extraordinaire:  nous  aurions 
dû  déclarer  que  nous  sommes  les  maîtres!  — 
Nous  avons  accordé  aux  Allemands  des  rois  et 
ries  princes;  nous  avons  même  fait  des  ducs, 
des  comtes  et  des  barons  avec  les  noms  de 
leurs  villages,  nous  les  avons  comblés  d'hon- 
neurs ,  et  voilà  maintenant  leur  reconnais- 
sance I 

«  Au  lieu  de  nous  ordonner  de  respecter  les 
populations,  on  devrait  nous  laisser  pleins  pou- 
voirs sur  le  monde  ;  alors  tous  ces  bandits 
changeraient  de  figure  et  nous  feraient  bonne 
mine  comme  en  1806.  La  force  est  tout.  On  fait 
d*abord  les  conscrits  par  force  ;  car  si  on  ne 
les  forçait  pas  de  partir,  tous  resteraient  à  la 
maison.  Avec  les  conscrits  on  fait  des  soldats 
par  force,  en  leur  expliquant  la  discipline; 
avec  des  soldats  on  gagne  des  batailles  par 
force,  et  alors  les  gens  vous  donnent  tout  par 
force  :  ils  vous  dressent  des  arcs  de  triomphe 
et  vous  appellent  des  héros,  parce  qu'Us  ont 
peur.  Voilà! 

•  Mais  l'Empereur  est  trop  bon. . .  S'il  n'était 
pas  si  bon,  je  n'aurais  pas  risqué  de  me  noyer 
aujourd'hui;  rien  qu^en  voyant  mon  uniforme, 
ce  paysan  aurait  tremblé  de  me  dire  un  men- 
songe. » 

Ainsi  parlait  Zimmer,  et  ces  choses  sont  en- 
core présentes  à  ma  mémoire  ;  elles  se  passaient 
le  12  août  1813. 

En  rentrant  à  Leupzig,  nous  vîmes  la  joie 
peinte  sur  la  figure  des  habitants  ;  elle  n'écla- 
tait pas  ouvertement;  mais  les  bourgeois,  en  se 
rencontrant  dans  la  rue,  s'arrêtaient  et  se  don- 
naient la  main  ;  les  femmes  allaient  se  rendre 
visite  Tune  à  l'autre;  une  espèce  de  satisfac- 
tion intérieure  brillait  jusque  dans  les  yeux 


des  servantes  >  des  domestiques  et  des  plus 
misérables  ouvriers. 

Zimmer  me  dit  : 

«  On'  croirait  que  les  Allemands  sont  joyeux; 
ils  ont  tous  l'air  de  bonne  humeur. 

—Oui,  lui  répondis-je,  cela  vient  du  beau 
temps  et  de  la  rentrée  des  récoltes.  » 

C'était  vrai,  le  temps  était  très-beau;  mais,  en 
arrivant  à  la  caserne  de  Rosenthâl,  nous  ap- 
perçûmes  nos  officiers  sous  la  grande  porte, 
causant  entre  eux  avec  vivacité.  Les  hommes 
de  garde  écoutaient,  et  les  passants  s'appro- 
chaient pour  entendre  :  —  on  nous  dit  que  les 
conférences  de  Prague  étaient  rompues,  et  que 
les  Autrichiens  venaient  aussi  de  nous  déclarer 
la  guerre,  ce  qui  nous  mettait  deux  cent  mille 
hommes  de  plus  sur  les  bras. 

J'ai  su  depuis  que  nous  étions  alors  trois 
cent  mille  hommes  contre  cinq  cent  vingt 
mille,  et  que  parmi  nos  ennemis  se  trouvaient 
deux  anciens  généraux  français,  Moreau  et 
Bernadette.  Chacun  a  pu  lire  cela  dans  les 
livres  ;  mais  nous  Tignorions  encore,  et  nous 
étions  sûrs  de  remporter  la  victoire,  puisque 
nous  n'avions  jamais  perdu  de  bataille.  Du 
reste,  la  mauvaise  mine  qu'on  nous  faisait  ne 
nous  inquiétait  pas  :  en  temps  de  guerre,  les 
paysans  et  les  bourgeois  sont  en  quelque  sorte 
comptés  pour  rien;  on  ne  leur  demande  que 
de  l'argent  et  des  vivres,  qu'ils  donnent  tou- 
jours, parce  qu'ils  savent  qu'à  la  moindre  ré- 
sistance on  leur  prendrait  jusqu'au  dernier  sou. 

Le  lendemain  de  cette  grande  nouvelle,  il  y 
eut  visite  générale,  et  douze  cents  blessés  de 
Lutzen,  à  peu  près  remis,  reçurent  Tordre  de 
rejoindre  leurs  corps.  Ilss'en  allaient  par  com- 
pagnies, avec  armes  et  bagages,  en  suivant  les 
uns  la  route  d'Altenbourg,  qui  remonte  l'Elster, 
les  autres  celle  de  Wurtzen,  plus  à  gauche. 
Zimmer  était  du  nombre,  ayant  lui-même  de- 
mandé à  partir.  Je  l'accompagnai  jusque  hors 
des  portes,  et  puis  nous  nous  embrassâmes  tout 
attendris.  Moi  je  restai,  mon  bras  était  encore 
trop  faible. 

Nous  n'étions  plus  que  cinq  ou  six  cents^ 
parmi  lesquels  un  certain  nombre  de  maîtres 
d'armes,  de  professeurs  de  danse  et  d'élégance 
française,  de  ces  gaillards  qui  forment  en  quel- 
que sorte  le  fond  de  tous  les  dépôts.  Je  ne  te- 
nais pas  à  les  connaître,  et  mon  unique  conso- 
lation était  de  songer  à  Catherine,  et  quelquefois 
à  mes  vieux  camarades  Klipfel  et  Zébédé,  dont 
je  ne  recevais  aucune  nouvelle. 

C'était  une  existence  bien  triste;  les  gens 
nous  régardaient  d'un  œil  mauvais;  ils  n'o- 
saient rien  dire,  sachant  que  l'armée  franpaise 
^e  trouvait  à  quatre  journées  de  marche,  et 
i  Hacher  et  Schwartsenberg  beaucoup  plus  loin. 


HISTOIRE  D'UN  CONSCRIT  DE  1813. 


71 


i. 


f 


Sans  cela,  comme  ils  sous  auraient  pris  à  la 
gorge! 

Un  soir,  le  bruit  courut  que  nous  venions  de 
remporter  une  grande  victoire  à  Dresde.  Ce  fut 
une  consternation  générale,  les  habitants  ne 
sortaient  plus  de  chez  eux.  J'allais  lire  la  ga- 
zette à  l'auberge  de  la  Grappe^  dans  la  rue  de 
Tiliy.  Les  journaux  français  restaient  tous  sur 
la  table;  personne  ne  les  ouvrait a'ie  moi. 

Mais  la  semaine  suivante,  au  commencement 
de  septembre,  je  vis  le  même  changement  sur 
les  figures  que  le  jour  où  les  Autrichiens  s'é- 
taient déclarés  contre  nous.  Je  pensai  que  nous 
avions  eu  des  malheurs ,  ce  qui  était  vrai , 
comme  je  l'appris  plus  tard,  car  les  gazettes  de 
Paris  n'en  disaient  rien. 

Le  temps  s'était  mis  à  la  pluie  à  la  fin  d'août; 
l'eau  tombait  à  verse.  Je  ne  sortais  plus  de  la 
caserne.  Souvent,  assis  sur  mon  lit,  —  regar- 
dant par  la  fenêtre  TElster  bouillonner  sous 
l'ondée,  et  les  arbres  des  petites  iles  se  pen- 
cher sous  les  grands  coups  de  vent,— je  pensais: 
«  Pauvres  soldats I. ..  pauvres  camarades!.»^ 
que  faites-vous  à  cette  heure? . . .  où  êtes- vous? 
Sur  la  grande  route  peut-être,  au  milieu  des 
champs  I  » 

Et  malgré  mon  chagrin  de  vivre  là,  je  me  trou- 
vais moins  à  plaindre  qu'eux.  Mais  im  jour  le 
vieux  chirurgien  Tardieu  fit  son  tour  et  me  dit  : 

•  Votre  bras  estsoUde. ..  Voyons,  levez-moi 
cela...  Bon....  boni  • 

Le  lendemain,  à  Tappel,  on  me  fit  passer 
dans  une  salle  où  se  trouvaient  des  effets  d'ha- 
billement, des  sacs,  des  gibernes  et  des  souliers 
en  abondance.  Je  reçus  un  fusil,  deux  paquets 
de  cartouches  et  une  feuille  de  route  pour  le 
6%  à  Gauernitz,  sur  l'Elbe.  C'était  le  1*'  oc- 
tobre. Nous  nous  mimes  en  marche  douze  ou 
quinze  ensemble  ;  un  fourrier  du  27'  nommé 
Poitevin  nous  conduisait. 

En  route,  tantôt  l'un  tantôt  l'autre  changeait 
de  direction  pour  rejoindre  son  corps;  mais 
Poitevin,  quatre  soldats  d'infanterie  et  moi, 
nous  continuâmes  notre  chemin  jusqu'au  vil- 
lage de  Gauernitz. 


XVII 


Mous  allions  donc,  suivant  la  grande  route 

de  Wurtzen,  le  fusil  en  bandoulière,  la  capote 

retroussée,  le  dos  arrondi  sous  le  sac,  et  l'oreille 

basse,  comme  on  peut  croire.  La  pluie  tombait, 

l'eau  nous  coulait  du  shako  dans  la  nuque  ;  le 

^ent  secouait  les  peupliers,  dont  les  feuilles 

ittintfs,  voltigeant  autour  de  nous,  annonçaient 


l'hiver,  et  cela  continuait  ainsi  des  heures 

De  loin  en  loin  un  village  se  rencontrait 
avec  ses  hangars,  ses  fumiers,  ses  jardins  en- 
tourés de  nalissades.  Les  femmes,  debout  der- 
rière  les  petites  vitres  ternes,  nous  regardaient 
passer;  un  chien  aboyait,  un  homme  qui  fen- 
dait du  bois  sur  sa  porte,  se  retournait  pour 
nous  suivre  des  yeux,  et  nous  allions  toujours, 
crottés  jusqu'à  l'échiné.  Nous  revoyions ,  au 
bout  du  village,  la  grande  route  s'étendre  à 
perte  de  vue,  les  nuages  gris  se  traîner  sur  les 
champs  dépouillés,  et  quelques  maigres  cor- 
beaux s'éloigner  à  tire-d'aile  en  jetant  leur  cri 
mélancolique. 

Rien  de  triste  comme  un  pareil  spectacle, 
surtout  quand  on  pense  que  l'hiver  approche, 
et  qu'il  faudra  bientôt  coucher  dehors  dans  la 
neige.  Aussi  personne  ne  disait  mot,  sauf  le 
fourrier  Poitevin.  C'était  un  vieux  soldat,  jaune, 
ridé,  les  joues  creuses,  le  nés  rouge,  les  mous- 
taches longues  d'une  aune,  comme  tous  les 
buveurs  d'eau-de-vie.  Il  avait  un  langage  re- 
levé, qu'il  entremêlait  d'expressions  de  caserne; 
et  quand  la  pluie  redoublait,  il  s'écriait,  avec 
un  éclat  de  rire  bizarre  :  «  Oui...  Poitevin... 
oui...  cela  t'apprendra  à  siffler!...  »  Ce  vieil 
ivrogne  s'était  aperçu  que  j'avais  quelques  sous 
au  fond  de  ma  poche  ;  il  se  tenait  près  de  moi, 
disant  :  t  Jeune  homme,  si  votre  sac  vous  gêne, 
passez-moi  ça.  •  Mais  je  le  remerciais  de  son 
honnêteté. 

Malgré  mon  ennui  d'être  avec  un  homme 
qui  regardait  toujours  les  enseignes  d'auberge, 
lorsque  nous  traversions  un  village,  et  qui  di- 
sait :  •  Un  petit  verre  ferait  joliment  de  bien, 
par  le  temps  qui  court...  »  je  n'avais  pu  m'em- 
pêcher  de  lui  payer  quelques  gouttes,  de  sorte 
qu*il  ne  me  quittait  plus. 

Nous  approchions  de  Wurtzen  et  la  pluie 
tombait  à  verse,  lorsque  le  fourrier  s'écria  pour 
la  vingtième  fois  : 

«  Oui,  Poitevin...  voilà  l'existence...  cela 
t'apprendra  à  siffler  ! 

— Quel  diable  de  proverbe  avez- vous  là,  four- 
rier? lui  dis-je...  Je  voudrais  bien  savoir  com- 
ment la  pluie  vous  apprend  à  siffler. 

—Ce  n'est  pas  un  proverbe,  jeune  homme, 
c'est  une  idée  qui  me  revient  quand  je  m'a- 
muse. • 

Puis,  au  bout  d^im  instant  : 

•  Vous  saurez,  dit-il,  qu'en  1806,  époque  où 
je  faisais  mes  études  à  Rouen,  il  m'arriva  de 
siffler  une  pièce  de  théâtre,  avec  bien  d'autres 
jeimes  gens  conune  moi.  Les  uns  sifflaient,  les 
autres  applaudissaient  ;  il  en  résulta  des  coups 
de  poing,  et  la  police  nous  mit  au  violon  par 
douzaines.  L'Empereur,  ayant  appris  1;».  chose, 
dit  :  «  Puisqu'ils  aiment  tant  à  se  battre,  qu^on 


ROMANS  NATÏONAUX- 


Od,  PoUnH,  oui,  ecb  ïippraDdn  k  nllla.  (P*c  110 


les  incorpore  dans  mes  «nuées  I  Ils  pourront 
satisfaire  leur  goût  1  >  Et  naturellement  la  chose 
fut  faite,  jteTsonne  n'osa  souffler  dans  le  pays, 
pas  même  les  père  et  mère  1 

— Vous  étiez  donc  conscrit?  lui  dia-je. 

— Non,  mon  père  venait  de  m'acheter  un 
remplaçant.  C'est  une  plaisanterie  de  f  Empe- 
renr...  une  de  ces  plaisanteries  dont  on  se  sou- 
vient longtemps  :  vingt  ou  trente  d'entre  nous 
sont  morts  de  misère...  Quelques  autres,  au 
lieu  de  remplir  une  place  honorable  dans  leur 
pays,  soit  comme  médecin,  juge,  avocat,  sont 
devenus  de  vieux  ivrognes.  Voilà  ce  qui  s'ap- 
pelle une  bonne  force  t  > 

Alors  il  se  mit  à  rire  en  me  regardant  du  coin 
d^Pci^. — J'étais  devenu  tout  pensif,  et  deux  ou 
tt^  fois  encore,  avant  d'arriver  à  Qaueroits, 


Je  payai  des  petits  verres  &  ce  pauvre  dlabld. 
Vers  (ânq  heures  du  soir,  en  approchant  {".d 
village  de  Hisa,  nous  aperçûmes  &  gauche  un 
vieux  moulin  avec  son  pont  de  bois,  que  suivait 
un  sentier  de  traverse.  Nous  primes  le  sentier 
pour  couper  au  court,  et  nous  n'étions  plus 
qu'A  deux  cents  pas  du  moulin,  lorsque  nous 
entendîmes  de  grands  cris.  Ea  même  tempe, 
deux  femmes,  une  toute  vieille  et  l'autre  plus 
jeune,  traversèrent  un  jardin,  entraînant  après 
elles  des  enfants.  Elles  tâchaient  de  gagner  un 
petit  bois  qui  borde  la  route,  sur  la  côte  en 
face.  Presque  aussitôt  nous  vîmes  plusieurs  de 
nos  soldats  sortir  du  moulin  avec  des  sacs, 
d'autres  remonter  d'une  cave  A  la  SIe  avec  de 
petites  tonnes,  qu'ils  se  dépêchaient  de  charger 
sur  une  charrette,  près  de  l'écluse  ;  d'aulrt^s 


HISTOIRE  D'UN  CONSCRIT  DE  1813. 


<  C'est  loi,  JoMpbl  "Hais,  l 

amenaient  des  vaches  et  des  chevaux  d'une 
éttUtle,  tandis  qu'un  vieillard,  devant  la  porte, 
levait  les  mains  au  ciel,  et  que  cinq  ou  six  de 
C8B  mauvais  gueux  entouraient  le  meunier  tout 
pâle  et  les  yeux  hors  de  la  tête. 

Tout  cela  :  le  moulin,  la  digue,  les  fenêtres 
défoncées,  les  femmes  qui  se  sauvent,  nos  sol- 
dats en  bonnet  de  police,  ^ts  comme  de  véri- 
tables bandits,  le  vieux  qui  les  maudit,  et  les 
vaches  qui  secouent  la  tête,  pour  se  débarras- 
ser de  ceux  qui  les  emmènent,  pendant  que 
d'autres  les  piquent  derrière  avec  leurs  baïon- 
nettes... tout  est  là...  devant  moi...  je  crois 
encore  le  voir  I 

•  Ça,  dit  le  fourrier  Poitevin,  ce  sont  des 
ptaraudeois. . .  Nous  ne  sommes  plus  lom  de 
rtrmte. 


n'espuiiion?*(P)<e1S.) 

—Mais  c'est  abominable  I  m'écriai-Je;  ce  sont 
des  brigands  1 

— ^Oui,  répondit  le  fourrier,  c'est  contraire  a 
la  discipline  ;  si  l'Empereur  le  savait,  on  les 
fusillerait  comme  des  chiens.  » 

Nous  traversions  alors  le  petit  pont;  et 
comme  on  venait  de  percer  une  des  tonnes 
derrière  la  charrette,  les  soldats  s'empressaient 
autour,  avec  une  cruche,  en  buvantàla  ronde. 
Cette  vue  révolta  le  fourrier,  qui  s'écria  d'un 
ton  majestueux  : 

<  De  quelle  autorité  exercez-vous  ce  pillage?  • 

Plusieurs  tournèrent  la  tête,  et,  voyant  que 
nous  n'étions  plus  que  trois,  parce  que  tes  au< 
fres  avaient  suivi  leur  chemin  sans  s'arrêter, 
un  d'eux  répondit  : 

•  Hél  vieux  farceur.^,  tu  vaux  u  part  du 


gâteau...  c'est  tout  simple...  Mais  il  n'y  a  pas 
besoin  de  retrousser  tes  moustaches  pour  ça. 
Tiens,  bois  un  coup.  » 

Il  lui  tendait  la  cruche  ;  le  fourrier  la  prit,  et, 
me  regardant  de  côté,  il  but. 

«  Eh  bien,  jeune  homme,  fit-il  ensuite,  si  le 
cœur  vous  en  dit!  Il  est  fameux,  ce  petit  vin, 

— Merci,  »  lui  répondis^je. 

Plusieurs  autour  de  nous  criaient  : 

«  En  route  !  en  route  I  II  esi  temps.  ■ 

D'autres  : 

•  Non,  non,  attendez...  Il  faut  encore  voir! ... 
— Dites-donc,  reprit  le  fourrier  d'un  ton  de 

brave  homme,  vous  savez,  camarades...  il  faut 
aller  en  douceur. 

—Oui,  oui,  l'ancien,  répondit  une  espèce  de 
tambour-major, — le  grand  chapeau  à  cornes  en 
travers  des  épaules,  et,  souriant  d'un  air  mo- 
queur, les  yeux  à  demi  fermés  :  —  Oui,  sois 
tranquille,  nous  allons  plumer  la  poule  dans  les 
règles.  On  aura  des  égards...  on  aura  des 
égards!  • 

Alors  le  fourrier  ne  dit  plus  rien;  il  était 
comme  honteux  à  cause  de  moi. 

•  Que  voulez-vous,  jeune  homme  I  me  dit-il 
en  allongeant  le  pas  pour  rejoindre  les  cama- 
rades, à  la  guerre  comme  à  la  guerre...  On  ne 
peut  pas  se  laisser  dépérir  !  • 

Je  crois  qu'il  serait  resté,  sans  la  peur  d'êli-e 
pris.  Moi,  j'étais  triste  et  je  me  disais  : 

«  Voilà  bien  les  ivrognes  I  ils  peuvent  avoir 
de  bons  mouvements,  mais  la  vue  d'une  cruche 
de  vin  leur  fait  tout  oublier.  » 

Enlln,  vers  dix  heures  du  soir,  nous  décou- 
vrîmes des  feux  de  bivac  sur  une  côte  sombre, 
à  droite  du  village  de  Gauemitz  et  d'un  vieux 
château,  où  brillaient  aussi  quelques  lumières. 
Plus  loin,  dans  la  plaine,  tremblotaient  d'au- 
tres feux  en  plus  grand  nombre. 

La  nuit  était  claire.  Les  grandes  pluies 
avaient  essuyé  le  ciel.  Conmie  nous  appro- 
chions du  bivac,  on  nous  cria  : 

«  Qui  vive  ! 

—France  I  .  répondit  le  fourrier. 

Mon  cœur  battait  avec  force,  en  pensant  que 
dans  quelques  minutes  j'allais  revoir  mes  vieux 
camarades,  s'ils  étaient  encore  de  ce  monde. 

Des  honunes  de  garde  s'avançaientdéjà  d'une 
espèce  de  hangar,  à  demi-portée  de  fusil  du 
village,  pour  venir  nous  reconnaître.  Ils  arri- 
vèrent près  de  nous.  Le  chef  du  poste,  un  vieux 
sous-lieutenant  tout  gris,  le  bras  en  écharpe 
sous  son  manteau,  nous  demanda  d'où  nous 
venions,  où  nous  allions,  si  nous  avions  ren- 
contré quelque  parti  de  Cosaques  en  route. 
Le  fourrier  répondit  pour  nous  tous.  L'ofllcier 
nous  prévint  alors  que  la  division  Souham  avait 
quitté  les  environs  de  Gauemitz  le  matin,  et 


nous  dit  de  le  suivre  pour  voir  nos  feuilles  de 
route,  ce  que  nous  fîmes  en  silence,  passant 
autour  des  feux  de  bivac,  où  les  hommes,  cou- 
verts de  boue  sèche,  dormaient  par  vingtaines  : 
pas  un  ne  remuait. 

Nous  arrivâmes  au  hangar.  C'était  une  vieille 
briqueterie;  le  toit  très-large,  en  forme  d'étei- 
gnoir,  reposait  sur  des  piliers  à  six  ou  sept 
pieds  du  sol.  Derrière  s'élevaient  de  grandes 
provisions  de  bois.  Il  faisait  bon  là-dedans.  On 
avait  allumé  du  feu;  l'odeur  de  la  terre  cuite 
s'étendait  aux  environs.  La  chambre  du  four 
était  encombrée  de  soldats  qui  dormaient  le 
dos  au  mur  comme  des  bienheureux;  la  flamme 
les  éclairait  sous  les  poutres  sombres.  Près  des 
piliers  brillaient  les  fusils  en  faisceaux.  Je  crois 
revoir  ces  choses  :  je  sens  la  bonne  chaleur  qui 
m'entre  dans  le  corps  ;  je  vois  mes  camarades, 
dont  les  habits  fument  à  quelques  pas  du  four 
et  qui  attendent  gravement  que  l'oflicier  ait 
fini  de  lire  les  feuilles  de  route  à  la  lumière 
rouge.  Un  vieux  soldat,  sec  et  brun,  veillait 
seul  ;  il  était  assis  sur  ses  jambes  croisées,  et 
tenait  entre  ses  genoux  un  soulier  qu'il  rac- 
commodait avec  une  alêne  et  de  la  ficelle. 

C'est  à  moi  que  l'officier  rendit  le  premier  sa 
feuille  en  disant  : 

«  Vous  rejoindrez  demain  votre  bataillon  à 
deux  lieues  d'ici,  près  de  Torgau.  ■ 

Alors  le  vieux  soldat,  qui  me  regardait,  posa 
la  main  à  terre  pour  me  montrer  qu'il  y  avait 
de  la  place,  et  j'allai  m'asseoir  près  de  lui. 
J'ouvris  mon  sac,  et  je  mis  d*autrcs  chaussettes 
et  des  souliers  neufs  que  j'avais  reçus  à  Leipzig; 
cela  me  fit  du  bien. 

Le  vieux  me  demanda  : 

«  Tu  vas  rejoindre? 

—Oui,  le  6«,  à  Torgau« 

—Et  tu  viens? 

—De  l'hôpital  de  Leipzig. 

—Ça  se  voit,  fit-il;  tu  es  gras  comme  un 
chanome.  On  t'a  nourri  de  cuisses  de  poulet 
là-bas,  pendant  que  nous  mangions  de  la  vache 
enragée.  • 

Je  regardai  mes  voisins  endormis,  il  avait 
raison  ;  ces  pauvres  conscrits  n'avaient  plus 
que  la  peau  et  les  os  :  ils  étaient  jaunes,  plom- 
bés et  ridés  comme  des  vétérans ,  on  aurait  cru 
qu'ils  ne  pouvaient  plus  se  tenir. 

Le  vieux,  au  bout  d'un  instant,  reprit  : 

«  Tu  as  été  blessé  ?  x 

— Oui,  l'ancien,  à  Lutzen. 

—Quatre  mois  d'hôpital,  fit-il  en  allongeant 
la  lèvre,  quelle  chance  !  Moi,  j'arrive  d'Espagne. 
Je  m'étais  flatté  de  retrouver^  les  Kaiserlicks 
de  1807...  des  moutons...  de  vrais  moutons. 
Ah  !  oui,  ils  sont  devenus  pires  que  les  guérillas. 
Ça  se  gâte,  ça  se  gâte!  > 


HISTOIRE  D'UN  CONSCRIT  DE  1813. 


75 


n  se  parlait  ainsi  tout  bas,  sans  faire  atten-  ' 
tion  à  moi,  et  tirait  les  deux  ficelles  comme  un 
cordomiier,  en  serrant  les  lèvres.  De  temps  en 
temps  il  essayait  le  soulier  pour  voir  si  la  cou* 
ture  ne  le  générait  pas.  Finalement,  il  mit 
Taléne  dans  son  sac,  le  soulier  à  son  pied,  et 
s'étendit  Toreille  sur  une  botte  de  paille. 

Jétak  tellement  fatigué  que  j'avais  de  la 
peine  à  m'endormir;  pourtant,  au  bout  d'une 
heure,  je  tombai  dans  un  profond  sommeil. 

Le  lendemain  je  me  remis  en  route  avec  le 
fourrier  Poitevin  et  trois  autres  soldats  de  la 
division  Souham.  Nous  gagnâmes  d*abord  la 
route  qui  longe  TËlbe.  Le  temps  était  humide  ; 
le  vent,  qui  Dalayait  le  fleuve,  jetait  de  l'écume 
jusque  sur  la  chaussée. 

Nous  allongions  le  pas  depuis  une  heure, 
quand  tout  à  coup  le  fourrier  dit:  t  Attention!  > 

Il  s'était  arrêté  le  nez  en  l'air,  comme  un 
chien  de  chasse  qui  flaire  quelque  chose.  Nous 
écoutions  tous  sans  rien  entendre,  à  cause  du 
bruit  des  flots  sur  la  rive  et  du  vent  dans  les 
arbres.  Mais  Poitevin  avait  Toreille  plus  exer- 
cée que  nous. 

•  On  tiraille  là-bas,  dit-il  en  nous  montrant 
un  bois  sur  la  droite.  L'ennemi  peut  être  de 
notre  côté  ;  tâchons  de  ne  pas  donner  au  mi- 
lieu. Tout  ce  que  nous  avons  de  mieux  à  faire, 
c'est  d'entrer  sous  bois  et  de  poursuivre  notre 
chemin  avec  prudence.  Nous  verrons  à  l'autre 
bout  ce  qui  se  passe...  Si  les  Prussiens  ou  les 
Russes  sont  là,  nous  battrons  en  retraite  sans 
qulls  nous  voient.  Si  ce  sont  des  Français, 
nous  avancerons.  « 

Chacun  trouva  que  le  fourrier  avait  raison, 
et,  dans  mon  âme,  j'admirai  la  finesse  de  ce 
vieil  ivrogne.  Nous  descendîmes  donc  de  la 
route  dans  le  boia,  Poitevin  en  avant  et  nous 
derrière,  le  fusil  armé.  Nous  marchions. dou- 
cement, nous  arrêtant  tous  les  cent  pas  pour 
écouter.  Les  coups  de  fusil  se  rapprochaient; 
ils  se  suivaient  un  à  un,  en  retentissant  dans 
les  ravins.  Le  fourrier  nous  dit  : 

«  Ce  sont  des  tirailleurs  qui  observent  un 
parti  de  cavalerie,  car  les  autres  ne  répondent 

C'était  vrai  :  dix  minutes  après,  nous  aper- 
cevions entre  les  arbres  un  bataillon  d*infante* 
rie  française  en  train  de  faire  la  soupe  au  mi- 
lieu des  bruyères,  et,  tout  au  loin  sur  la  plaine 
grise,  des  pelotons  de  Cosaques  défilant  d'un 
village  à  Tautre.  Quelques  tirailleurs,  le  long 
du  bois,  tiraient  dessus,  mais  ils  étaient  pres- 
que hors  de  portée. 

t 'Allons ,  vous  voilà  chez  vous ,  jeune 
homme,  •  médit  Poitevin  en  souriant. 

U  devait  avoir  bon  œil,  pour  lire  le  numéro 
du  rOgiment  i  une  pareille  distance .  Moi,  j'avais 


beau  regarder,  je  ne  voyais  que  des  êtres  dé- 
guenillés et  tellement  minables,  qu^ils  avaient 
tous  le  nez  pointu,  les  yeux  luisants,  les  oreilles 
écartées  de  la  tête  par  le  renfoncement  des 
joues.  Leurs  capotes  étaient  quatre  fois  trop 
larges  pour  eux;  on  aurait  dit  des  manteaux, 
tant  elles  formaient  de  plis  sur  les  bras  et  le 
long  des  reins.  Quant  i  la  boue,  je  n'en  parie 
pas  :  c'était  sinistre. 

En  ce  jour,  je  devais  apprendre  pourquoi  les 
Allemands  paraissaient  si  joyeux  après  notre 
victoire  de  Dresde* 

Nous  descendions  vers  deux  petites  tentes, 
autour  desquelles  trois  ou  quatre  chevaux 
broutaient  Pherbe  maigre.  Je  vis  là  le  colonel 
Lorain,  détaché  sur  la  rive  gauche  de  PElbe, 
avec  le  3*  bataillon.  C'était  un  grand  maigre, 
les  moustaches  brunes,  et  qui  n'avait  pas  Pair 
doux.  Il  nous  regardait  venir  en  fronçant  le 
sourcil,  et  quand  je  lui  présentai  ma  feuille  de 
route,  il  ne  dit  qu  un  mot  : 

«  Allez  rejoindre  votre  compagnie.  » 

Je  m'éloignai^  pensant  bien  reconnaître 
quelques  hommes  de  la  4*  ;  mais  depuis  Lutzen 
les  compagnies  avaient  été  fondues  dans  les 
compagnies,  les  régiments  dans  les  régiments 
et  les  divisions  dans  les  divisions,  de  sorte 
qu'en  arrivant  au  pied  de  la  côte  où  campaient 
les  grenadiers,  je  ne  reconnus  personne.  Les 
hommes,  en  me  voyant  approcher,  me  jetaient 
un  coup  d'oeil  de  travers,  comme  pour  dire  : 

«  Est-ce  que  celui-là  veut  sa  part  du  bouillon? 
Un  instant  I  nous  allons  voir  ce  qu  il  apporte  à 
la  marmite.  • 

J'étais  honteux  de  demander  la  place  de  ma 
compagnie,  lorsqu'une  espèce  de  vétéran  os- 
seux, le  nez  long  et  crochu  comme  un  bec 
d'aigle,  les  épaules  larges  où  pendait  sa  vieille 
capote  usée,  relevant  la  tête  et  m'observant,  dit 
d  une  voix  tout  à  fait  calme  : 

t  Tiens!  c^est  toi,  Joseph!  je  te  croyais  en- 
terré depuis  quatre  mois  1  » 

Alors  je  reconnus  mon  pauvre  Zébédé.  Il  pa- 
raltque  ma  figure  l'attendrit,  car,  sans  se  lever, 
il  me  serra  la  main,  en  s' écriant  : 

«  Klipfel...  voici  Joseph!  » 

Un  autre  soldat,  assis  près  de  la  marmite 
voisine,  tourna  la  tcte  et  dit  : 

t  C'est  toi,  Joseph?  Tiens!  lu  n'es  pas  mort  1  » 

Et  voilà  tous  les  compliments  que  je  reçus. 
La  misère  avait  rendu  ces  gens  tellement 
égoïstes,  qu'ils  ne  pensaient  plus  qu'à  leur 
peau.  Malgré  cela,  Zébédé  conservait  toujours 
un  bon  fond;  il  me  dit  de  m'asseoir  près  de  sa 
marmite,  en  lançant  aux  autres  un  de  ces  coups 
d'œil  qui  le  faisaient  respecter,  et  m'olTrit  sa 
cailler,  qu'il  avait  passée  dans  une  boutonnière 
(le  sa  capote.  Mais  je  le  remerciai,  r.j'ant  eu  la 


veille  le  bon  esprit  d'entrer  chez  le  charcutiex 
de  Riza  et  de  mettre  dans  mon  sac  ime  dca- 
zaine  de  cervelas,  avec  une  bonne  croûte  de 
pain  et  un  flacon  plein  d'eau-de-vie.  Pouvris 
donc  mon  sac,  je  tirai  le  chapelet  de  cervelas  et 
j*en  remis  deux  à  Zébédé,  ce  qui  lui  fit  venir 
les  larmes  aux  yeux.  J'avais  aussi  Tintention 
d'en  offrir  aux  camarades;  mais,  devinant  ma 
pensée,  il  me  posa  la  main  sur  le  bras  d'un  air 
expressif,  et  dit  : 

«  Ce  qui  est  bon  à  manger  est  bon  à  garder  I  • 

Alors  il  se  retira  du  cercle,  et  nous  man- 
geâmes en  buvant  du  schnaps  ;  les  autres  ne 
disaient  rien  et  nous  regardaient  de  travers. 
Elipfel,  ayant  senti  Todeur  de  Tail ,  tourna  la 
tête  en  s'écriant  : 

•  Hél  Joseph,  viens  donc  manger  à  notre 
marmite.  Les  camarades  sont  toujours  des  ca- 
marades, que  diable  ! 

— G*estbon,  c'est  bon,  répondit  Zébédé;  pour 
moi,  les  meilleurs  camarades  sont  les  cervelas; 
on  les  retrouve  toujours  à  l'occasion.  » 

Puis  il  referma  lui-même  mon  sac  et  me  dit  : 

«  Garde  ça,  Joseph...  Voilà  plus  d^un  mois 
que  je  ne  m'étais  pas  si  bien  régalé.  Tu  n'y 
perdras  rien,  sois  tranquille.  • 

Une  demi-heure  après  on  battit  le  rappel  ;  les 
tirailleurs  se  replièrent,  et  le  sergent  Pinto^ 
qui  se  trouvait  dans  le  nombre,  me  reconnut. 

«  Eh  bien  I  me  dit-il ,  vous  en  êtes  donc 
réchappé!  Cela  me  fait  plaisir...  Mais  vous 
arrivez  dans  un  vilain  moment!  —  Mauvaise 
guerre...  mauvaise  g:uerre,  »  faisait-il  en  ho- 
chant la  tête. 

Le  colonel  et  les  commandants  montèrent  à 
cheval,  et  l'on  se  remit  en  route.  Les  Cosaques 
s^éloignaient.  Nous  allions  l'arme  à  volonté. 
Zébédé  marchait  près  de  moi,  et  me  racontait 
ce  qui  s'était  passé  depuis  Lutzen  :  —  d'abord 
les  grandes  victoires  de  Bautzen  et  de  Wurt- 
schen;  les  marches  forcées  pour  rejoindre 
Tennemi  qui  battait  en  retraite  ;  la  joie  qu'on 
avait  de  pousser  sur  Berlin.  Ensuite  l'armistice, 
pendant  lequel  on  était  cantonné  dans  les  bour- 
gades; puis  Tarrivée  des  vétérans  d'Espagne, 
des  hommes  terribles ,  habitués  au  pillage,  et 
qui  montraient  aux  jeunesàvivre  sur  le  paysan. 

Malheureusement,  à  la  fin  de  Tarmistice, 
tout  le  monde  s'était  mis  contre  nous  ;  les  gens 
nous  avaient  pris  en  horreur;  on  coupait  les 
ponts  sur  nos  derrières,  on  avertissait  les  Prus- 
siens, les  Russes  et  les  autres  de  nos  moindres 
mouvements,  et  chaque  fois  qu'il  nous  arrivait 
une  débâcle,  au  lieu  de  nous  secourir,  on  tâ- 
chait de  AOJiB  enfoncer  encore  plus  dans  la 
bourbe.  Les  grandes  pluies  étaient  venues  pour 
nous  achever.  Le  jour  de  la  bataille  de  Dresde, 
il  en  tombait  tellement,  que  le  chapeau  de 


l'Empereur  lui  pendait  sur  les  deux  épaules. 
Mais  quand  on  remporte  la  victoire,  cela  vous 
fait  rire  :  on  a  chaud  tout  de  même,  et  l'on 
trouve  de  quoi  changer;  le  pire  de  tout,  c'est 
quand  on  est  battu,  qu'on  se  sauve  dans  la 
boue,  avec  des  hussards,  des  dragons  et  d'au- 
tres gens  de  cette  espèce  à  vos  trousses,  et 
qu^on  ne  sait  pas,  lorsqu'on  découvre  au  loin 
dans  la  nuit  une  lumière ,  s'il  faut  avancer  ou 
périr  dans  le  déluge. 

Zébédé  me  racontait  ces  choses  en  détail.  Il 
me  dit  qu'après  la  victoire  de  Dresde,  le  général 
Vandamme ,  qui  devait  fermer  la  retraite  aux 
Autrichiens,  avait  pénétré  du  côté  de  Eulm, 
dans  une  espèce  d'entonnoir,  à  cause  de  son 
ardeur  extraordinaire,  et  que  ceux  que  nous 
avions  battus  la  veille  étaient  tombés  sur  lui  à 
droite,  à  gauche,  en  avant  et  en  arrière  :  qu*on 
l'avait  pris,  avec  plusieurs  autres  généraux,  et 
détruit  son  corps  d'armée.  Deux  jours  avant,  le 
26  août,  pareille  chose  était  arrivée  à  notre 
division,  ainsi  qu'aux  5%  6*  et  11  •  corps  sur  les 
hauteurs  de  Lowenberg.  Nous  devions  écraser 
les  Prussiens  de  ce  côté,  mais  par  un  faux  mou- 
vement du  maréchal  Macdonald,  l'ennemi  nous 
avait  surpris  dans  le  creux  d'un  ravin,  avec  nos 
canons  embourbés,  notre  cavalerie  en  désordre 
et  notre  infanterie  qui  ne  pouvait  plus  tirer  à 
cause  de  la  pluie  battante  ;  on  s'était  défendu  à 
coups  de  baïonnettes  ;  et  le  3«  bataillon  était 
arrivé,  sous  les  charges  de  ces  Prussiens,  Jus- 
que dans  la  rivière  de  la  Katzbach.  Là,  Zébédé 
avait  reçu  d'un  grenadier  deux  coups  de  crosse 
sur  le  front.  Le  courant  lavait  entraîné  pen- 
dant qu'il  tenait  à  bras  le  corps  le  capitaine 
Amould;  et  tous  deux  étaient  perdus,  si  par 
bonheur  le  capitaine ,  dans  la  nuit  noire,  n'a- 
vait pu  saisir  une'  branche  d'arbre  à  Tautre 
bord  et  se  retirer  de  l'eau.  —  n  me  dit  que 
toute  cette  nuit,  malgré  le  sang  qui  lui  sortait 
du  nez  et  des  oreilles,  il  avait  marché  jusqu'au 
village  de  Goldberg,  mourant  de  faim,  de  fa- 
tigue et  de  ses  coups  de  crosse,  et  qu'un  me- 
nuisier avait  eu  pitié  de  lui  :  que  ce  brave 
homme  lui  avait  donné  du  pain,  des  oignons 
et  de  l'eau. — Il  me  raconta  ensuite  que  le  len- 
demain toute  la  division,  suivie  des  autres 
corps,  marchait  par  troupes  à  travers  champs, 
chacim  pour  son  compte,  sans  recevoir  d'or- 
dres, parce  que  les  généraux,  les  maréchaux  et 
tous  les  officiers  montés  s'étaient  sauvés  le  plus 
loin  possible,  dans  la  crainte  d'être  pris.  Il 
m'assura  que  cinquante  hussards  les  auraient 
ramassés  les  uns  après  les  autres ,'  mais  que, 
par  bonheur,  Bllicher  n'avait  p'î  traverser  la 
rivière  débordée,  de  sorte  qu'ils  avaient^  fini 
par  se  rallier  à  Wolda,  où  les  tambours  de  tous 
les  corps  battaient  la  marche  de  leur  régimeut 


HI8T0IRB  DUN  CONSCRIT  DE  1813. 


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aux  quatre  coinB  du  Tillage.  Par  ce  moyen, 
chaque  homme  s^était  démêlé  lui-même  en 
marchant  sur  aon  tambour. 

Le  pluB  heureux,  dans  cette  déroute,  c'est 
qu'un  peu  plus  loin,  i  Buntzlau,  les  officiers 
supérieurs  s'étaient  aussi  retrouvés ,  tout  sur- 
pris d'avoir  encore  des  bataillons  A  con- 
duire 1 

Voilà  ce  que  me  raconta  mon  camarade,  sans 
parler  de  la  défiance  qu'il  fallait  avoir  de  nos 
alliés,qm,  d'un  moment  à  l'autre,  ne  pouvaiem 
manquer  de  nous  tomber  sur  les  reins.  11  me 
dit  que  le  maréchal  Oudinot  et  le  maréchal  Ney 
avaient  aussi  été  battus,  Vun  à  Oross-Beeren  et 
l'autre  à  Dennevritz.  G*était  quelque  chose  de 
bien  triste  ;  car,  dans  ces  retraites,  les  conscrits 
mouraient  d'épuisement,  de  maladie  et  de 
toutes  les  misères.  Les  vieux  d'Espagne  et  les 
anciens  d'Allemagne,  tannés  par  le  mauvais 
temps,  pouvaient  seuls  résister  à  ces  grandes 
£Bitigue8. 

■  Enfin,  me  dit  Zébédé,  nous  avons  tout 
c(mtre  nous  :  le  pays,  les  pluies  continuelles  et 
nos  propres  généraux,  las  de  tout  cela.  Les  uns 
sont  ducs,  princes,  et  s'ennuient  d'être  tou- 
jours dans  la  boue,  au  lieu  de  s'asseoir  dans  de 
boDsCauteuils;  etles  autres, comme  Vandamme, 
veulent  se  dépêcher  de  devenir  maréchal,  en 
faisant  un  grand  coup.  Nous  autres,  pauvres 
diables,  qui  n'avons  rien  à  gagner  que  d'être 
estropiés  pour  le  restant  de  nos  jours,  et  qui 
sommes  les  fils  des  paysans  et  des  ouvriers  qui 
se  sont  battus  pour  abolir  la  noblesse,  il  faut 
que  nous  périssions  pour  en  foire  une  nou*' 
vellet  • 

Je  vis  alors  que  les  plus  pauvres,  les  plus 
malheureux  ne  sont  pas  toujours  les  plus  bêtes, 
et  qu*â  force  de  souffrir,  on  finit  par  voir  la 
triste  vérité.  Mais  je  ne  dis  rien ,  et  je  suppliai 
le  Sdgneur  de  me  donner  la  force  et  le  courage 
de  pouvoir  supporter  les  misères  que  toutes  ces 
fautes  et  ces  injustices  nous  annonçaient  de 
loin.' 

Nous  étions  alors  entre  trois  armées ,  qui 
voulaient  se  réunir  pour  nous  écraser  d'un 
coup  :  celle  du  Nord  commandée  par  Berna- 
dette, celle  de  Silésie  commandée  par  Bllicher, 
et  l'armée  de  Bohême  commandée  par  Schwart- 
zenberg.  On  croyait,  tantôt  que  nous  allions 
passer  TSlbe,  pour  tomber  sur  les  Prussiens  et 
les  Suédois  y  tantôt  que  nous  allions  courir  sur 
les  Autrichiens,  du  côté  des  montagnes,  comme 
nous  avions  fait  cinquante  fois  en  Italie  et  ail- 
leurs. Mais  les  autres  avaient  fini  par  com- 
prendre ce  mouvement,  et  quand  nous  avions 
l'air  u*approcher,  ils  s'en  allaient  plus  loin.  Ils 
80  défiaient  surtout  de  l'Empereur,  qui  ne  pou- 
vait être  à  la  fois  en  Bohême  et  un  Silésie,  et 


cela  faisait  des  marches  et  des  contre-marches 
abominables. 

Tout  ce  que  demandaient  les  soldats,  c'était 
de  se  battre,  car,  à  force  de  marcher  et  de  dor- 
mir dans  la  boile,  à  force  d'être  A  la  demi-ration 
et  rongés  par  la  vermine,  ils  avaient  pris  la  vie 
en  horreur.  Chacun  pensait  :  «  Pourvu  que 
cela  finisse  d'une  façon  ou  d^une  autre...  C'est 
trop  fort...  cela  ne  peut  pas  durer  !  a 

Moi-même,  au  bout  de  quelques  jours,  j'étais 
las  d'une  pareille  existence  ;  je  sentais  que  les 
jambes  m^entraient  jusque  dans  les  côtes,  et  je 
dépérissais  à  vue  d'œil. 

Tous  les  soirs  il  fallait  faire  faction,  à  cause 
d'un  gueux  nommé  Thielmann ,  qui  soulevait 
les  paysans  contre  nous  ;  il  nous  suivait  comme 
notre  ombre,  il  nous  observait  de  village  en 
village,  sur  les  hauteurs,  sur  les  routes,  dans 
le  creux  des  vallons  :  son  armée,  c'étaient  tous 
ceux  qui  nous  en  voulaient  ;  il  avait  toujours 
assez  de  monde. 

C'est  aussi  vers  ce  temps  que  les  Bavarois, 
les  Badois  et  les  Wurtembergeois  se  déclarèrent 
contre  nous ,  de  sorte  que  toute  l'Europe  était 
sur  notre  dos. 

Enfin  nous  eûmes  le  consolation  de  voir  que 
l'armée  se  ramassait  comme  pour  une  grande 
bataille;  au  lieu  de  rencontrer  les  Cosaques  de 
Platow  et  les  partisans  de  Thielmann  aux  envi- 
rons des  villages,  nous  trouvions  des  hussards, 
des  chasseurs,  des  dragons  d'Espagne,  de  Tar- 
tillerie,  des  équipages  de  ponts  en  marche.  La 
pluie  tombait  à  verse  ;  ceux  qui  n'avaient  plus 
la  force  de  se  traîner  s^asseyaient  dans  la  boue 
au  pieid  d'un  arbre  et  s'abandonnaient  à  leur 
malheureux  sort. 

Le  11  octobra,  nous  bivaquions  près  du  vil- 
lage de  Lousig;  le  12,  près  de  Grafenheinichen; 
le  13,  nous  passions  la  Mulda,  et  nous  voyions 
défiler  sur  le  pont  la  vieille  garde  et  La  Tour- 
Maubourg.  On  annonçait  le  passage  de  l'Empe- 
reur, mais  nous  partîmes  avec  la  division  Dom- 
browski  et  le  corps  de  Souham. 

Dans  les  moments  où  la  pluie  cessait  de  tom- 
ber, et  quand  un  rayon  de  soleil  d'automne 
brillait  entre  les  nuages ,  on  voyait  toute  l'ar- 
mée en  marche  :  la  cavalerie  et  l'infanterie 
s'avançaient  de  partout  sur  Leipzig.  De  l'autre 
côté  de  la  Mulda  brillaient  aussi  les  baïonnettes 
des  Prussiens  ;  mais  on  ne  découvrait  pas  en- 
core les  Autrichiens  ni  les  Russes;  ils  arri- 
vent sans  doute  d'ailleurs. 

Jje  14,  notre  bataillon  fut  encoie  :in€  fois 
détaché,  pour  aller  en  reconnaissance  dans  la 
ville  d'Aaken;  l'ennemi  s'y  trouvait*,  il  nous 
reçut  à  coups  de  canon, et  nous  restàmec  \>ute 
la  nuit  dehors,  sans  pouvoir  allumer  «tseul 
feu,  à  cause  de  la  pluie.  Le  lendemam  noua 


AOMANS  NATIONAUX. 


partîmes  de  là,  pour  rejoindre  la  division  à 
marches  forcées.  Je  ne  sais  pas  pourquoi  cha- 
cun disait  : 

•  La  bataille  approche !••«  la  bataille  ap- 
proche!... » 

Le  sergent  Pinto  prétendait  que  l'Empereur 
était  dans  Tair.  — -  Moi,  je  ne  sentais  rien,  mais 
je  voyais  que  nous  marchions  sur  Leipzig,  et 
je  pensais  :  «  Si  nous  avons  une  bataille,  pourvu 
qu'il  ne  t'arrive  pas  d'attraper  un  mauvais  coup 
comme  à  Lutzen,  et  que  tu  puisses  encore  re- 
voir Catherine  !  » 

La  nuit  suivante,  le  temps  s'étant  un  peu 
remis,  des  miUiards  d'étoiles  éclairaient  le  ciel, 
et  nous  allions  toujours.  Le  lendemain,  vers 
dix  heures,  près  d'un  petit  village  dont  je  ne 
me  rappelle  pas  le  nom,  on  venait  de  crier  : 
«  Halte  1  •  pour  respirer,  lorsque  nous  enten- 
dîmes tous  ensemble  comme  un  grand  bour- 
donnement dans  l'air.  Le  colonel,  encore  à 
cheval,  écoutait,  et  le  sergent  Pinto  dit  : 

•  La  bataille  est  commencée.  •• 

Presque  au  même  instant  le  colonel,  levant 
son  épée,  cria  : 

■  En  avant  !  » 

Alors  on  se  mit  i  courir  :  les  saca,  les  gi- 
bernes, les  fusils,  la  boue,  tout  sautait;  on  ne 
Taisait  attention  à  rien.  Une  demi-heure  après, 
nous  aperçûmes  i  quelques  mille  pas  devant 
Le  bataillon  une  queue  de  colonne  qui  n'en 
finissait  plus  :  des  caissons,  des  canons,  de  Tin- 
fanterie,  de  la  cavalerie;  derrière  nous,  sur  la 
route  de  Duben ,  il  en  venait  d'autres,  et  tout 
cela  galopait  1  Même  à  travers  champs,  des  ré- 
giments entiers  arrivaient  au  pas  de  coursot 

Tout  au  bout  de  la  route,  on  voyait  les  deux 
clochers  de  Saint-Nicolas  et  de  Saint-Thomas 
de  Leipzig  dans  le  ciel,  tandis  qu'à  droite  et  à 
gauche,  des  deux  côtés  de  la  ville,  s'élevaient 
de  grands  nuages  de  fumée  où  passaient  des 
éclairs.  Le  bourdonnement  augmentait  tou- 
jours ;  nous  étions  encore  à  plus  d'une  lieue  de 
la  ville  qu'on  était  forcé  de  parler  haut  pour 
s'entendre,  etron  se  regardait  tout  pâles  conune 
pour  dire  : 

•  Voilà  ce  qui  s'appelle  une  bataille!  • 
Le  sergent  Pinto  criait  : 

«  C'est  plus  fort  qa'à  Eylau!  » 

Il  ne  riait  pas,  ni  Zébédé,  ni  moi,  ni  les  au- 
tres; mais  nous  galopions  tout  de  même,  et  les 
officiers  répétaient  sans  cesse:  ^ 

t  En  avant!  en  avant!  • 

Voilà  pourtant  comme  les  hommes  perdent 
la  tête)  l'amour  de  la  patrie  était  bien  en  nous, 
mais  plus  encore  la  fureur  de  nous  battre. 

Sur  les  onze  heures,  nous  découvrîmes  le 
champ  de  bataille,  à  une  lieue  en  avant  de 
Leipzig.  Nous  vovions  aussi  les  clochers  de  la 


ville  couverts  de  monde,  et  les  vieux  remparts 
sur  lesquels  je  m'étais  promené  tant  de  fois  en 
pensant  à  Cathenne.  En  face  de  nous,  à  1,200 
ou  1 ,500  mètres,  étaient  rangés  deux  régiments 
de  lanciers  rouges,  et  un  peu  à  gauche,  deux 
ou  trois  régiments  de  chasseurs  à  cheval,  dans 
les  prairies  de  la  Partha.  C'est  entre  ces  régi- 
ments que  défilaient  les  convois  qui  venaient 
de  Duben.  Plus  loin,  le  long  d'une  petite  côte, 
étaient  échelonnées  les  divisions  Ricard,  Dom- 
brov^rski,  Souham  et  plusieurs  autres.  Elles 
tournaient  le  dos  à  la  ville.  Des  canons  attelés 
et  des  caissons,  —  les  canonniers  et  les  soldats 
du  train  A  cheval,  —  se  tenaient  prêts  à  partir. 
Enfin,  tout  t\  fait  derrière,  sur  la  colline,  au- 
tour d'une  de  ces  vieilles  fermes  à  toiture 
plate  et  larges  hangars,  comme  il  s'en  trouve 
dans  ce  pays,  brillaient  les  uniformes  de  l'état- 
major. 

C'était  l'armée  de  réserve,  commandée  par 
le  maréchal  Ney  ;  son  aile  gauche  communi- 
quait avec  Marmont,  posté  sur  la  route  de  Hall, 
et  son  aile  droite  avec  la  grande  armée,  com- 
mandée par  l'Empereur  en  personne.  De  sorte 
que  nos  troupes  formaient  pour  ainsi  dire  un 
grand  cercle  autour  de  Leipzig,  et  que  les  en- 
nemis, arrivant  de  tous  les  côtés  à  la  fois,  cher- 
chaient à  se  donner  la  main  pour  faire  un 
cercle  encore  plus  grand  autour  de  nous»  et 
nous  enfermer  dans  la  ville  comme  dans  une 
souricière. 

En  attendant,  trois  terribles  batailles  se  li- 
vraient en  même  temps  :  Tune  contre  les  Au- 
trichiens et  les  Russes,  à  Wachau;  l'autre 
contre  les  Prussiens,  à  Mockern,  sur  la  route 
de  Hall,  et  la  troisième  sur  la  route  de  Lutzen, 
pour  défendre  le  pont  de  Lindenau,  attaqué  par 
le  général  fîiulay. 

Ces  choses,  je  ne  les  ai  sues  que  plus  tard  ; 
mais  chacun  doit  raconter  ce  qu'il  a  vu  lui- 
même  :  de  cette  façon,  le  monde  connaîtra  la 
vérité. 


XVIII 


Le  bataillon  commençait  à  descendre  la  col- 
line eu  face  de  Leipzig,  pour  rejoindre  notre 
divisicm,  lorsque  nous  vîmes  un  officier  d'état- 
major  traverser  la  grande  prairie  au-dessous,  et 
venir  de  notre  côté  ventre  à  terre.  En  deux  mi- 
nutes il  fut  prés  de  nous;  le  colonel  Lorain 
courut  à  sa  rencontre,  ils  échangèrent  quelques 
mots,  puis  l'officier  repartit.  Des  centaines 
d'autres  allaient  ainsi  dans  la  plaine  porter  des 
ordres. 


t  Par  file  d  droite,  »  cria  le  colonel,— et  nous 
primes  la  direction  d'un  bois  en  arrière  qui 
longe  la  route  de  Duben  environ  une  demi-lieue . 
C'était  une  forêt  de  hêtres,  mais  il  s'y  trouvait 
aussi  des  bouleaux  et  des  chênes.  Une  fois  sur 
la  lisière,  on  nous  fit  renouveler  Tamorce  de 
nos  fusils,  et  le  bataillon  fut  déployé  dans  le 
bois  en  tirailleurs.  Nous  étions  échelonnés  à 
vingt-cinq  pas  Tun  de  l'autre,  et  nous  avancions 
ec  ouvrant  les  yeux,  comme  on  peut  s*unagi- 
ner.  Le  sergent  Pinto  disait  à  chaque  minute  : 

I  Mettez-vous  à  couvert!  > 

Mais  il  n*avait  pas  besoin  de  tant  nous  pré- 
venir; chacun  dressait  Foreille  et  se  dépêchait 
d'attraper  un  gros  arbre  pour  regarder  à  son  aise 
avant  d'aller  plus  loin. —  A  quoi  pourtant  des 
gens  paisibles  peuvent  être  exposés  dans  la  vie  1 

Enfin  nous  marchions  ainsi  depuis  dix  mi« 
nutes,  et,  comme  on  ne  voyait  rien,  cela  com- 
mençait à  nous  rendre  de  la  confiance,  lors- 
qu'un  coup  de  feu  part....  puis  encore  un,  puis 
deux,  trois,  six,  de  tous  les  côtés,  le  long  de 
notre  ligne,  et  dans  le  même  instant  je  vois 
mon  camarade  de  gauche  qui  tombe  en  cher* 
chant  à  se  retenir  contre  un  arbre.  Gela  me  ré- 
veQle....  Je  regarde  de  l'autre  côté,  et  qu'est-ce 
que  je  découvre  à  cinquante  ou  soixante  pas? 
un  vieux  soldat  prussien, — avec  sou  petit  cha- 
peau à  chaînette,  le  coude  replié,  ses  grosses 
moustaches  rousses  penchées  sur  la  batterie  de 
son  fusil,  —  qui  m'ajuste  en  clignant  de  Tmii. 
Je  me  baisse  comme  le  vent  A  la  même  se- 
conde j'entends  la  détonation,  et  quelque  chose 
craque  sur  ma  tête;  j'avais  mon  fourniment,  la 
brosse,  le  peigne  et  le  mouchoir  dans  mon 
shako  :  la  balle  de  ce  gueux  avait  tout  cassé.  Je 
me  sentais  tout  froid. 

>  Tu  viens  d'en  échapper  d'une  belle  !  »  me 
cria  le  sergent  en  se  mettant  à  courir;  et  moi 
qui  ne  voulais  pas  rester  seul  dans  un  pareil 
endroit,  je  le  suivis  bien  vite. 

Le  lieutenant  BretonviUe,  son  sabre  sous  le 
bras,  TépèXslX  :      ^ 

fl  En  avant,  en  avant!...» 

Plus  loin,  sur  la  droite,  on  tirait  toujours. 

Mais  voilà  que  nous  arrivons  au  bord  d'une 
dairiére  où  se  trouvaient  cinq  ou  six  gros 
troncs  de  chênes  abattus,  une  petite  mare  pleine 
de  hautes  herbes,  et  pas  un  seul  arbre  pour 
nous  couvrir.  Malgré  cela,  plusieurs  s'avan- 
çaient hardiment,  quand  le  sergent  nous  dit: 

«  HaUel...  les  Prussiens  sont  bien  sûr  en 
embuscade  aux  environs;  ouvrons  Tœil.  * 

II  avait  à  peine  dit  cela,  qu'une  dixaine  de 
ballep  sifflaient  dans  les  branches  et  que  les 
coups^ retentissaient;  en  même  temps  un  tas 
de  Prtisslenfl  allongeaient  les  jambes  et  en- 
traient plus  loin  dans  le  fourré. 


>  Les  voilà  partis;  en  route  1  »  dit  Pinto. 

Mais  le  coup  de  fusil  de  mon  shako  m'avait 
rendu  bien  attentif,  je  voyais  en  quelque  sorte 
à  travers  les  arbres;  et  conmie  le  sergent  vou- 
lait traverser  la  clairière,  je  le  retins  par  le  bras 
en  Im  montrant  le  bout  d*un  fusil  qui  dépassait 
une  grosse  broussaille,  de  l'autre  côté  de  la 
mare,  à  cent  pas  devant  nous. 

Les  camarades,  s'étant  approchés,  le  virent 
aussi  ;  c'est  pourquoi  le  sergent  dit  à  voix  basse  : 

c  Toi,  Bertha,  reste  ici....  ne  le  perds  pas  de 
vue. ...  Nous  autres,  nous  allons  tourner  la  po- 
sition. > 

Aussitôt  ils  s'éloignèrent  à  droite  et  à  gauche, 
et  moi,  la  crosse  à  Tépaule,  derrière  mon  arbre, 
j  attendis  comme  un  chasseur  à  l'affût.  Au  bout 
de  deux  ou  trois  minutes,  le  Prussien,  qui  n'en- 
tendait plus  rien,  se  leva  doucement;  il  était 
tout  jeune,  avec  die  petites  moustaches  blondes 
et  une  haute  taille  mince  bien  serrée.  J'aurais 
pu  l'abattre  pour  sûr;  mais  cela  me  fit  une  telle 
impression  de  tuer  cet  homme  ainsi  découvert, 
que  j'en  tremblais.  Tout  à  coup  il  m'aperçut  et 
sauta  de  côté;  alors  je  lâchai  mon  coup,  et  je 
respirai  de  bon  cœur  en  voyant  qu'il  se  sauvait 
à  travers  le  taillis  comme  un  cerf. 

En  même  temps,  cinq  ou  six  coups  de  fusil 
partirent  à  droite  et  à  gauche  ;  le  sergent  Pinto, 
Zébédé,  Klipfel  et  les  autres  passèrent  d'un 
trait,  et  cent  pas  plus  loin,  nous  trouvâmes  ce 
jeune  Prussien  par  terre,  la  bouche  pleine  de 
sang.  Il  nous  regardait  tout  ef&ayé,  en  levant 
le  bras  comme  pour  parer  les  coups  de  baïon- 
nette. Le  sergent  lui  dit  d'un  air  joyeux  * 

1  Va,  ne  crains  rien,  tu  as  ton  compte  !  ■ 

Personne  n'avait  envie  de  l'achever;  seule- 
ment Klipfel  prit  une  belle  pipe  qui  sortait  de 
sa  poche  de  derrière,  en  disant  : 

fl  Depuis  longtemps  je  voulais  avoir  une  pipe, 
en  voilà  pourtant  une! 

-«Fusilier  Klipfel,  s'écria  Pinto  vraiment  in- 
digné, voulex-vous  bien  remettre  cette  pipe  I 
C'est  bon  pour  les  Cosaques  de  dépouiller  les 
blessés!  Le  soldat  français  ne  connaît  que 
l'honneur!  » 

Klipfel  jeta  la  pipe,  et  finalement  nous  re- 
partîmes de  là  sans  tourner  la  tête.  Nous  arri- 
vâmes au  bout  de  cette  petite  forêt,  qui  s'arrê- 
tait aux  trois  quarts  de  la  côte  ;  des  broussailles 
assex  touffues  s'étendaient  encore  à  deux  cents 
pas  jusqu'au  haut.  Les  Prussiens  que  nous 
avions  poursuivis  se  trouvaient  cachés  là- 
dedans.  On  les  voyait  se  relever  de  tous  les 
côtés  pour  tirer  sur  nous,  puis  aussitôt  après 
ils  se  baissaient. 

Nous  aurions  bien  pu  rester  là  tranquille- 
ment ;  puisque  nous  avions  l'ordre  d'occuper  > 
I  boÎB,  ces  broussailles  ne  nous  regardaient  pas; 


ROMANS  NATIONAUX. 


I^tN 


i*  le»  bruv-iia.  (Pige  16.) 


derrière  les  arbres  oïl  noue  ëtloDi,  les  coups  de 
fusil  des  Prussiens  ne  nous  auraient  pas  fait  de 
mal.  Nous  entendions  de  l'autre  cAté  de  la  câte 
une  bataille  terrible,  les  coupa  de  canon  se  sui- 
vaient &  la  file  et  tonnaient  quelquefois  en- 
semble comme  un  orage;  c'était  une  raison  de 
plus  pour  rester.  Hais  nos  oCBciers,  s'ètant  réu- 
nis, décidèrent  que  les  broussailles  faisaient 
partie  de  la  forât  et  qu'il  fallait  chasser  les 
Prussiens  jusque  sur  la  côte.  Cela  fut  cause  que 
bien  des  gens  perdirent  la  vie  en  cet  endroit. 

Nous  teçâmes  doue  l'ordre  de  chasser  les  ti- 
railleurs ennemis,  et  comme  ils  tiraient  à  me- 
sure que  nous  approchions,  et  qu'ils  se  cachaient 
ensuite ,  tout  le  monde  se  mit  à  courir  sur  eui 
pour  les  empêcher  de  recharger.  Nos  offlciers 
couraient  aussi,  pleins  d'ardeur.  Nous  pensions 


qu'au  haut  de  la  colline  les  broussailles  fini- 
raient, et  qu'alors  nous  ftisillerions  les  Prus- 
siens par  douzaines.  Mais  dans  le  moment  où 
nous  arrivions  en  haut  tout  easoufllëa,  voitù 
que  le  vieux  Pinto  s'écrie  : 

(  Les  hussards  1  • 

Je  lève  la  tête,  et  je  vois  des  colbacks  qui 
montent  et  qui  grandissent  derrière  cette  es- 
pèce de  dos  d'iue  :  ils  arrivaient  sur  nous 
comme  le  vent.  A  peine  avais-je  vu  cela,  quo 
sans  réfléchir  je  me  retourne  et  je  commença 
à  redescendre,  en  faisant  des  bonds  de  quinze 
pieds,  malgré  la  fatigue,  malgré  moA  aac  et 
malgré  tout.  Je  voyais  devant  moi  le  sergent 
Pinto,  Zébédé  et  les  autres,  qui  se  dépéchaient 
et  qui  sautaient  en  allongeant  les  jambes  tant 
qu'ils  pouvaient.  Derrière,  les  hussards  en 


HISTOIRB  D"UN  CONSCRIT  DE  1813. 


Oui  11  mure  luceuau  m  iBortt  1  U  ma.  iP*(a  U.) 


masse  bisaient  un  tel  bruit,  que  cela  toub 
donnait  la  chair  de  poule  ;  les  officiers  com- 
mandaient en  allemaDd,  les  chevaux  souf- 
flaient, les  fourreaux  de  sabre  sonnaient  contre 
les  bottes,  et  la  terre  tremblait! 

J'avùs  pria  le  chemin  le  plus  court  pour  ai-- 
rircr  au  bois  ;  je  croyais  presque  y  être,  quand, 
tout  près  de  la  lisière,  je  rencontre  un  de  ces 
grands  fossés  où  les  paysans  vont  chercher  de 
1&  terre  glaise  pour  bâtir.  Il  avfût  plus  de  vingt 
pieda  de  large  et  quarante  ou  cinquante  de 
long;  la  pluie  qui  tombait  depuis  quelques 
joun  en  lendait  les  bords  très-glissanta  ;  TOais 
comme  j'entendais  les  chevaux  soufQer  Ai  plus 
a  plus,  et  que  les  cheveux  m'en  dressaient 
•or  la  nuque,  sans  faire  attention  à  rien,  je 
prends  un  élan  et  je  tombe  dans  ce  trou  sur  les 


reins,  la  giberne  et  la  capote  retroussées  jus- 
que par-dessus  la  tête  ;  un  autre  fusilier  de  ma 
compagnie  était  déjà  là  qui  se  relevait;  il  avait 
aussi  voulu  sauter.  Dans  la  même  seconde, 
deux  hussards  lancés  à  fond  de  train,  glissaient 
le  long  de  cette  pente  grasse  sur  la  croupe  de 
leurs  chevaux.  Le  premier  de  ces  hussards,  la 
figure  toute  rouge,  allongea  d'abord  un  coup 
de  sabre  sur  l'oreille  de  mon  pauvre  camarade, 
en  jurant  comme  un  possédé  ;  et  comme  11  re- 
levait le  bras  pour  l'achever,  je  lut  enfonçai 
ma  baïonnette  dans  le  côté  de  toutes  mes  for- 
ces. Mais  en  même  temps,  l'autre  hussard  me 
donnait  sur  l'épaule  un  coup  qui  m'aurait 
fendu  en  deux  sans  l'épaulette  ;  il  allait  me 
percer,  si  par  bonheur  un  coup  de  fusil  d'en 
haut  ne  lui  avait  cassé  la  têle.  Je  regardai,'*  et 


11 


J» 


ROMANS   NATIONAUX. 


je  vis  un  de  nos  soldats  enfoncé  dans  la  terre 
glaise  jusqu*à  mi-jambes.  Il  avait  entendu  les 
hennissements  des  chevaux  et  les  jurements 
des  hussards,  et  s'était  avancé  jusqu^au  bord 
du  trou  pour  voir  ce  qui  se  passait. 

«  Eh  bien  I  camarade,  me  dit-il  en  riant,  il 
était  temps  I  » 

Je  n^avais  pas  la  force  de  lui  répondre  ;  je 
tremblais  comme  une  feuille.  Il  ôta  sa  baïon- 
nette, et  me  tendit  le  bout  de  son  fusil  pour 
m'aider  à  remonter.  Alors  je  pris  la  main  de 
ce  soldat,  et  je  lui  dis  : 

t  Vous  m'avez  sauvé l...  Gomment  vous  ap- 
pelez-vous? » 

Il  me  dit  que  son  nom  était  Jean-Pierre  Vin- 
cent. J'ai  souvent  pensé  depuis  que,  s'il  m'ar- 
rivait  de  rencontrer  cet  homme,  je  serais  heu- 
reux de  lui  rendre  service  ;  mais  le  surlende- 
main eut  lieu  la  seconde  bataille  de  Leipzig, 
ensuite  la  retraite  de  Hanau,  et  je  ne  l'ai  jamais 
revu. 

Le  sergent  Pinto  et  Zébédé  vinrent  un  ins- 
tant plus  tard.  Zébédé  me  dit  : 

•  Nous  avons  encore  eu  de  la  chance  cette 
fois,  nous  deux,  Joseph  ;  nous  sommes  les  der- 
niers Phalsbourgeois  au  bataillon  à  cette 
heure...  Klipfel  vient  d'être  haché  par  les  hua* 
sards  I 

— Tu  Tas  vu?  lui  dis-je  tout  pâle. 

—Oui,  il  a  reçu  plus  de  vingt  coups  de  sabre  ; 
il  criait  :  «  Zébédé  I  Zébédé  I  • 

Un  instant  après,  il  ajouta  : 

«  G^est  terrible  tout  de  même  d'entendre  ap- 
peler au  secours  un  vieux  camarade  d'enfance 
sans  pouvoir  Taider...  Mais  ils  étaient  trop*.. 
ilsPentouraient!  » 

Gela  nous  rendit  tristes,  et  les  idées  du  pays 
nous  revinrent  encore  une  fois.  Je  me  figurais 
la  grand'mére  Klipfel,  lorsqu'elle  apprendrait 
la  nouvelle,  et  cette  pensée  me  fit  aussi  songer 
à  Catherine  1 

Depuis  la  charge  des  hussards  jusqu^à  la 
ûuit,  le  bataillon  resta  dans  la  même  position, 
à  tirailler  contre  les  Prussiens.  Nous  les  empê- 
chions d'occuper  le  bois  ;  mais  ils  nous  empé* 
chaientde  monter  sur  la  côte.  Nous  avons  su  le 
lendemain  pourquoi.  Cette  côte  domine  tout  le 
cours  de  la  Partha,  et  la  grande  canonnade  que 
nous  entendions  venait  de  la  division  Dom- 
browski,  qui  attaquait  Taile  gauche  de  Tarmée 
prussienne,  et  qui  voulait  porter  secours  au 
général  Marmont  à  Mockern  :  là,  vingt  mille 
Français,  postés  sur  un  ravin,  arrêtaient  les 
quatre-vingt  mille  hommes  de  Blûcher  ;  et  du 
côté  de  Wachau,  cent  quinze  mille  Français 
livraient  bataille  à  deux  cent  mille  Autrichiens 
et  Russes  ;  plus  de  quinze  cents  pièces  de  ca- 
non  tonnaient.  Notre  pauvre  petite  fusillade  sur 


la  côte  de  Witterich  était  comme  le  bourdon- 
nement d'une  abeille  au  milieu  de  l'orage.  Et 
même  quelquefois  nous  cessions  de  tirer  de 
part  et  d'autre  pour  écouter...  Gela  me  parais* 
sait  quelque  chose  d'épouvantable  et  pour 
ainsi  dire  de  surnaturel  ;  Tair  était  plein  de 
fumée  de  poudre^  la  terre  tremblait  sous  nos 
pieds;  les  vieux  soldats  comme  Pinto  disaient 
qu'ils  n'avaient  jamais  rien  entendu  de  pareil. 

Vers  six  heures,  un  officier  d'état-major  re- 
monta sur  notre  gauche,  porter  un  ordre  au 
colonel  Lorain,  et  presque  aussitôt  on  sonna 
la  retraite.  Le  bataillon  avait  perdu  soixante 
hommes,  par  la  charge  des  hussards  prussiens 
et  la  fusillade. 

Il  faisait  nuit  lorsque  nous  sortîmes  de  la 
forêt,  et,  sur  le  bord  de  la  Partha,  — parmi  les 
caissons,  les  convois  de  toute  sorte,  les  corps 
d'armée  en  retraite,  les  détachements,  les  vol-  . 
tures  de  blessés  qui  défilaient  sur  deux  pouts, 
—  il  nous  fallut  attendre  plus  de  deux  heures 
pour  arriver  à  notre  tour.  Le  ciel  était  sombre, 
la  canonnade  grondait  encore  de  loin  en  loin  ; 
mais  les  trois  batailles  étaient  finies.  On  enten- 
dait bien  dire  que  nous  avions  battu  les  Autri- 
chiens et  les  Russes  à  Wachau,  de  l'autre  côté 
de  Leipzig;  mais  ceux  qui  revenaient  de  Moc- 
kern étaient  sombres,  personne  ne  criait  :  Vive 
F  Empereur  I  comme  après  une  victoire. 

Une  fois  sur  l'autre  rive,  le  bataillon  des- 
cendit la  Partha  d'une  bonne  demi-lieue,  jus- 
qu'au village  de  Schœnfeld  ;  la  nuit  était  hu- 
mide^ nous  marchions  d'un  pas  lourd,  le  fusil 
sur  l'épaule,  les  yeux  fermés  par  le  sonmieil 
et  la  tête  penchée. 

Iierrière  nous,  le  grand  défilé  des  canons, 
des  caissons,  des  bagages  et  des  troupes  en  re- 
traite  de  Mockern  prolongeait  son  roulement 
sourd;  et,  par  instants,  les  cris  des  soldats  du 
train  et  des  conducteurs  d'artillerie,  pour  se 
faire  place,  s'élevaient  au-dessus  du  tumulte. 
Mais  ces  bruits  s'afiaiblissaient  insensiblement 
et  nous  arrivâmes  enfin  près  d'un  cimetière,  où 
Ton  nous  fit  rompre  les  rangs  et  mettre  les  fu- 
sils en  faisceaux. 

Alors  seulement  je  relevai  la  tête  et  je  re- 
connus Schœnfeld  au  clair  de  lune.  Combien 
de  fois  j'étais  venu  manger  là  de  bonnes  fri- 
tures et  boire  du  vin  blanc  avec  Zimmer,  au 
petit  bouchon  de  la  Gerberd*Or,  sous  la  treille 
du  père  Winter,  quand  le  soleil  chauffait  l'air 
et  que  la  verdure  brillait  autour  de  nousl..^ 
Ces  temps  étaient  passés  1 

On  plaça  les  sentinelles;  quelques  hommes 
entrèrent  au  village  chercher  du  bois  et  des 
vivres.  Je  m'assis  contre  le  mur  du  cimetière 
et  je  m'endormis.  Vers  trois  heures  du  matin, 
je  fus  éveillé. 


HISTOIRE  D*UN  CONSCRIT  DB  1813. 


83 


•  Joseph,  me  diisait  'Zébédé,  viens  donc  te 
chauffer;  si  tu  restas  ii,  tu  risques  d'attraper 
les  fièvres.  > 

Je  me  levai  comme  ivre  de  fatigue  et  de 
souffrance.  Une  petite  pluie  fine  tremblotait 
dans  Tair.  Mon  camarade  m*entralna  près  du 
feu^  qui  fumait  sous  la  pluie.  Ce  feu  n^était  que 
pour  la  vue,  il  ne  donnait  point  de  chaleur; 
mais  Zébédé  m*ayant  fait  boire  une  goutte 
d*eau-de-vie,  je  me  sentis  un  peu  moins  froid, 
et  je  regardai  les  feuz  de  bivacqui  brillaient 
de  l'autre  côtô  delaPartha, 

•  Les  Prussiens  se  chauffent,  me  dit  Zébédé; 
ils  sont  maintenant  dans  notre  bois. 

—Oui,  lui  répondis'je,  et  le  pauvre  Klipfel 
est  aussi  là-bas  ;  il  n'a  plus  froid,  lui  I  • 

Je  claquais  des  dents.  Ces  paroles  nous  ren- 
dirent tristes.  Quelques  instants  après,  Zébédé 
me  demanda  : 

t  Te  rappelles-tu,  Joseph ,  le  ruban  noir 
qu'il  avait  à  son  diapeau  le  jour  de  la  cons- 
cription ?  n  criait  :  —  «  Nous  sommes  tous 
condanmés  à  mort  comme  ceux  de  la  Russie... 
Je  veux  un  ruban  noir...  Il  faut  porter  notre 
deuil!  •  Et  son  petit  frère  disait:  «  Non,  Jacob, 
je  ne  veux  pas  !  >  Il  pleurait  ;  mais  Klipfel  mit 
tout  de  même  le  ruban  :  il  avait  vu  les  hussards 
dans  un  rêve  !  • 

  mesureque  Zébédé  parlait,  je  me  rappelais 
ces  choses,  et  je  voyais  aussi  ce  gueux  de  Pi- 
Dacle,  sur  la  place  derHôtel-de-Ville,  qui  me 
criait,  en  agitant  un  ruban  noir  au-dessus  de 
^  tête  :  —  t  Hé  !  boiteux,  il  te  faut  un  beau 
ruban,  à  toi.. .  le  ruban  de  ceux  qui  gagnent... 
Arrive!  » 

Cette  idée,  avec  le  froid  terrible  qui  m'entrait 
jusque  dans  la  moelle,  me  faisait  frémir ,  je 
pensais  :  «  Tu  n^en  reviendras  pas...  Pinacle 
avait  raison...  C^est  fini!  •  Je  songeais  à  Ca- 
therine, à  la  tante  Grédel,  au  bon  M.  Goulden, 
et  je  maudissais  ceux  qui  m'avaient  forcé  de 
venir  là. 

Sur  les  quatre  heures  du  matin,  comme  le 
jour  commençait  à  blanchir  le  ciel,  quelques 
voitures  de  vivres  arrivèrent;  on  nous  fit  la 
diâtribution  du  pain,  et  nous  reçûmes  aussi  de 
l'eau-de-vie  et  de  la  viande. 

La  pluie  avait  cessé.  Nousftmes  la  soupe  en 
cet  endroit;  mais  rien  ne  pouvait  me  réchauf- 
fer, c'est  là  que  j'attrapai  les  fièvres.  J'avais 
froîd  à  l'intérieur  et  mon  corps  brûlait.  Je  n^é- 
tais  pas  Ir  seul  au  bataillon  dans  cet  état,  les 
trois  quarts  souffraient  et  dépérissaient  aussi  ; 
depuis  un  mois,  ceux  qui  ne  pouvai^it  plus 
marcher  s'étendaient  par  terre  en  pleurant,  et 
appelaient  leur  mère  comme  de  petits  enfants. 
Gela.vous  déchirat  le  cœur.  La  faim,  les  mar- 
ches forcées,  la  pluie  et  le  chagrin  de  savoir 


qu'on  ne  reverra  plus  son  pays,  ni  ceux  qu'on 
aime,  vous  causaient  cette  maladie.  Heurcuse- 
mentf  les  parents  ne  voient  pas  leurs  enfants 
périr  le  long  des  routes;  s'ils  les  voyaient,  ce 
serait  trop  terrible  :  bien  des  gens  croiraient 
qu'il  n'y  a  de  miséricorde  ni  sur  la  terre  ni  dans 
le  ciel. 

A  mesure  que  le  jour  montait,  nous  décou- 
vrions &  gauche,— de  Taulre  côté  de  la  rivière 
et  d'un  grand  ravin  rempli  de  saules  et  de 
trembles,— les  villages  brûlés,  les  tas  de  morts, 
les  caissons  et  les  canons  renversés,  et  la  terre 
ravagée  aussi  loin  que  pouvait  s'étendre  la  vue, 
sur  les  routes  de  Hall,  de  lindenthal  et  de  Do- 
litzch  :  c'était  pire  qu'à  Lutzen.  Nous  voyions 
aussi  les  Prussiens  se  déployer  dans  cette  di- 
rection et  s'avancer  par  milliers  sur  le  champ 
de  bataille.  Ds  allaient  donner  la  main  aux 
Autrichiens  et  aux  Russes,  et  fermer  le  grand 
cercle  autour  de  nous;  personne  maintenant  ne 
pouvait  les  en  empêcher,  d^autant  plus  que 
Bemadotte  et  la  général  russe  Beningsen , 
restés  en  arrière,  arrivaient  avec  cetit  vingt 
mille  hommes  de  troupes  fraîches.  Ainsi,  notre 
armée,  après  avoir  livré  trois  batailles  en  un 
seul  jour,  et  réduite  i  cent  trente  mille  com- 
battants, allait  être  prise  dans  un  cercle  de 
trois  cent  mille  baïonnettes,  sans  compter  cin- 
quante mille  chevaux  et  douxe  cents  canons  1 

De  Schœnfeld,  le  bataillon  se  remit  en  marche 
pour  rejoindre  la  division  à  Eohlgarten.  Sur 
toute  la  route,  on  voyait  s'écouler  lentement 
les  convois  dé  blessés;  toutes  les  charrettes 
du  pays  avaient  été  mises  en  réquisition  pour 
ce  service,  et,  dans  les  intervalles,  marchaient 
encore  des  centaines  de  malheureux,  le  bras 
en  écharpe,  la  figure  bandée,  pâles,  abattus,  à 
demi  morts.  Tout  ce  qui  pouvait  se  traîner  ne 
montait  pas  en  charrette  et  tâchait  pourtant  de 
gagner  un  hôpital. 

Nous  avions  mille  peines  à  traverser  cet  en- 
combrement  lorsque  tout  à  coup,  en  appro- 
chant deEohlgarten,  une  vingtaine  de  hussards, 
arrivant  ventre  à  terre  etle  pistolet  levé,  firent 
rebrousser  la  foule  à  droite  et  à  gauche  dans 
les  champs.  Ds  criaient  d'une  v<hx  éclatante  : 

«  U Empereur!  PEmpereurl  • 

AnssitM  le  bataillon  se  rangea,  présentant 
les  armes,  au  bas  de  la  chaussée,  et,  quelques 
secondes  après,  les  grenadiers  à  cheval  de  la 
garde,— de  véritables  géants,  avec  leurs  gran- 
des bottes,  et  leurs  immenses  bonnets  â  poil 
qui  descendaient  jusqu'aux  épaules,  ne  laissant 
voir  que  le  nez,  les  yeux  et  les  moustaches,  — 
passèrent  au  galop,  la  poignée  du  sabre  serrés 
sur  la  hanche.  Chacun  était  content  de  se  dire  : 
«  Ceux-là  sont  avec  nous...  ce  sont  de  rudes 
gaillards  t  ■ 


A  peine  aTaieni-ils  défilé,  que  Tétat-major 
parut.  ••  Figureas-YOUB  cent  ciquante  à  deux 
ceute  généraux  y  maréchaux,  officiers  supé- 
rieurs ou  d'ordonnance, — montés  sur  de  véri- 
tables cerfs,  et  tellement  couverts  de  brode- 
ries d^or,  gu^on  voyait  à  peine  la  couleur 
de  leurs  uniformes;  —  les  uns  grands  et 
maigres,  la  mine  hautaine  ;  les  autres  courts, 
trapus,  la  face  rouge  ;  d'autres,  plus  jeunes, 
tout  droits  sur  leurs  chevaux  comme  des  sta- 
tues, avec  des  yeux  luisants  et  de  grands  nez  en 
bec  d'aigle  :  c'était  quelque  chose  de  magni- 
fique et  de  terrible  1 

Mais  ce  qui  me  frappa  le  plus,  au  milieu  de 
tous  ces  capitaines  qui  faisaient  trembler  l'Eu- 
rope depuis  vingt  ans,  c'est  Napoléon  avec  son 
vieux  chapeau  et  sa  redingoto  grise;  je  le  vois 
encore  passer  devant  mes  yeux,  son  large  men- 
ton serré  et  le  cou  dans  les  épaules.  Tout  le 
monde  criait  :  t  Vive  l'Empereur  !  •  —  Mais  il 
n'entendait  rien. . .  il  ne  faisait  pas  plus  atten- 
tion à  nous  qu'à  la  petite  pluie  fine  qui  trem- 
blotait dans  Tair. .  •  et  regardait,  les  sourcils 
froncés,  l'armée  prussienne  s'étendre  le  long 
de  la  Partha,  pour  donner  la  main  aux  Autri- 
chiens. Tel  je  l'ai  vu  ce  jour-là,  tel  il  m'est 
resté  dans  l'esprit. 

Le  bataillon  s'était  remis  en  marche  depuis 
un  quart  d'heure,  quand  Zébédé  me  dit  :  • 

«  Est-ce  que  tu  Tas  vu,  Joseph  ? 

— Oui,  lui  répondis-je,  je  l'ai  bien  vu,  et  je 
m^en  souviendrai  toute  ma  vie. 

—C'est  drôle,  fit  mon  camarade,  on  dirait 
qu'il  n'est  pas  content..»  A  Wurtschen,  le  len- 
demain de  la  bataille,  il  paraissait  si  joyeux  en 
nous  entondant  crier  :  «  Viœ  F  Empereur  /  »  et 
les  généraux  avaient  aussi  des  figures  riantes  1 
Aujourd'hui,  tous  font  des  mines  du  diable. .  • 
Le  capitaine  disait  pourtant,  ce  matin,  que  nous 
avons  remporté  la  victoire  de  l'autre  côté  de 
Leipzig.  » 

Bien  d'autres  pensaient  la  même  chose  sans 
nen  dire,  l'inquiétude  vous  gagnait. . . 

Nous  trouvâmes  le  régiment  au  bivac,  à  deux 
portées  de  fusil  de  Kohlgarton.  Le  bataillon 
prit  sa  position  à  droite  de  la  routo,  sur  une 
colline. 

Dans  toutes  les  directions ,  on  voyait  les 
feux  innombrables  des  armées  dérouler  leur 
fumée  dans  le  ciel.  Il  tombait  toujours  de  la 
bruine,  et  les  hommes  assis  sur  leurs  sacs  en 
face  des  petits  feux,  les  bras  croisés,  semblaient 
tout  rêveurs.  Les  officiera  se  réunissaient  entre 
eux*  On  entendait  répéter  de  tous  les  côtés 
qu'on  n'avait  jamais  vu  de  guerre  pareille.lt 
que  c'était  une  guerre  d'extermination «.•  que 
cela  ne  faisait  rien  à  l'ennemi  d'étie  battu,  et 
qu'il  voulait  seulement  nous  tuer  du  moude. 


sachant  bien  qu'à  la  fin  il  lui  resterait  quatre 
ou  cinq  fois  plus  d'hommes  qu'à  nous,  et  qu'il 
serait  le  maltra 

On  disait  aussi  que  l'Empereur  avait  gagné 
la  bataille  à  Wachau,  contre  les  Autrichiens  et 
les  Russes  ;  mais  que  cela  ne  servait  à  rien, 
puisque  les  autres  ne  s'en  allaient  pab  et  qu'ils 
attendaient  des  masses  de  renforts.  Du  côté  de 
Mockern,  on  savait  que  nous  avions  perdu, 
malgré  la  belle  défense  de  Marmont  :  l'ennemi 
nous  avait  écrasés  sous  le  nombre.  Nous  n'a- 
vions eu  qu'un  seul  véritable  avantage  en  ce 
jour,  c'était  d'avoir  conservé  notre  point  de 
retraite  sur  Erfurt  ;  car  Oiulay  n'avait  pu  s'em- 
parer des  ponts  de  l'Eister  et  de  la  Pleisse. 
Toute  l'armée,  depuis  le  simple  soldât  jusqu'au 
maréchal,  pensait  qu'il  fallait  battre  en  retraite 
le  plus  tôt  possible,  et  que  notre  position  était 
très-mauvaise;  malheureusement  l'Empereur 
pensait  le  contraire  :  il  fallait  rester  I 

Tout  ce  jour  du  1 7,  nous  demeurâmes  en 
position  sans  tirer  un  coup  de  fusil. — ^Quelques- 
uns  parlaient  de  l'arrivée  du  général  Reynier 
avec  seize  mille  Saxons;  mais  la  défection  des 
Bavarois  nous  avait  appris  quelle  confiance  on 
pouvait  avoir  dans  nos  alliés. 

Vers  le  soir,  on  annonça  que  Ton  commen- 
çait à  découvrir  l'armée  du  Nord  sur  le  plateau 
de  Breitenfeld  :  c'étaientsoixante  mille  hommes 
de  plus  pour  l'ennemi.  Je  crois  entendre  en- 
tore  les  malédictions  qui  s'élevaient  contre 
Bernadette,  les  cris  d'indignation  de  tous  ceux 
qui  l'avaient  connu  simple  officier  du  temps  de 
la  République,  et  qui  disaient  :  «  Il  nous  doit 
tout.  • .  Nous  l'avons  fait  roi  de  notre  propre 
sang. . .  et  maintenant  il  vient  nous  donner  le 
coup  de  grâcel  • 

La  nuit,  il  se  fit  un  mouvement  général  en 
arriére  ;  notre  armée  se  resserra  de  plus  en  plus 
autour  de  Leipzig,  ensuite  tout  redevint  calme. 
Mais  cela  ne  vous  empêchait  pas  de  réfléchir; 
au  contraire,  chacun  peusait  dans  le  silence  : 

«  Que  va-t-il  arriver  demain?  Est-ce  qu'à 
cette  même  heure  je  verrai  la  lune  monter 
entre  les  nuages,  comme  je  la  vois?  Est-ce  que 
les  étoiles  brilleront  encore  pour  mes  yeux?  • 

Et  quand  on  regardait,  dans  la  nuit  sombre, 
ce  grand  cercle  de  feu  qui  nous  entourait  sur 
une  étendue  de  près  de  six  lieues,  on  s'écriait 
en  soi-même  : 

«Maintenant  tout  l'univers  est  contre  nous... 
tous  les  peuples  demandent  notre  extermina- 
tion. . .  ils  ne  veulent  plus  de  notre  gloire!  » 

On  songeait  ensuite  qu'on  avait  pourtant 
l'honneur  d'être  Français,  et  qu'il  fallait  vain- 
cre ou  mourir. 


ZIX 


(Test  au  milieu  de  ces  pensées  que  le  jour 
amya.  Rien  ne  bougeait  encore,  et  Zébédé 
médit: 

«  Quelle  chance,  si  Tennemi  n'avait  pas  le 
courage  de  nous  attaquer  1  * 

Les  officiers  causaient  entre  eux  d'un  armis- 
tice. Mais  tout  à  coup,  vers  neuf  heures,  nos 
coureurs  rentrèrent  à  bride  abattue,  criant  que 
l'ennemi  s*ébranlait  sur  toute  la  ligne,  et  pres- 
que aussitôt  le  canon  gronda  sur  notre  droite, 
le  long  de  TElster.  Nous  étions  déjà  sous  les 
armes,  et  nous  marchions  à  travers  champs, 
du  côté  de  la  Partha,  pour  retourner  à  Schœn- 
feld.  Voilà  le  commencement  de  la  bataille. 

Sur  les  collines,  en  avant  de  la  rivière,  deux 
ou  trois  divisions,  leurs  batteries  dans  les  in- 
tervalles et  la  cavalerie  sur  les  flancs,  atten- 
daient l'ennemi;  plus  loin,  par-dessus  les 
pointes  des  baïonnettes,  nous  voyions  les  Prus- 
siens, les  Suédois  et  les  Russes  s'avancer  en 
masses  profondes  de  tous  les  côtés  :  cela  n'en 
finissait  plus. 

Vingt  minutes  après,  nous  arrivions  en 
ligne,  entre  deux  collines,  et  nous  apercevions 
devant  nous  cinq  ou  six  mille  Prussiens  qui 
traversaient  la  rivière  en  criant  tous  ensemble: 
«  Paterlandt  Faterland!  •  Gela  formait  un  tu- 
multe immense,  semblable  à  celui  de  ces  nuées 
de  corbeaux  qm  se  réunissent,  pour  gagner  les 
pays  du  nord. 

Dans  le  même  moment,  la  fusillade  s'engagea 
d'une  rive  à  l'autre,  et  le  canon  se  mit  à  gron- 
der. Le  ravin  où  coule  la  Partha  se  remplit  de 
fumée;  les  Prussiens  étaient  déjà  sur  nous, 
que  nous  les  voyions  à  peine  avec  leurs  yeux 
furieux,  leurs  bouches  tirées  et  leur  air  de  bétes 
sauvages.  Alors  nous  ne  poussâmes  qu'un  cri 
jusqu'au   ciel  :  t  Vive  l'Empereur!  »  et  nous 
courûmes  sur  eux.  La  mêlée  devint  épouvan- 
taUc;  en  deux  secondes  nos  baïonnettes  se 
croisèrent  par  milliers  :  on  se  poussait,  on  re- 
culait, on  se  lâchait  des  coups  de  fusil  à  bout 
portant,  on  s'assommait  à  coups  de  crosse,  tous 
les  rangs  se  confondaient...  ceux  qui  tom- 
baient on  marchait  dessus,  la  canonnade  ton- 
nait; et  la  fumée  qui  se  traînait  sur  cette  eau 
sombre  entre  les  collines,  le  sifQement  des 
balles,  le  pétillement  de  la  fusillade,  faisaient 
ressembler  ce  ravin  à  un  four,  où  s'engouf- 
traient  les  hommes  comme  des  bûches  pour 

être  consumés. 
Nous,  c'était  le  désespoir  qui  nous  poussait, 


la  rage  de  nous  venger  avant  de  mourir;  les 
Prussiens,  c'était  l'orgueil  de  se  dire  :  >  Nous 
allons  vaincre  Napoléon  cette  fois  !  >  Ces  Prus- 
siens sont  les  plus  orgueilleux  ded  hommes; 
leurs  victoires  de  Gross-Beeren  et  de  la  Eatz- 
bach  les  avaient  rendus  comme  fous.  Mais  il  en 
resta  dans  la  rivière....  oui,  il  en  restai  Trois 
fois  ils  passèrent  l'eau  et  coururent  sur  nous  en 
masse.  Nous  étions  bien  forcés  de  reculer,  à 
cause  de  leur  grand  nombre,  et  quels  cris  ils 
poussaient  alors  I  On  aurait  dit  qu'ils  voulaient 
nous  manger....  C'est  une  vilaine  race.... Leurs 
officiers,  Pépée  en  Tair  entre  les  baïonnettes 
serrées,  répétaient  cent  fois:  «  Farwertzt Far- 
wertzt  »  et  tous  s'avançaient  comme  un  mur, 
avec  grand  courage,  on  ne  peut  pas  dire  le 
contraire.  Nos  canons  les  fauchaient,  ils  avan* 
calent  toujours;  mais  au  haut  de  la  colline  nous 
reprenions  un  nouvel  élan  et  nous  les  bouscu- 
lions jusque  dans  la  rivière.  Nous  les  aurions 
tous  massacrés  sans  une  de  leurs  batteries,  en 
.  avant  de  Mockem,  qui  nous  prenait  en  écharpe 
et  nous  empêchait  de  les  poursuivre  trop  loin. 

Cela  dura  jusqu'à  deux  heures;  la  moitié  de 
nos  officiers  étaient  hors  de  combat;  le  com- 
mandant Gémeau  était  blessé,  le  colonel  Lorain 
tué,  et  tout  le  long  de  la  rivière  on  ne  voyait 
que  des  morts  entassés  et  des  blessé?  qui  se 
traînaient  pour  sortir  de  la  bagarre  ;  quelques- 
uns,  furieux,  se  relevaient  sur  les  genoux  pour 
donner  encore  \m  coup  de  baïonnette  ou  lâcher 
un  dernier  coup  de  fusil.  On  n'a  jamais  rien  vu 
de  pareil.  Dans  la  rivière  nageaient  les  morts  à 
la  file,  les  uns  montrant  leur  figure,  les  autres 
le  dos,  d'autres  les  pieds.  Ils  se  suivaient  comme 
des  flottes  de  bois,  et  personne  n'y  faisait  seu- 
lement attention.  On  aurait  dit  que  la  même 
chose  ne  pouvait  pas  nous  arriver  d'une  minute 
à  Tautre. 

Ce  grand  carnage  se  passait  tout  le  long  de 
la  Partha,  depuis  Schœnfeld  jusqu'à  Grossdorf. 

Les  Suédois  et  les  Prussiens  finirent  par  re- 
monter la  rivière  pour  nous  tourner  plus  haut, 
et  des  masses  de  Russes  vinrent  remplacer  ces 
Prussiens,  qui  n'étaient  pas  fâchés  d'aller  voir 
ailleurs. 

Les  Russes  se  formèrent  sur  deux  colonnes; 
ils  descendirent  au  ravin  Parme  au  bras,  dans 
un  ordre  admirable,  et  nous  donnèrent  l'assaut 
deux  fois  avec  une  grande  bravoure,  mais  sans 
pousser  des  cris  de  botes  comme  les  Prussiens. 
Leur  cavalerie  voulait  enlever  le  vieux  pont 
au-dessus  de  Schœnfeld;  la  canonnade  allait 
toujours  en  augmentant.  De  tous  les  côtés  où 
s'étendaient  les  yeux,  à  travers  la  fumée,  on  ne 
voyait  que  des  ennemis  qui  se  resserraient; 
quand  nous  avions  repoussé  une  de  leurs  co- 
lonnes, il   en  arrivait  une  autre  do  ti'oupc;» 


M 


ROMANS  NATIONAUX. 


fraîches   :   c'était  toujours   à  recommencer. 

Entre  deux  et  trois  heures,  on  apprit  que  les 
Suédois  et  la  cavalerie  prussienne  avaient  passé 
la  rivière  au-dessus  de  Grossdorf,  et  qu'ils  ve- 
naient nous  prendre  à  revers;  ça  leur  plaisait 
beaucoup  mieux  que  de  nous  attaquer  en  face. 
Aussitôt  le  maréchal  Ney  fit  un  changement  de 
front,  Faite  droite  en  arrière.  Notre  division 
resta  toujours  appuyée  sur  Schœnfeld;  mais 
toutes  les  autres  se  retirèrent  de  la  Partha  pour 
s'étendre  dans  la  plaine,  et  toute  Tarmée  ne 
forma  plus  qu'une  ligne  autour  de  Leipzig. 

Les  Russes,  derrière  la  route  de  Mockem, 
préparaient  leur  troisième  attaque  vers  trois 
heures;  nos  officiers  prenaient  de  nouvelles 
dispositions  pour  les  recevoir,  lorsqu'une  sorte 
de  frisson  passa  d'un  bout  de  T-armée  à  Tautre, 
et  tout  le  monde  apprit  en  quelques  minutes 
que  les  seize  mille  Saxons  et  la  cavalerie  vniT^ 
tembergeoise,  —  au  centre  de  notre  ligne,  — 
venaient  de  passer  à  Tennemi,  et  que,  même 
avant  d'arriver  à  distance,  ils  avaient  eu  l'in- 
famie de  tourner  les  quarante  pièces  de  canon 
qu'ils  emmenaient  avec  eux  contre  leurs  an- 
ciens frères  d'armes  de  la  division  Durutte. 

Cette  trahison,  au  lieu  de  nous  abattre,  aug- 
menta tellement  notre  fureur  que,  si  l'on  nous 
avait  écoutés,  nous  aurions  traversé  la  rivière 
pour  tout  exterminer. 

Ces  Saxons-là  disent  qu'ils  défendaient  leur 
patrie  ;  eh  bien  I  c'est  faux.  Ils  n'avaient  qu'à 
nous  quitter  sur  la  route  de  Duben;  qui  les  en 
empêchait?  Ils  n'avaient  qu'à  faire  comme  les 
Bavarois  et  se  déclarer  avant  la  bataille.  Ils 
pouvaient  rester  neutres,  ils  pouvaient  aussi 
refuser  le  service  ;  mais  ils  nous  trahissaient 
parce  que  la  chance  tournait  contre  nous.  S'ils 
avaient  vu  que  nous  allions  gagner,  ils  auraient 
toujours  été  nos  bons  amis  pour  avoir  leur 
part,  comme  après  léna  et  Friedland.  Voilà  ce 
que  chacun  pensait,  et  voilà  pourquoi  ces 
Saxons  seront  des  traîtres  dans*  les  siècles  des 
siècles.  Non-seulement  ils  abandonnèrent  leurs 
amis  dans  le  malheur,  mais  ils  les  assassinèrent 
pour  se  faire  bien  venir  des  autres.  Dieu  est 
juste  :  leurs  nouveaux  alliés  eurent  un  tel  mé- 
pris d'eux  qu'ils  se  partagèrent  la  moitié  do 
leur  pays  après  la  bataille.  Les  Français  ont  ri 
de  la  reconnaissance  des  Prussiens,  des  Autri- 
chiens et  des  Russes. 

Depuis  ce  moment  jusqu'au  soir,  ce  n'était 
plus  une  guerre  humaine  qu'on  se  faisait,  c'é- 
tait une  guerre  de  vengeance.  Le  nombre  de- 
vait nous  écraser,  mais  les  alliés  devaient  payer 
chèrement  leur  victoire. 

A  la  nuit  tombante,  pendant  que  deux  mille 
pièces  de  canon  tonnaient  ensemble,  nous  re- 
fj^vions  notre  septième  attaque  dans  Schœn- 


feld :  d'un  côté  les  Russes  et  de  l'autre  côté  les 
Prussiens  nous  refoulaient  dans  ce  grand  vil- 
lage. Nous  tenions  dans  chaque  maison,  dans 
chaque  ruelle;  les  murs  tombaient  sous  les 
boulets,  les  toits  s'affaissaient.  On  ne  criait  plus 
comme  au  commencement  de  la  bataille;  on 
était  froid  et  pâle  à  force  de  rage.  Les  officiers 
avaient  ramassé  des  fusils  et  remis  la  vieille 
giberne;  ils  déchiraient  la  cartouche  comme  le 
soldat. 

Après  les  maisons,  on  défendit  les  jardins  et 
le  cimetière  où  j'avais  couché  la  veille;  il  y 
avait  alors  plus  de  morts  dessus  que  dessous 
terre.  Ceux  qui  tombaient  ne  se  plaignaient 
pas;  ceux  qui  restaient  se  réunissaient  derrière 
un  mur,  un  tas  de  décombres,  une  tombe. 
Chaque  pouce  de  terrain  coûtait  la  vie  à  quel- 
qu'un. 

n  faisait  nuit  lorsque  le  maréchal  Ney  amena, 
de  je  ne  sais  où,  du  renfort  :  ce  qui  restait  de 
la  division  Ricard  et  de  la  deuxième  de  Souham. 
Tous  les  débris  de  nos  régiments  se  réunirent, 
et  l'on  rejeta  les  Russes  de  l'autre  côté  du  vieux 
pont,  qui  n'avait  plus  de  rampe  à  force  d'avoir 
été  mitraillé.  On  plaça  sur  ce  pont  six  pièces  de 
douze,  et  jusqu'à  sept  heures  on  se  canonna 
dans  cet  endroit.  Les  restes  du  bataillon  et  de 
quelques  autres  en  arrière  soutenaient  les  piè- 
ces, et  je  me  rappelle  que  leur  feu  s'étendait 
sous  le  pont  comme  des  éclairs,  et  qu'on  voyait 
*  alors  les  chevaux  et  les  hommes  tués  s'engouf- 
frer pêle-mêle  sous  les  arches  sombres.  Cela  ne 
durait  qu'une  seconde,  mais  c'étaient  de  ter- 
ribles visions  I 

A  sept  heures  et  demie,  comme  des  masses 
de  cavalerie  s'avançaient  sur  notre  gauche,  et 
qu'on  les  voyait  tourbillonner  autour  de  deux 
grands  carrés  qui  se. retiraient  pas  à  pas,  nous 
reçûmes  enfin  l'ordre  de  la  retraite.  11  ne  res- 
tait plus  que  deux  ou  trois  mille  hommes  à 
Schœnfeld  avec  les  six  pièces.  Nous  revînmes 
à  Kohlgarten  sans  être  poursuivis,  et  nous  al- 
lâmes bivaquer  autour  de  Rendnitz.;  Zébédé 
vivait  encore;  comme  nous  marchions  l'un 
près  de  l'autre  en  silence  depuis  vingt  minutes, 
écoutant  la  canonnade  qui  continuait  du  côté 
de  l'Elster  malgré  la  nuit,  tout  à  coup  il  me 
dit: 

«  Comment  sommes-nous  encore  là,  Joseph, 
quand  tant  de  milliers  d'autres  près, de  nous 
sont  morts?  Maintenant  nous  ne  pouvons  plus 
mourir.  » 

Je  ne  répondais  rien. 

«  Quelle  bataille!  fit-il.  Est-ce  qu'on  s'est  ja- 
mais battu  de  cette  façon  avant  nous?  C'est  im- 
possible. ■ 

11  avait  raison,  c'était  une  bataille  de  géants. 
Depuis  dix  heures  du  matin  jusqu'à  sept  hem-es 


du  soir,  nous  avions  tenu  tête  à  trois  cent 
soixante  mille  hommes  sans  reculer  d*une  se^ 
melle,et  nous  n^é tiens  pourtant  que  cent  trente 
mille!  On  n'avait  jamais  rien  vu  de  pareil.  — 
Dieu  me  garde  de  dire  du  mal  des  Allemands, 
ils  combattaient  pour  l'indépendance  de  leur 
patrie;  mais  je  trouve  qu'ils  ont  tort  de  célé- 
brer tous  les  ans  Fanniversaire  de  la  bataille  de 
Leipzig  :  quand  on  était  trois  contre  un,  il  n'y 
a  pas  de  quoi  se  vanter. 

En  approchant  de  Rendnitx  nous  marchions 
sur  des  tas  de  morts;  à  chaque  pas  nous  ren* 
contrions  des  canons  démontés,  des  caissons 
renversés,  des  arbres  hachés  par  la  mitraille. 
C'est  là  qu*une  division  de  la  jeune  garde  et 
les  grenadiers  à  cheval,  conduits  par  Napoléon 
lui-même,  avaient  arrêté  les  Suédois  qui  s'a- 
vançaient dans  le  vide  formé  par  la  trahison 
des  Saxons.  —  Deux  ou  trois  vieilles  baraques 
qui  finissaient  de  brûler  en  avant  du  village 
éclairaient  ce  spectacle.  Les  grenadiers  à  che- 
val étaient  encore  à  Rendnitz;  mais  une  foule 
d'autres  troupes  débandées  allaient  et  venaient 
dans  la  grande  rue.  On  n'avait  pas  fait  la  dis- 
liibution  des  vivres;  chacun  cherchait  i  man- 
ger et  à  boire. 

Gomme  nous  défilions  devant  une  grande 
maison  de  poste,  nous  vîmes  derrière  le  mur 
d'une  cour  deux  cantiniéres  qui  versaient  à 
boire  du  haut  de  leurs  charrettes.  Il  y  avait  là 
des  chasseurs,  des  cmrassiers,  des  lanciers,  des 
hussards,  de  l'infanterie  de  ligne  et  de  la  garde, 
tous  pêle-mêle,  déchirés,  les  shakos  et  les  cas- 
ques défoncés,  sans  plumets,  criblés  de  coups. 
Tous  ces  gens  semblaient  affamés. 

Deux  ou  trois  dragons,  debout  sur  le  petit 
mur,  près  d*un  pot  rempli  de  poix  qui  brûlait, 
les  bras  croisés  sous  leurs  longs  manteaux 
blancs,  étaient  couverts  de  sang  conmie  des 
bouchers. 

Aussitôt  Zébédé,  sans  rien  dure,  me  poussa 
du  coude,  et  nous  entrâmes  dans  la  cour,  pen- 
dant que  les  autres  poursuivaient  leur  chemin, 
n  nous  fallut  im  quart  d'heure  pour  arriver 
piès  de  la  charrette.  Je  levai  un  écu  de  six  li- 
vres; la  cantinière,  à  genoux  derrière  sa  tonne 
me  tendit  un  grand  verre  d'eau-de-vie  avec  un 
morceau  de  pain  blanc,  en  prenant  mon  écu. 
Je  bus,  puis  je  passai  le  verre  à  Zébédé,  qui  le 

vida. 

Nous  eûmes  ensuite  de  la  peine  à  sortir  de 
cette  foule>  021  se  regardait  d'un  air  sombre,  on 
se  fusait  place  des  épaules  et  des  coudes,  et 
c'est  là  qu'on  pouvait  dire,  —  en  voyant  c-es 
faces  dures,  ces  yeux  creux,  ces  mines  terribles 
d'hommes  qui  viennent  de  traverser  mille  morts 
et  qui  recommenceront  demain  :  —  1  Chacun 
pour  soi....  Dieu  pour  tous!  > 


En  remontant  le  village,  Zébédé  me  dit: 

«  Tu  as  du  pain? 

— Oui.  » 

Je  cassai  le  pain  en  deux  et  je  lui  en  donnai 
la  moitié.  Nous  mangions  en  allongeant  le  pas. 
On  entendait  encore  tirer  dans  le  lointain.  Au 
bout  de  vingt  minutes  nous  avions  rattrapé  la 
queue  de  la  colonne,  et  nous  reconnûmes  lo 
bataillon  au  capitaine  adjudant-major  Vidal, 
qui  marchait  auprès.  Nous  rentrâmes  dans  les 
rangs  sans  que  personne  eût  remarqué  notre 
absence* 

Plus  on  approchait  de  la  ville,  plus  on  ren- 
contrait de  détachements,  de  canons  et  de  ba- 
gages, qui  se  dépêchaient  d'arriver  à  Leipzig. 

Vers  dix  heures  nous  traversions  le  faubourg 
de  Rendnitz.  Le  général  de  brigade  Foumier 
prit  notre  commandement  et  nous  donna  l'or- 
dre d'obliquer  à  gauche.  A  minuit  nous  arri- 
vâmes dans  les  grandes  promenades  qui  lon- 
gent la  Pleisse,  et  nous  fimes  halte  sous  les 
vieux  tilleuls  dépouillés.  On  forma  les  faisceaux. 
Une  longue  file  de  feux  tremblotaient  dans  le 
brouillard  jusqu'au  faubourg  de  Ranstadt. 
Quand  la  flamme  montait,  elle  éclairait  des 
groupes  de  lanciers  polonais,  des  Ugnes  de 
chevaux,  des  canons  et  des  fourgons,  et,  de 
loin  en  loin,  quelques  sentinelles  immobiles 
dans  la  brume  conune  des  ombres.  De  grandes 
rumeurs  s'élevaient  en  ville,  elles  semblaient 
augmenter  toujours,  et  se  confondaient  avec  le 
roulement  sourd  de  nos  convois  sur  le  pont  de 
Lindenau.  C'était  le  commencement  de  la  re- 
traite. — Alors  chacun  mit  son  sac  au  pied  d'im 
arbre  et  s'étendit  dessus,  le  bras  replié  sous 
l'oreille.  Un  quart  d'heure  après,  tout  le  monde 
dormait. 


XX 


Ce  qui  se  passa  jusqu'au  petit  jour,  je  n'«n 
sais  rien, — les  bagages,  les  blessés  et  les  pri- 
sonniers continuèrent  sans  doute  de  défiler  sur 
le  pont  ;  mais  alors  une  détonation  épouvan- 
table nous  éveilla,  pas  un  homme  ne  resta 
couché,  car  on  prenait  cela  pour  une  attaque» 
lorsque  deux  officiers  de  hussards  airivérent 
en  criant  qu'un  fourgon  de  poudre  venait  de 
sauter  par  hasard  dans  la  grande  avenue  de 
Randstadt,  au  bord  de  Teau.  La  fumée,  d'un 
rouge  sombre,  tourbillonnait  encore  dans  le 
ciel  en  se  dissipant;  la  èerre  et  les  vieilles  mai- 
sons frémissaient. 

Le  calme  se  rétablit.  Quelques-uns  se  recou- 
chèrent pour  tâcher  de  se  rendormir;  mais  le 
jour  venait;  en  jetant  les  yeiix  sui'  la  rivière 


ROMANS  NATIONAUX. 


Nuiu  vloies  deiu  ualiuitru  qui  versaiuu  1  boire,  (p.  87.J 


grisâtre,  on  voyait  déjA  dos  troupes  s'étendre 
à  perw  de  vue  sur  les  cinq  ponts  de  TElBler  et 
de  la Pleisse  qui  se  suivent  Ala&le,  etn'enfont 
pour  ainsi  dire  qu'un.  Ce  pont,  sur  lequel  tant 
de  milliers  d'hommes  devaient  dëlller,  vous 
readaittoutmélancolique.  Cela  devait  prendre 
t)eaucoup  de  temps,  et  l'idée  venait  à  tout  le 
monde  qu'il  aurait  mieux  valu  jeter  plusieuir 
ponts  sur  les  deux  rivières,  puisque  d'un  in- 
stant à  l'autre  l'ennemi  pouvait  nous  attaquer, 
et  qu'alors  la  retraite  deviendrait  bien  difficile. 
Mais  l'Empereur  avait  oublié  de  donner  des 
ordres,  et  l'on  n'osait  rien  faire  sans  ordre  ;  pas 
un  maréchal  de  France  n'aurait  osé  prendre 
.  sur  lui  de  dira  que  deux  ponts  valaient  mieux 
qu'uL  seul  I  Voilà  pourtant  A  quoi  la  discipline 
terrible  de  Nnpoléon   avait  réduit  tous  ces 


vieux  capitaines  :  ils  obéissaient  comme  des 
macbines  et  ne  s'inquiétaient  de  rien  autre, 

dans  la  crainte  de  déplaire  au  maître! 

Moi,  tout  de  suite  en  voyant  ce  pont  qui 
n'eu  finissait  plus,  je  pensai  :  •  Pourvu  qu'on 
nous  laisse  dealer  maintenant,  car,  Dieu  merci; 
nous  avons  assez  de  batailles  et  de  carnage  ! 
Une  fois  de  l'autre  côté,  nous  serons  sur  la 
bonne  route  de  France  ,  je  pourrai  revoir 
peut-être  encore  Catherine,  la  tante  Qrédel  et 
le  père  Goulden  1  •  En  songeantA  cela,  je  m'at> 
tendrissais,  je  regardais  d'un  œil  d'envie  ces 
milliers  d'artilleurs  à  cheval  et  de  soldats  du 
train  qui  s'éloignaient  lA-bas  comme  des  four- 
mis, et  les  grands  bonnets  à  poil  de  la  vieille 
garde,  immobiles  de  l'autre  càté  de  la  nvièro, 
sur  la  colline  de  Lindenau,  l'arme  au  bras.  — 


HISTOIRE  D'UN  CONSCRIT  DE  1813. 


HaHel...  Arrftei!  {Vafe  94.) 


Sébëâè ,  qui  pensait  la  même  chose,  me  dit  : 

•  Hein .'  Joseph,  si  nous  édona  à  leur  place  I  • 
Aussi,  vers  sept  heures,  lorsque  nous  vîmes 

s'approcher  trois  fourgons,  pour  nous  distri- 
buer des  cartouches  et  du  pain,  cela  me  parut 
bien  amer.  Il  était  clair  maintenant  que  nous 
KiioDB  à  l'arriëre-garde,  et  malgré  la  faim, 
j'aurais  voulu  jeter  mou  pain  contra  un  mur. 
Quelques  instants  après,  passèrent  deux  esca- 
drons de  l&nciers  polonais  qui  remontaient  la 
nvière-,  pois  derrière  ces  lanciers  cinq  ou  six 
frâoëranz ,  et  dans  le  nombre  Poniatowski. 
Celait  un  homme  de  cinquante  ans,  assez 
grand,  mince  et  l'air  triste.  Il  passa  sans  nous 
remanier.  Le  général  Poumier  se  détacha  de 
son  état-major  en  nous  criant  : 

•  Par  Ole  Â  gauche  I  ■ 


Je  n'ai  jamais  eu  de  crève-cœur  pareil,  j'au- 
rais donné  ma  vie  pour  deuz  liards;  mais  il 
fallait  bien  emboîter  le  pas  et  tourner  le  dos  au 
pont. 

Au  bout  des  pronmuades,  nous  arrivâmes  à 
un  endroit  appelé  Hinteilhûr,  c'est  une  vieille 
porte  sur  la  roule  de  Caunewitz;  à  droite  et  à 
gauche  s'étendentles  anciens  remparts,  et  der- 
rière s'élèvent  tes  maisons.  On  nous  posta  dans 
les  chemins  couverts,  prés  de  cette  porte  que 
des  sapeurs  avaient  solidement  barricadée.  Le 
capitaine  Vidal  commandait  alors  le  bataillon, 
réduit  à  trois  cent  vingt-cinq  hommes.  Quel- 
ques vieilles  palissades  vermoulues  nous  ser- 
vaient de  retranchements,  et  sur  toutes  les 
roules  en  face  s'avançait  l'ennemi.  Cette  Tois, 
c'étaient  des  vestes  blanches  et  des  shakos 


90 


ROMANS  NATIONAUX. 


plats  sur  la  nuque,  avec  une  espèce  de  haute 
plaque  devant,  où  se  voyait  Taigle  à  deux  têtes 
des  kreutzers.  —  Le  vieux  Pinto,  qui  les  recon- 
nut tout  de  suite,  nous  dit  : 

c  Ceux-là  sont  des  KaiserlicksI  nous  les  avons 
battus  plus  de  cinquante  fois  depuis  1793; 
mais  c'est  égal,  si  le  père  de  Marie-Lovûse  avait 
un  peu  de  cœur,  ils  seraient  avec  nous  tout  de 
mâme.  » 

Depuis  querques  instants  on  entendait  la  ca- 
nonnade ;  de  Tautre  côté  de  la  ville,  Bltlcher 
attaquait  le  faubourg  de  Hall.  Bientôt  après  le 
feu  s'étendit  à  droite.  Bemadotte  attaquait  le 
faubourg  de  Kohlgartenthôr,  et  presque  en 
même  temps  les  premiers  obus  des  Autrichiens 
tombèrent  dans  nos  chemins  couverts;  ils  se 
suivaient  à  la  file;  plusieurs  passant  au-dessus 
du  Hinterthôr,  éclataient  dans  les  maisons  et 
dans  les  rues  du  faubourg. 

A  neuf  heures,  les  Autrichiens  se  formèrent 
en  colonnes  d'attaque  sur  la  route  de  Gaune- 
witz.  De  tous  les  côtés  ils  nous  débordaient; 
malgré  cela,  le  bataillon  tint  jusque  vers  dix 
heures.  Alors  il  fallut  nous  replier  derrière  les 
vieux  remparts,  où  les  KaUerlicks  nous  pour- 
suivirent par  les  brèches,  sous  le  feu  croisé  du 
29*  et  du  14*  de  ligne.  Ces  pauvres  diables 
n'avaient  pas  la  fureur  des  Prussiens;  ils  mon- 
trèrent pourtant  un  vrai  courage,  car  à  dix 
heures  et  demie  ils  couronnaient  les  remparts, 
et  nous,  de  toutes  les  fenêtres  environnantes,' 
nous  les  fusillions  sans  pouvoir  les  forcer  à  re- 
descendre. Six  mois  avant,  ces  choses  m^au- 
raient  fait  horreur,  mais  j'en  avais  vu  tant 
d^autresl  J'étais  alors  insensible  comme  xm 
vieux  soldat,  et  la  mort  d'une  homme  ou  de 
cent  ne  me  paraissait  plus  rien. 

Jusqu'à  ce  moment  tout  avait  bien  marché; 
mais  comment  sortir  des  maisons?  L'ennemi 
couvrait  toutes  les  avenues ,  et  à  moins  de 
grimper  sur  les  toits,  iln'y  avait  plus  de  re- 
traite possible.  C'est  encore  un  des  mauvais 
moments  dont  j'ai  gardé  le  souvenir.  Tout  à 
coup  ridée  me  vint  que  nous  serions  pris  là 
comme  des  renards  qu^on  enfume  dans  leur 
trou;  je  m'approchai  d'une  fenêtre  de  derrière, 
et  je  vis  qu'elle  donnait  dans  une  cour,  et  que 
cette  cour  n'avait  de  porte  que  sur  le  devant. 
Je  me  figurais  que  les  Autrichiens,  après  tout 
le  mal  que  nous  venions  de  leur  faire,  nous 
passeraient  au  fil  de  la  baïonnette;  c'était 
assez  naturel.  En  songeant  à  cela,  je  rentrai 
dans  la  chambre  où  nous  étions  une  dizaine, 
et  j'aperçus  le  sergent  Pinto  assis  tout  pâle 
contre  le  mur,  les  bras  pendants.  Il  venait  de 
recevoir  une  balle  dans  le  ventre,  et  disait  au 
milieu  de  la  fusillade  :  > 

«  Défendez- vous,  conscrits,  défendez-vous  1... 


Montrez  à  ces  Kaiserlicks  que  nous  valons  en- 
core mieux  qu'eux  1...  Ahl  les  brigands  !  • 

En  bas,  contre  la  porte,  retentissaient  comme 
des  coups  de  canon.  Nous  tirions  toujours, 
mais  sans  espoir,  lorsqu^il  se  fit  dehors  un 
grand  bruit  de  piétinement  de  chevaux.  Le  feu 
cessa,  et  nous  vîmes,  à  travers  la  fumée,  quatre 
escadrons  de  lanciers  passer  connue  une  bande 
de  lions  au  milieu  des  Autrichiens.  Tout  cédait. 
Les  Kaiserlicks  allongeaient  les  jambes;  mais 
les  grandes  lances  bleuâtres,  avec  leurs  flam- 
mes rouges,  filaient  plus  vite  qu'eux  et  leur 
entraient  dans  le  dos  comme  des  flèches.  Ces 
lanciers  étaient  des  Polonais,  lès  plus  terribles 
soldats  que  j'aie  vus  de  ma  vie,  et  pour  dire  les 
choses  comme  elles  sont,  nos  amis  et  nos  frères. 
Ceux-là  n'ont  pas  tourné  casaque  au  moment 
du  danger,  ils  nous  ont  donné  jusqu'à  la  der- 
nière goutte  de  leur  sang.  • .  Et  nous,  qu'est-ce 
que  nous  avons  fait  pour  leur  malheureux 
pays?. ..  Quand  je  pense  à  notre  ingratitude, 
cela  me  crève  le  cœur  1 

Enfin  cette  fois  encore  les  Polonais  nous  dé- 
gageaient. En  les  voyant  si  fiers  et  si  braves, 
nous  sortîmes  de  partout,  courant  sur  les  Au- 
trichiens à  la  baïonnette,  et  nous  les  rejetâmes 
dans  les  fossés.  Nous  eûmes  la  victoire,  mais 
il  était  temps  de  battre  en  retraite,  car  l'en- 
nemi remplissait  déjà  Leipzig  :  les  portes  de 
Hall  et  de  Qrimma  étaient  forcées,  et  celle  de 
Péters-Thor  livrée  par  nos  amis  les  Badois  et 
nos  autres  amis  les  Saxons.  Soldats,  étudiants 
et  bourgeois  tiraient  sur  nous  des  fenêtres  I 

Nous  n'eûmes  que  le  temps  de  nous  reformer 
et  de  reprendre  le  chemin  de  la  grande  avenue 
qui  longe  la  Pleisse.  Les  lanciers  nous  atten- 
daientlà;  nous  défilâmes  derrière  eux,  et  comme 
les  Autrichiens  nous  serraient  de  près,  ils  firent 
encore  une  charge  pour  les  refouler.  Quels 
braves  gens  et  quels  magnifiques  cavaliers  que 
ces  Polonais!  Ahl  tous  ceux  qui  les  ont  vus 
pousser  une  charge  sont  dans  l'admiration, 
surtout  dans  un  moment  pareil. 

La  division,  réduite  de  huit  mille  hommes 
à  quinze  cents,  se  retirait  donc  devant  plus  de 
cinquante  mille  ennemis  non  sansseretournep 
et  répondre  encore  au  feu  des  Kaiserlicks. 

Nous  nous  rapprochions  du  pont,  avec  quelle 
joie  1  je  n'ai  pas  besoin  de  le  dire.  Mais  il  n^étaii 
pas  facile  d  y  arriver,  car  sur  toute  la  largeur 
de  Tavenue,  tant  d'hommes  à  pied  et  à  cheval 
se  précipitaient  pour  passer,  arrivant  de  toutes 
les  rues  environnantes,  que  cette  foule  ne 
formait  en  quelque  sorte  qu'un  seul  bloc,  où 
toutes  les  têtes  se  touchaient  et  s'avançaient 
lentement,  avec  des  soupirs  et  des  espèces  de 
cris  sourds  qu'on  entendait  d'un  quart  de  lieue 
malgré  la  fusillade.  Malheur  à  ceux  quj    sa 


HISTOIËE  D'UN  CONSCRIT  DE  1813. 


91 


tronyaient  sur  le  bord  du  pont;  ils  tombaient 
et  personne  n'y  faisait  attention  !  Au  milieu, 
les  hommes  et  même  les  chevaux  étaient  por* 
tes;  ils  n'avaient  pas  besoin  de  bouger,  ils 
avançaient  tout  seuls. . .  —  Mais  comment  ar- 
river là?  L'ennemi  faisait  des  progrès  à  chaque 
seconde.  On  avait  bien  placé  quelques  canons 
sur  les  deux  côtés,  pour  balayer  les  promenades 
et  en  face  la  rue  principale.  Il  y  avait  bien 
encore  des  troupes  en  ligne  pour  repousser  les 
premières  attaques;  mais  les  Prussiens,  les 
Autrichiens  et  les  Russes  avaient  aussi  des  ca- 
nons pour  balayer  le  pont^  et  ceux  qui  reste- 
raient les  derniers,  après  avoir  protégé  la  re- 
traite des  autres,  devaient  recevoir  tous  les 
obus,  tous  les  boulets  et  la  mitraille;  il  ne  fallait 
pas  beafucoup  de  bon  sens  pour  comprendre 
cela,  c'était  assez  clair  :  voilà  pourquoi  tout  le 
monde  voulait  passer  à  la  fois. 

A  deux  ou  trois  cents  pas  de  ce  pont,  Tidée 
me  vint  de  courir  me  perdre  dans  la  foule, 
et  de  me  Usure  porter  de  l'autre  côté  ;  mais  le 
capitaine  Yidal,  le  lieutenant  Bretonville  et 
d'autres  vieux  disaient  : 

c  Le  premier  qui  s*écarte  des  rangs,  qu'on 
tire  dessus  1  • 

Quelle  terrible  malédiction  d*étre  si  près,  et 
de  penser  ;  «  Il  faut  que  je  reste  1  * 

Cela  se  passait  entre  onze  heures  et  midi.  Je 
vivrais  cent  ans,  qu'il  me  serait  impossible  de 
rien  oublier  de  ce  moment  ;  la  fusillade  se  rap- 
prochait à  droite  et  à  gauche,  quelques  boulets 
commençaient  à  ronfler  dans  l'air,  et  du  côté 
du  faubourg  de  Hall,  on  voyait  les  Prussiens 
déboucher  pêle-mêle  avec  nos  soldats.  — Aux 
environs  du  pont,  des  cris  épouvantables  s'é- 
levaient; les  cavaliers,  pour  se  faire  place,  sa- 
braient les  fantassins,  qui  leur  répondaient  à 
coups  de  baïonnette  :  c'était  un  sauve-qui-peut 
général! — A  chaque  pas  delà  foulOi  quelqu'un 
tombait  du  pont,  et,  cherchant  à  se  retenir,  en 
entraînait  cinq  ou  six  par  grappes  I 

Et  comme  la  confusion ,  les  hurlements^  la 
fusillade,  le  clapotement  de  ceux  qui  tombaient 
augmentaient  de  seconde  en  seconde^  comme 
ce  spectacle  devenait  tellement  abominable, 
qu'on  aurait  cru  qu'il  ne  pouvait  rien  arriver 
de  pire. ..  voilà  qu'un  espèce  de  coup  de  ton- 
nerre part,  et  que  la  première  arche  du  pont 
s'écroule  avec  tous  ceux  qui  se  trouvaient 
dessos  :  des  centaines  de  malheureux  dispa- 
raissent, des  masses  d'autres  sont  estropiés, 
écrasés,  mis  en  lambeaux  par  les  pierres  qui 
retombent. 

Un  sapeur  du  génie  venait  de  faire  sauter  lé 
poût!    . 

A  cette  vue,  le  cri  de  trahison  retentit  jus- 
qu'au bout  des  promenades  :  «  Nous  sonunes 


perdus!...  trahis l.«^  >  On  n'entendait  que 
cela. .  •  c'était  une  clameur  immense,  épouvan- 
table. Les  uns,  saisis  de  la  ragb  du  désespoir; 
retournent  à  l'ennemi  comme  des  bêtes  fauves 
acculées,  qui  ne  voient  plus  rien  et  qui  n'ont 
plus  que  l'idée  de  la  vengeance;  d'autres  bri- 
sent leurs  armes,  en  accusant  le  ciel  et  la  terre 
de  leur  malbeur.  Les  officiers  à  cheval,  les  gé- 
néraux sautent  dans  la  rivière  pour  traverser  à 
la  nage;  bien  des  soldats  font  comme  eux,  ils 
se  précipitent  sans  prendre  le  temps  d'ôter  leurs 
sacs.  L'idée  qu'on  avait  pu  s'en  aller,  et  que 
maintenant,  à  la  dernière  minute,  il  fallait  se 
faire  massacrer,  vousrendaitfous. .  •  J'avais  vu 
bien  des  cadavres  la  veille,  entraînés  par  la 
Partha;  mais  alors  c'était  encore  plus  terrible  ; 
tous  ces  malheureux  se  débattaient  avec  des 
cris  déchirants^  ils  s'accrochaient  les  uns  aux 
autres;  la  rivière  en  était  pleine  :  — on  ne  voyait 
que  des  bras  et  des  têtes  grouiller  à  la  surface. 

En  ce  moment,  le  capitaine  Vidal,  un  homme 
calme  et  qui  par  sa  figure  et  son  coup  d'œil 
nous  avait  retenus  dans  le  devoir, — en  ce  mo- 
ment, le  capitaine  lui-même  parut  décoiiragé; 
il  remit  son  sabre  dans  le  fourreau  en  riant 
d'un  air  étrange,  et  dit  : 

t  Allons.. .  c'est  fini! ...» 

Et  comme  je  lui  posais  la  main  sur  le  bras, 
il  me  regarda  avec  une  grande  douceur  : 

«  Que  veux-tu,  mon  enfant?  me  demanda-tril, 

—Capitaine,  luirépondis-je, — car  cette  pen- 
sée me  revenait  alors,  — j'ai  passé  quatre  mois 
à  l'hôpital  de  Leipzig,  je  me  suis  baigné  dans 
TElster,  et  je  connais  un  endroit  où  l'on  a  pied. 

—Où  cela? 

— A  dix  minutes  au-dessus  du  pont.  ■ 

Aussitôt  il  tira  son  sabre  en  criant  d'une 
voix  de  tonnerre  : 

f  Enfants,  suivez-moi,  et  toi^marche  devant.  » 

Tout  le  bataillon,  qui  ne  comptait  plus  que 
deux  cents  hommes;  se  mit  en  marche  ;  une 
centaine  d'autres,  qui  nous  voyaient  partir 
d'im  pas  ferme,  se  mirent  avec  nous  sans  sa- 
voir où  nous  allions.  Les  Autrichiens  étaient 
déjà  sur  la  terrasse  de  l'avenue  ;  plus  bas  s'éten- 
daient les  jardins  séparés  par  des  haies  jusqu'à 
l'EIster.  Je  reconnus  ce  chemin,  que  Zimmer 
et  moi  nous  avions  parcouru  en  juillet,  quand 
tout  cela  n'était  qu'un  bouquet  de  fleurs.  Des 
coups  de  fusil  partaient  sur  nous,  mais  nous 
n'y  répondions  plus.  J'entrai  le  premier  dans 
la  rivière,  le  capitaine  Vidal  ensuite,  puis  les 
autres  deux  à  deux.  L'eau  nous  arrivait  jus- 
qu'aux épaules,  parce  qu'elle  était  grossie  par 
les  pluies  d'autonme;  malgré  cela,  nous  pas- 
sâmes heureusement,  il  n'y  eut  personne  de 
noyé.  Nous  avions  encore  presque  tous  nos 
fnsUs  en  arrivant  sur  l'autre  rive»  et  nous 


1 


92 


ROMANS  NATIONAUX. 


primes  tout  droit  à  travers  champs.  Plus  loir^ 
nous  trouvâmes  le  petit  pont  de  bois  qui  mène 
à  Schleissig,  et  de  là  nous  tournâmes  vers 
Lindenau. 

Nous  étions  tous  silencieux  ;  de  temps  en 
tomps  nous  regardions  au  loin,  de  Tautre  côté 
de  l'Ëlster,  la  bataille  qui  continuait  dans  les 
rues  de  I^eipzig.  Longtemps  les  clameurs  fu- 
tieuses  et  le  rebondissement  sourd  de  la  ca- 
nonnade nous  arrivèrent;  ce  n'est  que  vers 
deux  heures,  lorsque  nous  découvrîmes  l'im- 
mense ûle  de  troupes,  de  canons  et  de  bagages 
qui  s'étendait  à  perte  de  vue  sur  la  route 
d'Erfurl,  que  ces  bruits  se  confondirent  pour 
nous  avec  le  roulement  des  voitures. 


XXI 


J'ai  raconté  jusqu'à  présent  les  grandes 
choses  de  la  guerre  :  des  batailles  glorieuses 
pour  la  France,  malgré  nos  fautes  et  nos  mal- 
heurs. Quand  on  a  combattu  seul  contre  tous 
les  peuples  de  l'Europe,  —  toujours  un  contre 
deux  et  quelquefois  contre  trois»  —  et  qu'on  a 
Qui  par  succomber,  non  sous  le  courage  des 
autres,  dI  sous  leur  génie,  mais  sous  la  trahi- 
son et  le  nombre,  on  aurait  tort  de  rougir 
d'une  pareille  défaite,  et  les  vainqueurs  au- 
raient encore  plus  tort  d'en  être  fiers.  Ce  n'est 
pas  le  nombre  qui  fait  la  grandeur  d'un  peu- 
ple ni  d'une  armée,  c'est  sa  vertu.  Je  pense 
cela  dans  la  sincérité  de  mon  âme,  et  je  crois 
que  les  hommes  de  cœur«  les  hommes  sensés 
de  tous  les  pays  du  monde  penseront  comme 
moi. 

Mais  il  faut  maintenant  que  je  raconte  les 
misères  de  la  retraite,  et  voilà  ce  qui  me  parait 
le  plus  pénible. 

On  dit  que  la  confiance  donne  la  force,  et 
c*est  vrai  surtout  pour  les  Français.  Tant  qu'ils 
marchent  en  avant,  tant  qu'ils  espèrent  la  vic- 
toire, ils  sont  unis  comme  les  doigts  de  la 
main,  la  volonté  des  chefs  est  la  loi  de  tous; 
ils  sentent  qu'on  ne  peut  réussir  que  par  la 
discipline.  Mais  aussitôt  qu'ils  sont  forcés  de 
reculer,  chacun  n'a  plus  de  confiance  qu'en 
soi-même,  et  l'on  ne  connaît  plus  le  comman- 
dement. Alors  ces  hommes  si  fiers,  —  ces 
hommes  qui  s'avançaient  gaiement  à  l'ennemi 
pour  combattre,  —  s'en  vont  les  uns  à  droite, 
les  autres  à  gauche,  tantôt  seuls,  tantôt  en 
lit)upeaux.  Et  ceux  qui  tremblaient  à  leur  ap- 
proche s'enhardissent  ;  ils  s'avancent  d'abord 
avec  crainte,  ensuite,  voyant  qu'il  ne  leur  ar- 
rive rien,  ils  de\ieunent  insolents,  ils  fondent 


sur  les  traînards  à  trois  ou  quatre  pour  les  en- 
lever, comme  on  voit  les  corbeaux,  en  hiver, 
tomber  sur  un  pauvre  cheval  abattu,  qu'ils 
n'auraient  pas  osé  regarder  d'une  demi-lieue 
lorsqu'il  marchait  encore. 

J'ai  vu  ces  choses...  J'ai  vu  de  misérables 
Cosaques,  —  de  véritables  mendiants,  avec  de 
vieilles  guenilles  pendues  aux  reins^  un  vieux 
bonnet  de  peau  râpé  tiré  sur  les  oreilles,  des 
gueux  qui  ne  s'étaient  jamais  fait  la  barbe  et 
tout  remplis  de  vermine,  assis  sur  de  vieilles 
biques  maigres,  sans  selle^  le  pied  dans  une 
corde  en  guise  d'étrier,  un  vieux  pistoletrouillô 
pour  arme  à  feu,  un  clou  de  latle  au  bout 
d'une  perche  pour  lance,  —j'ai  vu  des  gueux 
pareils,  qui  ressemblaient  à  de  vieux  juifs  jau- 
nes et  décrépits,  arrêter  des  dix,  quinze,  vingt 
soldats,  et  les  emmener  comme  des  moutons! 

Etles paysans,  ces  grands  flandrins  qui  trem- 
blaient quelques  mois  auparavant  comme  des 
lièvres,  lorsqu'on  les  regardait  de  travers...  eh 
bien!  je  les  ai  vus  traiter  d'un  air  d'arrogance 
de  vieux  soldats,  des  cuirassiers,  des  canon- 
niers,  des  dragons  d'Espagne,  des  gens  qui  les 
auraient  renversés  d'un  coup  de.poing;  je  les 
ai  vus  soutenir  qu'ils  n'avaient  pas  de  pain  à 
vendre,  lorsqu'on  sentait  l'odeur  du  four  dans 
tous  les  environs,  et  qu'ils  n'avaient  ni  vin,  ni 
bière,  ni  rien>  lorsqu'on  entendait  les  pots 
tinter  à  droite  et  à  gauche  comme  les  cloches 
de  leurs  villages.  Et  l'on  n'osait  pas  les  secouer, 
on  n'osait  pas  les  mettre  à  la  raison,  ces  gueux 
qui  riaient  de  nous  voir  battre  en  retraite^ 
parce  qu'on  n'était  plus  en  nombre,  parce 
que  chacun  marchait  pour  soi,  qu'on  ne  recon- 
naissait plus  de  chefs  et  qu'on  n'avait  plus  de 
discipline. 

Et  puis  la  faim,  la  misère,  les  fatigues,  la 
maladie,  tout  vous  accablait  à  la  fois  ;  le  ciel 
était  gris,  il  ne  finissait  plus  de  pleuvoir,  le 
vent  d'automne  vous   glaçait.   Gonunent  de 
pauvres  conscrits  encore  sans  moustaches,  et 
tellement  décharnés  qu'on  aurait  vu  le  jour 
entre  leurs  côtes  conmie  à  travers  une  lan- 
terne, comment  ces  pauvres  êtres  pouvaient- 
ils  résister  à  tant  de  misères?  Ils  périssaienl 
par  mllUers  ;  on  ne  voyait  que  cela  sur  les 
chemins.  La  terrible  maladie  qu'on  appelait  1c 
(yp/iti^  noiis  suivait  à  la  piste  :  les  uns  disent 
que  c'est  une  sorte  de  peste,  engendrée  par  les 
morts  qu'on  n'enterre  pas  assez  profondément  ; 
les  autres,  que  cela  vient  des  souOrauces  trop 
grandes  qui  dépassent  les  forces  humaines  ; 
je  n'en  sais  rien,  mais  les  villages  d'Alsace  et 
de  Lorraine,  où  nous  avons  apporté  le  typhus, 
s'en  souviendront  toujours .  sur  cent  malades» 
dix  ou  douze  au  plus  revenaient! 

Enfin,  puisqu'il  faut  continuer  ce^co   triste 


\ 


HISTOIRE  D'UN  CONSCRIT  DE  1813. 


Je  n'énlllai  dus  un  bon  Jil.  (Pjt'  ^•} 


histoire,  le  suirdu  19  nous  allâmes  bivaquer  A 
Lutien,  où  les  régimeats  se  refonoèreut  comme 
ils puteat.  Le  lendemain,  de  bonne  heure,  en 
marchapt  sur  Weiasenfels,  il  fallut  tirailler 
contre  les  Westphaliens,  qui  nous  suiTireot 
jiiaqu'au  village  d'Bglaystadt.  Le  22,  nous  bi- 
Taqaions  sur  les  glacis  d'Erfurt,  où  l'on  nous 
donna  des  souliers  neufs  et  des  eB'ets  d'babil- 
Lement.  Cinq  ou  six  compagnies  débandées  se 
réunirent  à  notre  bataillon  ;  c'étaient  presque 
tous  des  conscrits  qui  n'avaient  plus  que  le 
■oufile.  Nos  habits  neufs  et  nos  souliers  nous 
allaient  comme  des  guérites;  mais  cela  ne  nous 
empêchait  pas  do  sentir  la  bonne  chaleur  de 
ces  habita  :  nous  croyions  revivre. 

n  Ëii'nt  repartir  le  22,  et  les  jours  suivants 
Bons  passâmes  prés  de  Gfotba',  de  Teiilèbe, 


d'Eisenach,  de  Salmunster.  Les  Cosaques  nous 
observaient  du  haut  de  leurs  biques;  quelques 
hussards  leur  donnaient  la  chasse,  ils  se  sau- 
vaient comme  des  voleurs  et  revenaient  aus- 
sitAt  après. 

Beaucoup  de  nos  camarades  avaient  la  mau- 
vaisehabitude  de  marauder  le  soirpendantque 
nous  étions  au  bivac,  ils  attrapaient  souvent 
quelque  chose;  mais  il  en  manquait  toujours  à 
l'appel  du  lendemain,  et  les  sentinelles  eurent 
la  consigne  de  tirer  sur  ceux  qui  s'écartaient. 

Moi,  j'avais  les  fièvres  depuis  notre  départ 
de  Leipzig  ;  elles  allaient  on  augmentant  et  je 
grelottais  jour  et  nuit.  J'étais  devenu  si  faible, 
que  je  pouvais  à  peine  me  lever  le  matin  pour 
me  remettre  en  route.  Zébédè  me  regardait 
d'un  air  triste,  et  me  disait  quelquefois  : 


«  Courage,  Joseph,  courage  f  nous  revien- 
drons tout  de  même  au  pays.  » 

Ces  paroles  me  ranimaient  ;  je  sentais  comme 
\in  feu  me  monter  à  la  figiu*e. 

-  Oui,  oui,  nous  reviendrons  au  pays,  di- 
sais-je;  il  faut  que  je  revoie  le  pays  !...  » 

Et  jepleurais.  Zé'bédé  portait  mon  sac;  quand 
j'étais  trop  fatigué^  il  me  disait  : 

•  Soutiens-toi  sur  mon  bras...  Nous  appro- 
chons chaque  jour  maintenant,  Joseph...  Une 
quinzaine  d'étapes,  qu'est-ce  que  c'est?  ■ 

n  me  remontait  le  cœur  ;  mais  je  n'avais 
plus  la  force  de  porter  mon  fusil,  il  me  parais- 
sait lourd  comme  du  plomb.  Je  ne  pouvais  plus 
manger,  et  mes  genoux  tremblaient;  malgré 
cela,  je  ne  désespérais  pas  encore,  je  me  di- 
sais en  moi-même  :  t  Ce  n'est  rien...  Quand  lu 
verras  le  clocher  de  Phalsbourg,  tes  fièvres 
passeront.  Tu  auras  un  bon  air,  Catherine  le 
soignera...  Tout  ira  bien...  vous  vous  marierez 

ensemble.  » 

J'envoyais  d'autres  comme  moi  qui  restaient 
en  route,  mais  j'étais  bien  loin  de  me  trouver 
aussi  malade  qu'eux. 

J'avais  toujours  bonne  confiance,  lorsqu'à 
trois  lieues  de  Fulde,  sur  la  route  de  Salmuns- 
ter  •  pendant  une  halte,  on  apprit  que  cinquante 
mille  Bavarois  venaient  se  mettre  en  travers 
de  notre  retraite,  et  qu'ils  étaient  postés  dans 
de  grandes  forêts  où  nous  devions  passer.  Cette 
nouvelle  me  porta  le  dernier  coup,  parce  que 
je  ne  me  sentais  plus  la  force  d'avancer,  ni 
d'ajuster,  ni  de  me  défendre  à  la  baïonnette,  et 
que  toutes  mes  peines  pour  venir  de  si  loin 
étaient  perdues.  Je  fis  pourtant  encore  un  ef- 
fort loraqu'on  nous  ordonna  de  marcher,  et 
j'essayai  de  me  lever. 

•  Allons,  Joseph^  médisait  Zébédé,  voyons... 
du  courage  !...  > 

Mais  je  ne  pouvais  pas,  et  je  me  mis  à  san- 
gloter en  criant  : 
a  Je  ne  peux  pas  I  • 
— Lève-toi,  faisait-il. 
— Je  ne  peux  pas...  mon  Dieu...  je  ne  peux 

pas!  • 

Je  me  cramponnais  i  son  bras...  des  larmes 
coulaient  le  long  de  son  grand  nez...  Il  essaya 
de  me  porter,  mais  il  était  aussi  trop  faible. 
Alors  je  le  retins  en  lui  criant  : 
t  Zébédé,  ne  m'abandonne  pas  I  • 
Le  capitaine  Vidal  s'approcha,  et  me  regar- 
dant avec  tristesse  : 

•  Allons,  mon  garçon,  dit-il,  les  voitures  de 
l'ambulancevont  passerdansunedemi-heure..» 
on  te  prendra.  » 

Mais  je  savais  bien  ce  que  cela  voulait  dire, 
et  j'attirai  Zébédé  dans  mes  bras  pour  le  serrer. 
Je  lui  dis  à  Toreille  : 


f 
«  Ecoute,  tu  embrasseras  Catherint  pour 

moi...  tu  me  le  promets  I...  Tu  lui  diras  que  je 

suis  mort  en  l'embrassant  et  que  tu  lui  Dortes 

ce  baiser  d'adieu  I 

—Oui!...  fit-il  en  sanglotant  tout  bas,  oui... 
je  lui  dirai  I...  — 0  mon  pauvre  Joseph  !  • 

Je  ne  pouvais  plus  le  lâcher;  il  me  posa  lui- 
même  à  terre  et  s'en  alla  bien  vite  sans  tourner 
la  tête.  La  colonne  s'éloignait...  je  la  regardai 
longtemps,  comme  on  regarde  la  dernière  es- 
pérance de  vie  qui  s'en  va...  Les  traînards  du 
bataillon  entrèrent  dans  un  pli  de  terrain.. . 
Alorsje  fermai  les  yeux,  et  seulement  une  heure 
après,  ou  même  plus  longtemps,  je  me  ré- 
veillai au  bruit  du  canon,  et  je  vis  une  division 
de  la  garde  passer  sur  la  route  au  pas  accéléré, 
avec  des  fourgons  et  de  l'artillerie.  Sur  les 
fourgons  j'apercevais  quelques  malades  et  je 
criais  : 

t  Prenez-moi!...  prenez-moi  I...  » 

Mais  personne  ne  faisait  attention  à  mes 
cris...  on  passait  toujours...  et  le  bruit  de  la 
canonnade  augmentait.  Plus  de  dix  mille  hom- 
mes passèrent  ainsi^  de  la  cavalehe  et  de  Tin- 
fanterie;  je  n'avais  plus  la  force  d'appeler. 

Enfin  la  queue  de  tout  ce  monde  arriva;  je 
regardai  les  sacs  et  les  shakos  s'éloigner  jusqu'à 
la  descente,  puis   disparaître,  et  j'allais  me 
coucher  pour  toujours,  lorsque  j'entendis  en- 
core un  grand  bruit  sur  la  route.  C'étaient  cinq 
ou  six  pièces  qui  galopaient,  attelées  de  solides 
chevaux,— les  canonniers  à  droite  et  à  gauche, 
le  sabre  à  la  main  ;  —  derrière  venaient  les 
caissons.  Je  n'avais  pas  plus  d'espérance  dans 
ceux-ci  que  dans  les  autres,  et  je  regardais 
pourtant,  quand  à  côté  d'une  de  ces  pièces  je 
vis  s'avancer  un  grand  maigre,  roux,  décoré, 
un  maréchal  des  logis,  et  je  reconnus  Zimmer, 
mon  vieux  camarade  de  Leipzig.  Il  passait  sans 
me  voir,  mais  alors  de  toutes  mes  forces  je 

m'écriai  : 

«  Christian  !...  Christian  1...  > 

Et  malgré  le  bruit  des  canons  il  s'arrêta,  se 
retourna,  et  m'aperçut  au  pied  d'un  arbre;  il 
ouvrait  de  grands  yeux. 

t  Christian,  m'écriai-je,  aie  pitié  de  moi  !  ■ 

Alors  il  revint,  me  regarda  et  pâlit  : 

•  Comment,  c'est  toi,  mon  bon  Joseph  \  • 
fi  t-il  en  sautant  à  bas  de  son  cheval. 

Il  me  prit  dans  ses  bras  comme  un  enfant, 
en  criant  aux  hommes  qui  menaient  le  dernier 
fourgon  : 

«Haltel...  arrêtez!  • 

Et,  m'embrassant,  il  me  plaça  dans  ce  fouiv 
gon,  la  tête  sur  un  sac.  Je  vis  aussi  qu'il  éten- 
dait im  gros  manteau  de  cavalerie  sur  mes 
jambes  et  mes  pieds^  en  disant  : 

«  Allons...  en  route...  Ça  chauffe  lA-ba«l  • 


C'est  tout  ce  que  je  me  rappelle,  car  aussitôt 
après  je  perdis  tout  sentiment.  Il  me  semble 
bien  avoir  entendu  depuis  comme  un  roule- 
ment d'orage,  des  cris,  des  commandements, 
et  même  avoir  yu  défiler  dans  le  ciel  la  cime  de 
grands  sapins  au  milieu  de  la  nuit;  mais  tout 
cela  pour  moi  n'est  qu'un  rêve.  Ce  qu'il  y  a  de 
sûr,  c'est  que  derrière  Salmimster^  dans  les 
bois  deHanau,  fut  livrée  ce  jour-lâ  une  grande 
bataille  contre  les  Bavarois,  et  qu'on  leur  passa 
sur  le  ventre* 


xxn 


Le  15  janvier  1814 ,  deux  mois  et  demi  après 
la  bataille  de  Hanau,  je  m'éveillai  dans  un  bon 
lit,  au  fond  d'une  petite  chambre  bien  chaude  ; 
et,  regardant  lee  poutres  du  plafond  au-dessus 
de  moi,  puis  les  petites  fenêtres,  où  le  givre 
étendait  ses  gerbes  blanches,  je  me  dis  :  •  C'est 
l'hiver!  > — En  même  temps,  j'entendais  comme 
an  bruit  de  canon  qui  tonne,  et  le  pétillement 
du  feu  sur  un  âtre.  Au  bout  de  quelques  ins- 
tants, m'étant  retourné,  je  vis  une  jeune  femme 
pâle  assise  près  de  Tâtre,  les  mains  croisées 
sur  les  genoux,  et  je  reconnus  Catherine.  Je 
reconnus  aussi  la  chambre  où  je  venais  passer 
de  si  beaux  dimanches,  avant  de  partir  pour  la 
guerre.  Le  bruit  du  canon  seul,  qui  revenait 
de  minute  en  minute,  me  faisait  peur  de  rêver 
encore. 

Et  longtemps  je  regardai  Catherine,  qui  me 
paraissait  bien  belle;  je  pensais  :  •  Où  donc  est 
la  tante  Grédel?  Comment  suis-je  revenu  au 
pays?  Estrce  que  Catherine  et  moi  nous  som- 
mes mariés?  Mon  Dieul  pourvu  qiLe  ceci  ne 
soit  pas  un  rêve  I  » 

À  la  fin,  prenant  courage,  j'appelai  tout 
doucement  :  t  Catherine!  »  Alors,  elle,  tour- 
nant la  tête,  s'écria  : 

•  Joseph...  tu  me  reconnais? 

~0m,  lui  dis-je  en  étendant  la  main.  » 

BUe  s'approcha  toute  tremblante,  et  je  Tem- 
brassai  longtemps.  Nous  sanglotions  ensemble. 

Et  comme  le  canon  se  remettait  à  gronder^ 
tout  à  coup  cela  me  serra  le  cœur. 

«  Qu'est-ce  que  j'entends,  Catherine?  de- 
mandai-je. 

— C'est  le  canon  de  Phalsbourg,  ilt-eUe  en 
m'embrasaantplus  fort, 

— Le  canon? 

— Om,  la  ville  est  assiégée^ 

— Phalsbourg? Les  ennemis  sont  en 

France! » 

le  ne  pus  dire  un  mot  de  plus...  Ainsi  tant 


de  souffrances,  tant  de  larmes,  deux  millions 
d'hommes  sacrifiés  sur  les  champs  de  bataille, 
tout  cela  n'avait  abouti  qu'à  faire  envahir 
notre  patrie!...  Durant  plus  d'une  heure, 
malgré  la  joie  que  j'éprouvais  de  tenir  dans 
mes  bras  celle  que  j'aimais,  cette  pensée  af- 
freuse ne  me  quitta  pas  une  seconde,  et  même 
aujourd'hui,  tout  vieux  et  tout  blanc  que  je 
suis,  elle  me  revient  encore  avec  amertume... 
Oui,  nous  avons  vu  cela,  nous  autres  vieillards, 
et  il  est  bon  que  les  jeunes  le  sachent  :  nous 
avons  vu  TAUemandi  le  Russe,  le  Suédois, 
l'Espagnol,  l'Anglais,  maîtres  de  la  France, 
tenir  gamiion  dans  nos  villes,  prendre  dans 
nos  forteresses  ce  qui  letur  convenait,  insulter 
nos  soldats,  changer  notre  drapeau  et  se  par^ 
tager  non -seulement  nos  conquêtes  depuis 
1 804,  mais  encore  celles  de  la  République  :  — 
C'était  payer  cher  dix  ans  de  gloire  ! 

Mais  ne  parlons  pas  de  ces  choses,  Tavenir 
les  jugera  :  il  dira  qu'après  Lutzen  et  Bautzen, 
les  ennemis  offraient  de  nous  laisser  la  Bel- 
gique, une  partie  de  la  Hollande,  toute  la  rive 
gauche  du  Rhin  jusqu'à  Bâle,  avec  la  Savoie  et 
le  royaume  d'Italie,  et  que  l'Empereur  a  refusé 
d'accepter  ces  conditions,  —  qui  étaient  pour- 
tant très-belles,  —  parce  qu'il  mettait  la  satis- 
faction de  son  orgueil  avant  le  bonheur  de  la 

France! 

Pour  en  reyenir  à  mon  histoire,  quinte  jours 
après  la  bataille  de  Hanau,  des  milliers  de 
charrettes  couvertes  de  blessés  et  de  malades 
s'étaient  mises  à  défiler  sur  la  route  de  Stras- 
bourg à  Nancy.  Elles  s'étendaient  d'une  seule 
file  du  fond  de  l'Alsace  en  Lorraine. 

La  tante  Grédel  et  Catherine,  à  leur  porte, 
regardaient  s'écouler  ce  convoi  funèbre  ;  leurs 
pensées,  je  n'ai  pas  besoin  de  les  dire!  Plus  de 
douze  cents  charrettes  étaient  passées,  je  n'é- 
tais dans  aucune.  Des  milliers  de  pères  et  de 
mères,  accourus  de  vingt  lieues  à  la  ronde,  re» 
gardaient  ainsi  le  long  de  la  route. .  •  Combien 
retournèrent  chez  eux  sans  avoir  trouvé  leur 
enfant  I 

Le  troisième  jour,  Catherine  me  reconnut 
dans  une  de  ces  voitures  à  panier  du  côté  de 
Mayence,  au  milieu  de  plusieurs  autres  misé- 
rables comme  moi,  les  joues  creuses,  la  peau 
collée  sur  les  os  et  mourant  de  faim. 

t  C'est  lui...  c'est  Joseph  !  »  criait-elle  de  loin. 

Hais  personne  ne  voulait  le  croire  ;  il  fallut 
que  la  tante  Grédel  me  regardât  longtemps 
pour  dire  :  «  Oui,  c'est  lui  1 . . .  Qu'on  le  sorte  de 
là. . .  C'est  notre  Joseph!  » 

Elle  me  fit  transporter  dans  le  or  maison,  e{ 
me  veilla  jour  et  nuit.  Je  ne  voulais  que  de 
l'eau,  je  criais  toujours:  •  De  l'eau  1  de  l'eau!  » 
Personne  au  village  ne  croyait  que  j'en  re- 


95 


ROMANS  NATIONAUX. 


vienorais;  pourtant  le  bonheur  de  respirer 
Tair  du  pays  et  de  revoir  ceux  que  j'aimais 
me  sauva. 

C'est  environ  s;x  mois  après,  le  Sjuillet  1814, 
que  nous  fûmes  mariés,  Catherine  et  moi. 
M.  Goûlden^  qui  nous  aimait  comme  ses  en* 
fants,  m^avait  mis  de  moitié  dans  son  com-» 
merce;  nous  vivions  tous  ensemble  dans  le 
même  nid;  enfin,  nous  étions  les  plus  heu- 
reux du  monde. 

Alors  les  guerres  étaient  finies,  les  alliés  re- 
tournaient chez  eux  d'étape  en  étape,  TEm- 
pereur  était  parti  pour  Tile  d'Elbe,  et  le  roi 
Louis  XVIII  nous  avait  donné  des  libertés 
raisonnables.  C'était  encore  une  fois  le  bon 
temps  de  la  jeunesse,  le  temps  de  Tamour,  le 
tem|s  du  travail  et  de  la  paix.  On  pouvait  es- 
pérer en  l'avenir,  on  pouvait  croire  que  cha- 
cun, avec  de  la  conduite  et  de  l'économie, 
arriverait  à  se  faire  une  position ,  à  gagner 
l'estime  des  honnêtes  gens,  et  à  bien  élever  sa 
famille,  sans  crainte  d'être  repris  par  la  con- 
scription sept  et  même  huit  ans  après  avoir 
gagné. 


I  M.  Goulden,  qui  n'était  pas  trop  content  de 
voir  revenir  les  anciens  rois  et  les  anciens  no- 
bles, pensait  pourtant  que  ces  gens  avaient 
assez  souffert  dans  les  pays  étrangers ,  pour 
comprendre  qu'ils  n'étaient  pas  seuls  au  monde 
et  respecte]^  nos  droits;  il  pensait  aussi  que 
l'empereur  Napoléon  aurait  le  bon  sens  de  se 
tenir  tranquille. . .  mais  il  se  trompait  :  —  les 
Bourbons  étaient  revenus  avec  leurs  vieilles 
idées,  et  l'Empereur  n'attendait  que  le  moment 
de  prendre  sa  revanche. 

Tout  cela  devait  nous  amener  encore  bien 
des  nûsères,  et  je  vous  les  raconterais  avec 
plaisir,  si  cette  histoire  ne  me  paraissait  assez 
longue  pour  une  fois.  Nous  en  resterons  donc 
ici  jusqu'à  nouvel  ordre.  Si  des  gens  raison- 
nables me  disent  que  j'ai  bien  fait  d'écrire 
ma  campagne  de  1813^  que  cela  peut  éclai- 
rer la  jeimesse  sm*  les  vanités  de  la  gloire 
militaire,  et  lui  montrer  qu'on  n'est  jamais 
plus  heureux  que  par  la  paix,  la  liberté  et 
le  travail ,  eh  bien ,  alors  je  i*eprendrai  la 
suite  de  ces  événements,  et  je  vous  raconterai 
Waterloo) 


FÎN   DU   CONSCRIT  DE    1813. 


Madame  Thérhe^  ou  Us  Volontants  Oé  93,  est  l'hia^ 
toire  d'une  Tirandière  de  l'armée  de  la  Moâelle,  lais- 
sée pour  morte  sur  le  champ  de  bataille  d'Anstatt, 
recueillie  et  laurée  par  un  orare  docteur  allemand. 
Ce  livre  ressuscite  destem]^s  glorieux:— il  nous  fait 
assister  àla  lutte  de  trente  mille  rolontaires  deHocho, 
nontre  les  quatre-vingt  mille  soldats  de  Brunswick  et 
de  Wurmser  ; —  un  souffle  patriotique  l'anime  d'un 
bout  à  l'autre.  Oncroirait,  en  le  lisant,  vivre  au  milieu 


T1urès9  après  le  Comerit,  c'est  la  guerre  sainte  de  la 
liberiéf  après  les  inutiles  batailles  de  la  conquête. 

L'Innartony  oui  paraîtra  après  Madttme  Thérète  ou  l$i 
VolatUairet  de  d2,  retrace  la  lutte  des  montagnards  vos* 
giens  contre  les  aUiés.  Quatre  cent  cinquante  mille 
Allemands,  Suédois  et  Russes  ont  franchi  le  Rhin.  Les 
débris  de  notre  armée,  décimés  par  le  tjrphus  ei 
réduits  à  des  cadres,  battent  en  retraite  sur  toute  la 
ligne.  Ils  se  retirent  en  Lorraine ,  abandonnant  les 
déniés  des  Vosges,  qu'il  était  pourtant  si  facile  de 
défendre.  L'ennemi  est  au  pied  des  montagnes.  Il  va 
donc  franchir,  sans  brûler  une  cartouche,  ces  Thermo- 
pjles  françaises.  Mais  non  I  Ala  voix  du  sabotier  Hullin, 
un  ancien  volontaire  de  93,  —  tous  les  montagnards 
se  lèvent  :  schlitteurs,  flotteurs,  bûcherons,  ségars, 
contrebandiers,  tout  le  monde  accourt.  —  Quelle 
bataille  furieuse  dans  les  gorges  bleuâtres,  ou  grouil- 
lent comme  des  fourmilières,  les  vestes  blanches  des 
Autrichiens  !  Pendant  quatre  jours,  cette  poignée  de 
braves  «leni  arrêta  les  soixante  mille  hommes  de 
Sohwarizenbourg. — Malheureusement,  la  trahison  se 
met  de  la  partie.. . .  l'héroTsme  succombe  sous  le  nom- 
bre, et  les  régiments  croates  débouchent  en  Lorraine. 


Waterloo,  <\m  se  relie  au  Consent  do  1813,  est  l'his- 
toire finade,  le  dernier  acte  du  grand  drame  militaire  de 
l'Empire.  Joseph  Bertha,  rentré  dans  ses  foyers  après 
le  désastre  du  Leipzig,  a  épousé  Catherine.  On  respira 
avec  bonheur  après  les   guerres  épouvantables,.  On 
jouit  de  la  tranquillité,  delà  paix.  On  serait  henrMix, 
sans  les  folies  de  la  réaction  légitimiste,  qui  veut  tout 
rétablir  comme  avant  1789.  Tout  à  coup  l'Empereur 
débarque  à  Cannes.  Il  est  à  Grenoble,  il  est  à  Lyon,  il 
esta  Paris  ;  adieu,  la  paix,  le  commerce,  la  tranquillité , 
la  douce  vie  de  famille.  Il  faut  reprendre  le  sao  et 
partir  pour  Waterloo.  La  première  partie  de  ce  livre 
est  d'une  exactitude,  d'une  vérité  historique  incroya- 
ble.   C'est  un   tableau    complet  de  la  restauration 
de  1814.   La  seconde  partie  est  exclusivement  mili- 
taire :  *es  marches  et  contre-marches  pour  dérouter 
l'ennemi,  l'entrée  en  campagne,  la  défection  de  Bonr- 
mont,  l'étonnement  et  la  joie  des  Belles  à  la  vue  des 
troupes   françaises,  la  bataille  de   Ligny  contre   les 
Prussiens,  où  l'on  charge  en  criant  : — Pas  de  quartier  I 
—  l'orage  de  la  nuit,  le  manque  de  vivres,  le  relève- 
ment des  blessés  et  des  morts  qui  s'éleva  jusqu'à  trois 
et  quatre  pieds  dans  les  rues  du  village,  —  la  m^arche 
sous  lapluie  battante^  — la  nuit  passée  dans  les' blés, 
en  arrière  du  mont  Saint-Jean,  au  milieu  des  terres  où 
l'on  enfonce  jusqu'aux  genoux,  sans  allumet-  de  feux, 
de  crainte  de  faire  décamper  les  Anglais;  puis  le  len- 
demain la  grande,  la  terrible  bataille  de  Waterloo  et  la 
déroute,  la  poursuite  des   Prussiens  qui  sabrent  les 
blessés,  le  pillage  des  fourgons  de  vivrei^  la  défense 
de  Paris,  la  retraite  sur  la  Loire,  la  désertion,  >  retour 
de  Louis  XVIU  et  les  vengeances;   ....   tout    pas 
devant  les  yeux  du  lecteur  comme  un  rêve  terrible. 

Waterloo,  c'est  la  bataille  du  désespoir. 


i,™.»  EDITiaN    ILLUSTREE   PAR   RIOU  lo 


^KîAEJH^^ 


^\y  '  OU  -<  y    jÇ^ 

^>      LES  VOLONTAIRES  DE  92     <J^<^ 


ERCKMANN-CHATRIAN 


i^  docleur  Jacnh  Vlugnn 


tlDoi  Tjviong  dans  une  paix  profonde  au 
village  tfingtatt,  au  milieu  des  Vosges  alle- 
^oaoia,  mon  oncle  le  docteur  Jacob  Wagner, 
"Tidlie  servanle  Insbeth  et  moi.  Depiiis  la 
mort  de  la  sœur  Christine,  l'oncle  Jacob  m'a- 
'Wrecneim  cheï  lui.  J'approchais  de  mes  dix 
«a;  j  él^  blond,  rose  et  frais  comme  un  ché- 


rubin. J'avais  un  bonnet  de  cotou,  une  petite 
veste  de  velours  brun,  provenant  d'une  an- 
cienne culotte  de  mon  oncle,  des  pantalons  de 
toile  grise  et  des  sabots  garnis  au-dessus  d'un 
flocon  de  laine.  On  m'appelait  le  petit  Fritzel 
au  village,  et  chaque  soir,  en  rentrant  de  ses 
courses,  l'oncle  Jacob  me  faisait  asseoir  sur  ses 


ROMANS  NATIONAUX. 


genuux  pour  m*apprendre  à  lire  en  français 
dans  Vllistoire  naturelle  de  M.  de  Buffon. 

Il  me  semble  encore  être  dans  notre  lahambre 
basse,  le  plafond  rayé  de  poutres  enfumées.  Je 
vois,  à  gauche,  la  petite  porte  de  l'allée  et  Par- 
moire  de  chêne  ;  à  droite,  Falcôve  fermée  d'un 
rideau  de  serge  verte  ;  au  fond,  l'entrée  de  la 
cuisine,  près  du  poêle  de  fonte  aux  grosses 
moulures  représentant  les  douze  mois  de  l'an- 
née, —le  Cerf,  les  Poissons,  le  Capricorne,  le 
Verseau,  la  Gerbe,  etc., —  et,  du  côté  de  la 
rue,  les  deux  petites  fenêtres  qui  regardent  à 
travers  les  feuilles  de  vigne  sur  la  place  de  la 
Fontaine. 

Je  vois  aussi  Toncle  Jacob,  élancé,  le  front 
haut,  surmonté  de  sa  belle  cheivelure  blonde 
dessinant  ses  larges  tempes  avec  grâce,  le  nez 
légèrement  aquilin,  les  yeux  bleus,  le  men- 
ton arrondi,  les  lèvres  tendres  et  bonnes.  Il 
est  en  culotte  de  ratine  noire,  habit  bleu  de 
ciel  à  boutons  de  cuivre,  et  bottes  molles  à  re- 
troussis  jauDO  clair,  devant  lesquelles  pend  un 
gland  de  soie.  Assis  dans  son  fauteuil  de  cuir, 
les  bras  sur  la  table,  il  lit,  et  le  soleil  fait  trem« 
bloter  Tombre  des  feuilles  de  .vigne  sur  sa 
figure  un  peu  longue  et  hàlée  par  le  grand 
air. 

C'était  un  homme  sentimental,  amateur  de 
la  paix;  il  approchait  de  la  quarantaine  et  pas- 
sait pour  être  le  meilleur  médecin  du  pays. 
J'ai  su  depuis  qu'il  se  plaisait  à  faire  des  théo- 
ries sur  la  fraternité  universelle,  et  que  les 
paquets  de  livres  que  lui  apportait  de  temps 
en  temps  le  messager^  Fritz  concernaient  cet 
objet  important. 

Tout  cela  je  le  vois,  sans  oublier  notre  Lis-* 
beth,  une  bonne  vieille,  souriante  et  ridée,;  en 
casaquin  et  jupe  de  toile  bleue,  qui  filé  daiis 
un  coin;  ni  le  chat  RoUer,  qui  rêve,  assis  sur 
sa  queue,  derrière  le  fourneau,  ses  groifei  yetix 
dorés  ouverts  dans  l'ombre  comme  un  hiboiii 

Il  me  semble  que  je  n'ai  qu'4  traverser  l'al^ 
lée  pour  me  glisser  dans  le  fruitier  aux  bonnes^ 
odeurs,  que  je  n'ai  qu'à  grimper  Tesi^liet  de 
bois  de  la  cuisine  pour  monter  dans  ma  cham- 
bre, où  je  lâchais  les  mésanges  que  le  petit 
Hans  Aden,  le  fils  du  sabotier,  et  moi,  nous 
allions  prendre  à  la  pipée.  Il  y  en  avait  de 
bleues  et  de  vertes.  La  petite  Elisa  Meyer,  la 
ÛUe  du  bourgmestre,  venait  souvent  les  voir  et 
m'en  demander;  et  quand  Hans  Aden,  Ludvsâg, 
Fra;itz  Sépel,  Karl  Slenger  et  moi  nous  con- 
duisions ensemble  les  vaches  et  les  chèvres  à 
la  pâture,  sur  la  côte  du  Birkenwald,  elle  s'ac- 
croohait  toujours  à  ma  veste  en  me  disant  : 

'  Fritzeli  laisse-moi  conduire  votre  vache.... 
De  me  chasse  pas  1  • 

Et  je  lui  donnais  mon  fouet:  nous  allions 


faire  du  feu  dans  le  gazon  et  cuire  des  pommes 
de  terre  sous  la  cendre. 

Ohl  le  bon  temps  I  Comme  tou{  était  calme, 
paisible  autour  de  nous!  Gomme  tout  se  faisait 
régulièrement!  Jamais  le  moindre  trouble  :  le 
lundi,  le  mardi,  le  mercredi,  tous  les  jours  de 
la  semaine  se  suivaient  exactement  pareils. 

Chaque  jour  on  se  levait  à  la  même  heureT, 
oïl  s'habillait,  on  s'asseyait  devant  la  bonne 
soupe  à  la  farine  apprêtée  par  Lisbeth.  L'oncle 
partait  à  cheval  ;  moi,  j'allais  faire  des  trébu- 
che ts  et  des  lacets  pour  les  grives,  les  moineaux 
ou  les  verdiers,  selon  la  saison. 

A  midi  nous  étions  de  retour.  On  mangeait 
du  lard  aux  choux,  àesnoudels  ou  des  knospfels. 
Puis  j'allais  pâturer,  ou  visiter  mes  lacets^  ou 
bien  me  baigner  dans  la  Queich  quand  il  faisait 
chaud. 

Le  soir,  j'avais  bon  appétit,  Toncle  et  Lisbeth 
aussi,  et  nous  louions  à  table  le  Seigneur  de 
ses  grâces^ 

Tous  les  jours,  vers  la  fin  du  souper,  au  mo- 
mejit  où  la  nuit  grisâtre  commençait  à  s'éten- 
Y'à,^  dans  la  salle,  un  pas  lourd  traversait 
Talléfè,  la  porte  s'ouvrait,  et  sur  le  seuil  appa- 
raissait un  homme  trapu,  carré,  large  des 
épaules,  coiffé  d'un  grand  feutre,  et  qui  disait  : 

>  Bonsoir,  monsieur  le  docteur. 

—  Asseyez-vous,  mauser  *,  répondait  l'oncle. 
Lisbeth,  ouvre  la  cuisine. 

Lisbeth  poussait  la  porte,  et  la  flamme  rouge, 
dansant  sur  Tâtre,  noua  montrait  le  taupier  en 
face  de  notre  table,  regardant  de  8c>s  petits 
yeux  gth  ùb  que  nous  mangions.  C'était  une 
véritable  mine  de  rat  des  champs  :  le  nez  lonç, 
la  bouche  petite,  le  menton  rentrant,  les  oreil- 
les droites,  quatre  poils  de  moustache  jaunes, 
ébouriffés:  S& 's6uquenille  de  toile  grise  lui 
descendait  i  peine  au  bas  do  l'échiné;  son 
grand  gilet  TCRQge,  aux  poches  profondes,  bal- 
lottait sur  des  êuisses,  et  ses  énormes  souliers, 
tout  jaunes  de  iglèbe,  avaient  de  gros  clous  qui 
u.  luisaient  sot  le  devant,  en  forme  de  griffes, 
'  jusqu'au  haut  des  épaisses  semelles. 

Le  mause^r  pouvait  avoir  cinquante  ans;  ses 
cheveux  grisonnaient,  de  grosses  rides  sillon* 
naient  son  front  rougeâtre ,  et  des  sourcils 
blancs,  à  reflets  d'or,  lui  tombaient  jusque  sur 
le  globe  de  ToBil. 

On  le  voyait  toujours  aux  champs  en  train 
de  poser  ses  attrapes,  ou  bien  à  la  porte  de  son 
rucher  à  mi-côte,  dans  les  bruyères  du  Birken- 
wald, avec  son  masque  de  fil  de  fer,  ses  grosses 
moufles  de  toile  et  sa  grande  cuiller  tranchante 
pour  dénicher  le  miel  des  ruches. 

A  la  fin  de  l'automne,  dorant  un  mois,  il 

♦  TAupier. 


MADAME  THERBSB. 


quitlait  le  village,  sou  bissac  su  travera  du  dos, 
d'un  côté  le  grand  pot  à  miel,  de  l'autre  la  cire 
jauue  en  briques,  qu'il  allait  vendre  aux  curés 
des  environs  pour  faire  des  cierges. 

Tel  était  le  mauser. 

Après  avoir  bien  regardé  sur  la  talle,  îl  dJ- 
eait  : 

.  Ça,  c'est  du  fromage.  .  ça,  ce  aont  des 
noise  II  es. 

—  Oui,  répondait  l'oncle  ;  a  votre  service. 

—  Merci  ;  j'aime  mieux  fumer  une  pipe 
maintenant.  • 

Alors  il  tirait  de  sa  poche  une  pipe  noire, 
garnie  d'un  couvercle  de  cuivre  i  petite  chaî- 
nette. Il  la  bourrait  avec  soin,  continuant  de 
regarder,  puis  il  ectraildans  la  cuisine,  prenait 
une  braise  dans  le  creux  de  sa  main  calleuse, 
et  la  plaçait  sur  le  tahac.  Je  crois  encore  le 
voir,  avec  sa  mine  de  rat,  le  nez  en  l'air,  tirer 
de  grosses  bouiTées  en  face  de  Titre  pourpre; 
puis  rentrer  et  s'asseoir  dans  l'ombre,  au  coin 
du  fourneau,  les  jambes  repliées. 

En  dehors  des  taupes  et  des  abeilles,  du  miel 
et  de  la  cire,  le  mauser  avait  encore  une  autre 
occupation  grave  :  il  prédisait  l'avenir  mOTen- 
aant  le  passage  des  oiseaux,  l'abondance  des 
sauterelles  et  des  chenilles,  et  certaines  tradi- 
tions inscrites  dans  un  gros  livre  &  couvercle 
de  boia,  qu'il  avait  hérité  d'une  vieille  tante 
de  Héming,  et  qui  l'éclaîrait  sur  les  choses  fu- 
tures. 

Hais  pour  entamer  le  chapitre  de  ses  prédic- 
tions, il  lui  fallait  la  présence  de  son  ami  Eof- 
fel,  le  menuisier,  le  tourneur,  l'horloger,  le 
tondeur  de  chiens,  le  guérisseur  de  bêles,  bref, 
le  plus  beau  génie  d'^uatatt  et  des  environs. 

Kojfel  faisait  de  tojt  il  rafistolait  la  vaisselle 
Têlée  avec  du  Ûl  de  ter,  il  étamait  les  casse- 
roles, il  réparait  les  vieux  meubles  détraqués, 
il  remettait  l'orgue  en  bon  état  quand  les  flûtes 
ouïes  souOlets  étaient  dérangés;  l'oncle  Jacob 
avait  même  dd  lui  défendre  de  redresser  les 
jambes  et  les  bras  cassés,  car  U  se  sentait  aussi 
du  talent  pour  la  médecine.  Le  mauser  l'admi- 
rait beaucoup  et  disait  quelquefois  ;  *  Quel 
dommage  que  EotTel  n'ait  pas  étudié). ..  quel 
dommagel  •  Et  toutes  les  commères  du  pays 
le  regardaient  comme  un  être  universel. 

Meus  tout  cela  ne  faisait  pas  bouillir  sa  mar- 
rie, et  le  plus  clair  de  ses  ressources  était  en- 
core d'aller  couper  de  la  choucroute  en  au- 
tomne, sou  tiroir  à  rabots  sur  le  dos  en  fonne 
[  de  hotte,  criant  de  porta  en  porte  :  •  Pas  de 
\    choQi?pasde  choui?  . 

Voilà  pourtant  comment  les  grands  eepriu 
'    «ont  Técompensés. 

'  KoSel  petit,  maigre,  noir  de  barbe  et  de 
I    <^Biurie  uei  emi6,  descendant  tout  droit  en 


pointe  comme  le  bec  d'une  sarcelle,  ne  lardait 
pas  à  paraître,  les  poings  dans  les  pochée  de  sa 
petite  veste  ronde,  le  bonnet  de  coton  stir  la 
nuque,  la  pointe  entre  les  épaules,  sa  culotta 
et  ses  gros  bas  bleus,  tachés  de  colle-forte, 
flottant  sur  ses  Jambes  minces  comme  à'v  fil3 
d'archal,  et  ses  savates  découpées  en  plusieurs 
endroits  pour  faire  place  A  ses  oignons.  H  en- 
trait quelques  instants  après  le  mauser,  et, 
s'avançant  à  petits  pas,  il  disait  d'un  air  grave 

•  Bon  appétit,  monsieur  le  docteur. 

—Si  le  cœur  vous  en  dit?  répondait  l'oncle. 

— Bien  des  remerclments  ;  nousavons  mangé 
ce  soir  de  la  salade;  c'est  ce  que  j'aime  le 
mieux.  • 

Après  ces  paroles,  Eoffel  allùt  s'asseoir  der- 
rière le  fourneau  et  ne  bougeait  pas  jusqu'au 
moment  où  l'oncle  disait  : 

•  Allons,Iisbeth,aUumeIacbandelleetlève 
la  nappe.  * 

Alors,  à  son  tour,  l'oncle  bourrait  sa  pipe  et 
se  rapprochait  du  fourneau.  On  se  mettait  i 
causer  de  la  pluie  et  du  beau  temps,  des  ré- 
coltes, etc.  ;  le  taupier  avait  posé  tant  d'attrapes 
pendant  la  journée,  il  avait  détourne  l'eau  de 
tel  pré  durant  l'orage  ;  ou  bien  il  venait  de  re- 
tirer tant  de  miel  de  ses  ruches;  ses  abeilles 
devaient  bientôt  essaimer,  elles  formaient 
barbe,  et  d'avance  le  mauser  préparait  des  pa- 
niers pour  recevoir  les  jeunes. 

Eoffel,  lui,  ruminait  toujours  quelque  inven- 
tion; il  parlait  de  son  horloge  sans  poids,  où 
les  douze  apôtres  devaient  paraître  au  coup  de 
midi,  pendant  que  le  coq  chanterait  et  que  la 
mort  faucherait;  ou  bien  de  sa  charrue,  qui 
i  devait  marcher  toute  seule,  en  la  remontant 
comme  une  pendule,  ou  de  telle  autre  décou- 
verte merveilleuse. 

L'oncle  écoutait  gravement;  il  approuvait 
d'un  signe  de  tête,  en  rêvant  à  ses  malades. 

En  été,  les  voisineB,  assises  sur  le  banc  de 
pierre,  devant  nos  fenêtres  ouvertes,  s'entre 
tenaient  avec  Lisbeth  des  choses  de  leurs  mé- 
nages :  l'une  avait  Qlé  tant  d'aunes  de  toile 
l'hiver  dernier;  les  poules  d'une  autre  avaient 
pondu  tant  d'œufs  dans  la  journée. 

Moi,  je  profitais  d'un  bon  moment  pour  cou- 
rir à  la  forge  de  E]ipfel,dont  la  flamme  brillait 
de  loin,  dans  la  nuit,  au  bout  du  village.  Hans 
Aden,  Frantz  Sépel  et  plusieurs  autres  s'y  trou- 
vaient déjà  réunis.  Nous  regardions  les  étin- 
celles partir  comme  des  éclairs  sous  les  coupe 
de  marteau;  nous  sifflions  au  bruit  "ie  l'en- 
clume. Se  présentait- il  une  vieille  ros^e  à  fer- 
rer, nous  aidions  à  lui  lever  la  jambe.  Les  plus 
vieux  d'entre  nous  essayaient  de  fumei  des 
feuilles  de  noyer,  ce  qui  leur  retournait  l'ester 
mac;  quelques  autres  se  glorifiaient  d'aller 


-^ 


*-^"  *      *-»--.» 


ROMANS  NATIONAUX. 


déjà  tous  les  dimanches  à  la  danse,  c'étaient 
ceux  de  quinze  à  seize  ans.  Ils  se  plantaient  le 
chapeau  sur  Toreille  et  fumaient  d'un  air  d'im- 
portance, les  mains  dans  les  poches. 

Enfin,  à  dix  heures,  toute  la  bande  se  dis- 
persait; chacun  rentrait  chez  soi. 

Ainsi  se  passaient  les  jours  ordinaires  de  la 
semaine;  mais  les  lundis  et  les  Tendredis 
Toncle  recevait  la  Gazette  de  Francfort,  et  ces 
jours-là  les  réunions  étaient  plus  nombreuses 
à  la  maison.  Outre  le  mauser  et  Eoffel,  nous 
voyions  arriver  notre  bourgmestre  Christian 
Meyer  et  M.  Karolus  Richter,  le  petit-fils  d'un 
ancien  valet  du  comte  de  Salm-Salm.  Ni  Tun  ni 
l'autre  ne  voulait  s'abonner  à  la  gazette,  mais 
ils  aimaient  d'en  entendre  la  lecture  pour  rien. 

Que  de  fois  je  me  suis  rappelé  depuis  notre 
gros  bourgmestre  aux  oreilles  écarlates,  avec 
sa  camisole  de  laine  et  son  bonnet  de  coton 
blanc,  assis  dans  le  fauteuil,  à  la  place. ordi- 
naire de  l'oncle  I  II  semblait  songer  à  des 
choses  profondes;  mais  sa  grande  préoccupa- 
tion était  de  retenir  les  nouvelles  pour  en  faire 
part  à  sa  femme,  la  vertueuse  Barbara,  qui 
gouvernait  la  commune  sous  son  nom. 

Et  le  grand  Karolus  donc,  cette  espèce  de 
lévrier  en  habit  de  chasse  et  casquette  de  cuir 
bouilli,  le  plus  grand  usurier  du  pays,  qui  re- 
gardait tous  les  paysans  du  haut  de  sa  gran- 
deur, parce  que  son  grand-père  avait  été  la- 
quais de  Salm-Salm,  qui  s'imaginait  vous  faire 
des  grâces  en  fumant  votre  tabac,  et  qui  parlait 
sans  cesse  de  parcs,  de  faisanderies,  de  grandes 
chasses  à  course,  des  droits  et  des  privilèges 
de  monseigneur  de  Salm-Salm.  Combien  de  fois 
je  l'ai  revu  en  rêve,  allant,  venant  dans  notre 
chambre  basse,  écoutant,  fronçant  le  sourcil, 
plongeant  tout  à  coup  la  main  dans  la  grande 
poche  de  l'habit  de  l'oncle,  pour  lui  prendre 
son  paquet  de  tabac,  bourrant  sa  pipe  et  rallu- 
mant à  la  chandelle  en  disant  : 

t  Permettez!  » 

Oui,  toutes  ces  choses,  je  les  revois. 

Pauvre  oncle  Jacob,  qu'il  était  bonhomme  de 
36  laisser  fumer  son  tabac,  mais  il  n'y  prenait 
pas  même  garde  ;  il  Usait  avec  tant  d'attenHon 
les  nouvelles  du  jour.  Les  Républicains  enva- 
hissaient le  Palatinat,  ils  descendaient  le  Rhin, 
ils  osaient  regarder  en  face  les  trois  électeurs, 
le  roi  Wilhelm  de  Prusse  et  l'empereur  Joseph. 

Tous  les  assistants  s'étonnaient  de  leur  au- 
dace. 

M.  Richter  disait  que  cela  ne  pouvait  du- 
rer, et  que  tous  ces  mauvais  gueux  seraient 
exterminés  jusqu'au  dernier. 

Uoncle  finissait  toujours  sa  lecture  par  quel- 
que réflexion  judicieuse  ;  tout  en  repliant  la 
gai^ette,  il  disait: 


«  Louons  le  Seigneur  de  vivre  au  milieu  aes 
bois,  plutôt  que  dans  les  vignobles,  dans  la 
montagne  aride,  plutôt  que  dans  la  plaine  fé- 
conde. Ces  Républicains  n'espèrent  rien  pou- 
voir happer  ici;  voilà  ce  qui  fait  notre  sécurité, 
nous  pouvons  dormir  en  paix  sur  les  deux 
oreilles.  Mais  que  d'autres  sont  exposés  à  leurs 
rapines  t  Ces  gens-là  veulent  tout  par  la  force  ; 
or,  la  force  n'a  jamais  rien  produit  de  bon.  Ils 
nous  parlent  d'amour,  d'égalité,  de  liberté, 
mais  ils  n'appliquent  point  ces  principes  ;  ils  se 
fient  à  leur  bras  et  non  à  la  justice  de  leur 
cause.  Avant  eux,  et  bien  longtemps,  d'autres 
sont  venus  pour  délivrer  le  monde;  ceux-là  ne 
frappaient  point,  ils  n'immolaient  point,  ils 
périssaient  par  milliers,  et  furent  représentés 
dans  la  suite  des  siècles  par  l'agneau  que  les 
loups  dévorent.  On  aurait  cru  que  de  ces  hom- 
mes il  ne  devait  plus  même  rester  un  souve- 
nir ;  eh  bien  !  ils  ont  conquis  le  monde  ;  ils 
n^ontpas  conquis  la  chair,  mais  ils  ont  conquis 
l'âme  du  genre  humain,  et  l'âme,  c'est  tout! — 
Pourquoi  ceux-ci  ne  suivent-ils  pas  le  même 
exemple?  » 

Aussitôt  Karolus  Richter  8*écriait  d'un  air 
dédaigneux  : 

«  Pourquoi?  C'est  parce  qu'ils  se  moquent 
bien  des  âmes,  et  qu'ils  envient  les  puissants  de 
la  terre.  Et  d'abord,  tous  ces  Républicains  sont 
des  athées,  depuis  le  premier  jusqu'au  der- 
nier, ils  ne  respectent  ni  le  trône  ni  l'autel;  ils 
ont  renversé  des  choses  établies  depuis  l'origine 
des  temps;  ils  ne  veulent  plus  de  noblesse, 
comme  si  la  noblesse  n'était  pas  l'essence  des 
choses  sur  la  terre  et  dans  le  del,  comme  s'il 
n'était  pas  reconnu  que,  parmi  les  hommes,  les 
uns  naissent  pour  l'esclavage  et  les  autres  pour 
la  domination,  comme  si  l'on  ne  voyait  pas  cet 
ordre  établi  même  dans  la  nature  :  les  mousses 
sont  sous  l'herbe,  l'herbe  sous  les  buissons,  les 
buissons  sous  les  arbres,  et  les  arbres  sous  la 
voûte  céleste.  De  même,  les  paysans  sont  sous 
la  bourgeoisie,  la  bourgeoisie  sous  la  noblesse 
de  robe,  la  noblesse  de  robe  sous  la  noblesse 
d'épée,  la  noblesse  d'épée  sous  le  roi,  et  le  roi 
sous  le  pape,  représenté  par  ses  cardinaux,  ses 
archevêques  et  ses  évêques.  Voilà  l'ordre  na- 
turel des  choses. 

«  On  aura  beau  faire,  jamais  im  chardon  ne 
pourra  s*élever  à  la  hauteur  d'un  chêne,  et  ja^^ 
mais  un  paysan  ne  pourra  tenir  le  glaive, 
ecmxLG  un  descendant  de  l'illustre  race  des 
guerriers. 

»  Ces  Républicains  ont  obtenu  quelques  suc- 
cès éphémères,  à  cause  de  la  surprise  qu'ils  ont 
causée  à  l'univers  par  leur  audace  vraiment 
incroyable  et  leur  absence  de  sens  oonmiuD  « 
En  niant  toutes  les  doctrines  et  tous  les  prin  - 


MADAME   THâHESB. 


cipes  établis,  ils  ont  tivppé  les  gens  rai- 
wnitables  de  stupéfactloo  ;  c'est  là  l'unique 
cause  de  ces  bouleversements.  De  même  qu'il 
arrive  quelquefois  de  voir  un  bœuf  et  mâme 
an  taureau  s'arrêter  tout  à  coup  et  s'enfuir  à 
la  rue  d'un  rat  qui  sort  subitement  de  dessous 
terre  et  se  dresse  devant  lui,  de  mfjne  nous 
voyons  nos  soldats  étonnés  et  même  déroutés 
par  une  semblable  audace.  Hais  tout  cela  ne 
peut  durer  longtemps,  et  la  première  surprise 
une  fois  passée,  je  suis  bien  sûr  que  nos  vieux 
généraux  de  la  guerre  de  Sept  ans  battront  ce 
ramassis  de  va-nu-pieds  à  plate  couture,  et 
qu'il  n'en  rentrera  pas  un  seul  dans  leur  mal- 
heureux pays  !  • 

Ayant  dit  cela,  M.  Earolua  rallumait  sa  pipe 
et  continuait  à  se  promener  de  long  en  large, 
les  mains  derrière  le  dos,  d'un  air  satisfait  de 
lui-ménie.  ' 

Tous  les  autres  réfléchissaient  &  ce  qu'ils  vo- 
uaient d'entendre,  et  le  mauser  prenait  enfin  la 
parole  à  son  tour. 

•  Tout  ce  qui  doit  arriver  arrive,  faisait-il. 
Puisque  ces  Républicains  ont  chassé  leurs  sei- 
gneurs et  leurs  religieux,  c'était  écrit  dans  le 
ciel  depuis  le  commencement  des  temps  :  Dien 
l'a  voulu!  Maintenant,  de  savoir  s'ils  revien- 
dront, cela  dépend  de  ce  que  le  Seigneur  Dieu 
voudra;  s'il  veut  ressusciter  les  morts,  cela 
dépend  d»  lui.  Mais  l'année  dernière,  comme 
je  legaroais  travailller  mes  abeilles,  je  vis  que 
toat  à  coup  ces  petits  èLres,  doux  et  même  jolis, 
se  mettaient  à  tomber  sur  les  frelons,  à  les 
piquer  et  à  les  traîner  hors  de  la  ruche.  Cela 
revient  tous  les  ans.  Ces  frelons  font  les  jeunes 
et  les  abeilles  les  entretiennent  tant  que  la 
nidae  a  besoin  d'eu.'c  ;  mais  ensuite  elles  les 
tuent  :  c'est  quelque  Ctuse  d'abominable,  et 
pourtant  c'est  écrit  1  —  ta  voyant  cela,  je  pen- 
sais à  ces  Républicains  :  ils  sont  en  train  de 
tuer  leurs  frelons  ;  mais  soyez  tranquilles,  on 
ne  peut  jamais  se  passerd'eux;  il  en  reviendra 
d'autres  ;  il  faudra  les  remplumer  et  les  nour- 
rir; après  cela  les  abeilles  se  f&cheront  encore 
et  les  tueront  par  centaines.  On  croira  que  tout 
est  Ëni,  mais  il  en  reviendra d'aubvs...  ainsi 
de  suite  ;  il  en  faut. . .  il  «a  faut  ! . , .  > 

Le  mauser  alors  hochait  la  tête,  et  M.  Earo- 
lua, s'arrêtant  au  milieu  de  la  chambre,  s'é- 

Criàl; 

•  Ouest-ce  que  vous  appelez  frelonsT  Les 
vrais  Ereloos  sont  les  orgueilleux  vermisseaux 
qui  £8  croient  capables  de  tout,  et  non  les  sei- 
gneura  et  les  religieux. 

—Satif  votre  respL'ct,  monsieur  Richter,  fai- 
wit  'e  mau&er,  les  fielons  sont  ceux  qui  ne  veu- 
lent riea  faire  et  jouir  de  tout  ;  ceux  qui,  sans 
tendre  aucun  service  que  de  bourdonner  autour 


de  la  reine,  veulent  qu'on  les  entretienne  gras- 
sement. (M  les  entretient.  Mais  flnalemont,  il 
est  écrit  qu'on  les  jette  dehors.  C'est  arrivé 
mille  et  mille  fois,  et  cela  ne  peut  manquer 
d'arriver  toiijours.  Les  abeilles  travailletises, 
pleines  d'ordre  et  d'économie,  ne  peuvent  nour- 
rir des  êtres  propres  k  rien.  C'est  malheureux, 
c'est  triste,  mais  voilà  :  quand  on  fait  du  miel, 
on  aime  à  le  garder  pour  soi. 

— Vous  êtes  un  jacobin  I  s'écriait  Karolus  in- 
digné. 

— Non,  BU  contraire,  je  suis  un  bourgeois 
d'Anstatt,  taupier  et  éleveur  d'abeilles;  j'aime 
mon  pays  autant  que  vous;  je  me  sacriûerais 
pour  lui,  peut-être  plutôt  que  vous.  Mais  je 
suis  bien  forcé  de  dîie  que  les  vrais  frelons  son  l 
ceux  qui  ne  font  rien,  et  que  les  abeilles  sont 
celles  qui  travaillent,  puisque  je  l'ai  vu  cent 
fois. 

— Ahl  s'écriait  Karolus  Richter,  je  parierais 
que  Koffel  a  les  mêmes  idées  que  vous  I  • 

Alors  le  petit  menuisier,  qui  n'avait  rien  dit, 
répondait  en  clignant  de  l'œil  : 

■  Monsieur  Karolus,  ai  j'avais  le  bonheur 
d'être  le  petit-fils  d'un  domestique  de  Yen- 
Péter  ou  de  Salm-Salm,  et  si  j'en  avais  hérité 
de  grands  biens,  qui  m'entretiendraient  dans 
l'abondance  et  la  paresse,  alors  je  dirais  que 
les  frelons  sont  les  travailleurs  et  les  abeilles 
les  fainéants.  Mais  de  la  façon  dont  je  suis,  j'ai 
besoin  de  tout  le  monde  pour  vivre,  et  je  ne 
dis  rien.  Je  me  tùs.  Seulement  je  pense  que 
cbacim  devrait  obtenir  ce  qu'il  mérite  par  son 
travail. 

—  Mes  chers  amis,  reprenait  alors  l'oncle 
gravement,  ne  parlons  pas  de  ces  choses,  car 
nous  ne  pourrions  nous  entendre.  La  paixl  la 
paix!  voilà  ce  qu'il  nous  faut.  C'est  la  paix  qui 
fait  prospérer  les  hommes  et  qui  remet  tous 
les  êtres  à  leur  place  véritable.  Par  la  guerre, 
on  volt  les  mauvais  instincts  prévaloir  ;  le 
meurtre,  la  rapine  et  le  reste.  Aussi  tous  les 
hommes  de  mauvaise  vie  aiment  la  guerre; 
c'est  le  seul  moyen  pour  eux  de  paraître  quel- 
que chose.  En  temps  de  paix,  ils  ne  seraient 
rien;  on  verrait  trop  facilement  que  leurs  pen- 
sées, leurs  inventions  et  leurs  désirs  se  rappor- 
tent à  de  pauvres  génies.  L'homme  a  été  créé 
par  Dieu  pour  la  paix,  pour  le  travail,  l'amour 
de  sa  femille  et  de  ses  semblables.  Or,  puisque 
la  guerre  va  contre  tout  cela,  c'est  un  véritable 
Qéau.  Maintenant,  voici  dix  heures  q[ui  sonnent, 
nous  pourrions  nous  disputer  jusqu'à  demain 
sans  nous  entendre  davantage.  Je  propose  donc 
d'aller  nous  coucher.  • 

Tout  le  monde  se  levait  alors,  et  le  bouif;- 
mestre,  appuyant  ses  deux  gros  poings  ambras 
de  son  iauteuiJ,  s'écriait  : 


6 


ROMANS  NATIONAUX. 

• 


•  Fasse  le  ciel  que  ni  les  Républicains,  ni  les 
Prussiens V  ni  les  Impériaux  ne  passent  par  ici, 
car  tous  ces  gens  ont  faim  et  soif  1  Et  comme  il 
est  plus  agréable  de  boire  son  vin  soi-même 
que  de  le  voir  avaler  par  les  autres,  j^aime 
beaucoup  mieux  apprendre  ces  choses  par  la 
gazette  que  d'en  jouir  par  mes  propres  yeux. 
Voilà  ce  que  je  pense.  » 

Sur  cette  réflexion,  il  s'acheminait  vers  la 
porte;  les  autres  le  smvaient. 

«  Bonne  nuiti  criait  Toncle. 

—  Bonsoir  I  ■  répondait  le  mauser  en  s'éloi- 
gnant  dans  la  rue  sombre. 

La  porte  se  refermait,  et  Toncle  soucieux  me 
disait  : 
«  Allons,  Pritzel,  tâche  de  bien  dormir. 

—  Pareillement,  mon  oncle,  »  lui  répon- 
dais-je. 

Lisbeth  et  moi  nous  montions  l'escalier. 
Un  quart  d'heure  après,  le  plus  profond  si- 
lence régnait  dans  la  maison. 


II 


Or,  un  vendredi  soir  du  mois  de  novembre 
1793,  Lisbeth,  après  le  souper,  pétrissait  la  pâte 
pour  cuire  le  pain  du  ménage,  selon  son  habi- 
tude. Comme  il  devait  en  résulter  aussi  de  la 
galette  et  de  la  tarte  aux  pommes^  je  me  tenais 
près  d'elle  dans  la  cuisine,  et  je  la  contemplais 
en  me  livrant  aux  réflexions  les  plus  agréables. 

La  pâte  faite,  on  y  mit  la  levure  de  bière,  on 
gratta  le  pétrin  tout  autour,  et  l'on  étendit  des- 
sus ime  grosse  couverture  en  plumes  pour 
laisser  fermenter.  Après  quoi  Lisbeth  répandit 
les  braises  de  Tâtre  à  Tintérieur  du  four,  et 
poussa  dans  le  fond,  avec  la  perche,  trois  gros 
fagots  secs  qui  se  mirent  â  flamboyer  sous  la 
voûte  sombre.  Enfin,  le  feu  bien  allumé,  elle 
plaça  la  plaque  de  tôle  devant  la  bouche  du 
four,  et  me  dit  : 

«  Maintenant,  Fritzel,  allons  nous  coucher; 
demain,  quand  tu  te  lèveras,  il  y  aura  de  la 
tarte.  » 

Nous  montâmes  donc  dans  nos  chambres. 
L'oncle  Jacob  ronflait  depuis  une  heure  au  fond 
de  son  alcôve.  Je  me  couchai,  rêvant  de  bonnes 
choses,  et  ne  tardai  point  à  m'endormir  comme 
un  bienheureux. 

Gela  durait  depuis  assez  longtemps,  mais  il 
faisait  encore  nuit,  et  la  lune  brillait  en  face 
de  ma  petite  fenêtre,  lorsque  je  fus  éveillé  par 
un  tumulte  étrange.  On  aurait  dit  que  tout  le 
village  ^tait  en  l'air  :  les^  portes  s'ouvraient  et 
se  refermaient  au  loin,  une  foule  de  pas  tra- 


\  versaient  les  mares  boueuses  de  la  rue.  £n 
même  temps  j  ^entendais  aller  et  venir  dans 
notre  maison,  et  des  reflets  pourpres  miroi- 
taient sur  mes  vitres. 

Qu'on  se  figure  mon  épouvante. 

Après  avoir  écouté,  je  me  levai  doucement 
et  j'ouvris  une  fenêtre.  Toute  la  rue  était  pleine 
de  monde,  et  non-seulement  la  rue,  mais  en- 
core les  petits  jardins  et  les  ruelles  aux  environs: 
rien  que  de  grands  gaillards,  coiffés  d'immenses 
chapeaux  à  cornes,  revêtus  de  longs  habits 
bleus  à  parements  rouges, —  de  larges  bau- 
driers blancs  en  travers,  —  et  la  grande  queue 
pendant  sur  le  dos,  sans  parler  des  sabres  et 
des  gibernes  qui  leur  ballottaient  au  bas  des 
reins,  et -que  je  voyais  pour  la  première  fois. 
Ils  avaient  mis  leurs  fusils  en  faisceaux  devant 
notre  grange;  deux  sentinelles  se  promenaient 
autour;  les* autres  entraient  dans  leç  maisons 
comme  chez  eux. 

Au  coin  de  l'écurie  trois  chevaux  piaffaient. 
Plus  loin,  devant  la  boucherie  de  Sépel,  de 
l'autre  côté  de  la  place,  aux  crocs  du  mur  où 
Ton  écorchait  les  veaux,  était  pendu  tout  un 
bœuf,  à  la  lueur  d'un  grand  feu  qui  montait  et 
descendait,  illuminant  la  place;  sa  tête  et  son 
dos  traînaient  â  terre.  Un  de  ces  hommes,  les 
manches  de  sa  chemise  retroussées  autour  de 
ses  bras  musculeux,  le  dépouillait;  il  l'avait 
fendu  du  haut  en  bas;  les  entrailles  bleues  cou- 
laient sur  la  boue  avec  le  sang.  La  figure  de  ' 
cet  honune,  avec  son  cou  nu  et  sa  tignasse,  était 
terrible  à  voir. 

^  Je  compris  aussitôt  que  les  Républicains 
avaient  surpris  le  village,  et,  tout  en  m'habil- 
lant,  j'invoquai  le  secours  de  Tempereur  Jo- 
seph, dont  H.  Karolus  Richter  parlait  si  sou- 
vent. 

Les  Français  étaient  arrivés  durant  notre 
premier  sommeil,  et  depuis  deux  heures  au 
moins,  car  lorsque  je  me  penchai  pour  des- 
cendre, j'en  vis  trois,  également  en  mazuches 
de  chemises  comme  le  boucher,  qui  retiraient 
le  pain  de  notre  four  avec  notre  pelle.  Ils 
avaient  épargné  la  peine  de  cuire  à  Lisbeth  t 
comme  l'autre  avait  épargné  la  peine  de  tuer  à 
Sépel.  Ces  gens  savaient  tout  faire,  rien  ne  les 
embarrassait. 

Lisbeth,  assise  dans  un  coin,  les  mains  croi- 
sées sur  les  genoux,  les  regardait  d^un  air  assez 
paisible  ;  sa  première  frayeur  était  passée.  Elle 
me  vit  au  haut  de  la  rampe,  et  s'écria  : 

t  Fritzel,  descends...  ils  ne  te  feront  pas  de 
mail  » 

Alors  je  descendis,  et  ces  honunes  continuè<^ 
rent  leur  ouvrage  sans  s'inquiéter  de  moi.  La 
porte  de  l'allée  à  gauche  était  ouverte,  et  je 
voyais  dans  le  fruitier  deux  autres  Républicains 


I 


1 


V 


MADAM1S  THBRfiSB. 


ea  train  de  brasser  la  pâte  d'une  seconde  ou 
d'une  troisième  fournée.  Enfin,  à  droite,  par  la 
porte  de  \a  salle  entrebâillée,  je  voyais  l'oncle 
iacob  assis  prë?  de  la  table,  sur  une  chaise, 
tandis  qu'un  liomme  vigoureux,  à  gros  favoris 
Toox,  le  nez  court  et  rond,  les  sourcils  saillants, 
les  oreilles  écartées  de  la  tête  et  la  tignasse 
couleur  de  cbanvre ,  grosse  comme  le  bras , 
pendant  entre  lès  deux  épaules,  était  installé 
fiano  le  fauteuil  et  déchiquetait  on  de  nos  jam- 
bons avec  appétit.  On  ne  voyait  que  ses  gros 
poings  bruns  aller  et  venir,  la  fourchette  dans 
l'un,  le  couteau  dans  l'autre,  et  ses  grosses 
joaes  musculeuses  trembloter.  De  temps  en 
temps,  11  prenait  le  verre,  levait  le  coude,  bu- 
vait un  bon  coup  et  poursuivait. 

11  avait  des  épaulettes  couleur  de  plomb,  un 
grand  sabre  à  fourreau  de  cuir,  dont  la  co- 
quille remontait  derrière  son  coude,  et  des 
bottes  tellement  couvertes  de  boue,  qu'on  ne 
voyait  plus  que  la  glèbe  jaune  qui  commençait 
à  sécher.  Son  cbapen>  posé  sur  le  bufiet,  lais- 
sait pendre  un  bouquet  de  plumes  rouges,  qui 
s'allaient  an  courant  d'air,  car,  malgré  le 
froid,  les  fenêtres  restaient  ouvertes;  une  sen- 
tinelle passait  derrière,  l'arme  au  bras,  et  s'ar- 
rêtait de  temps  en  temps  pour  jeter  un  coup 
i'asA  sur  la  table. 

Tout  en  déchiquetant,  l'homme  aux  gros  &• 
voris  pariait  d'une  voix  brusque  : 
;        •  Ainsi,  tu  es  médecin?  disait-il  à  l'onde. 
'       —Oui,  monsieur  le  commandant. 

—Âppelle-moi  •  commandant  •  tout  court, 
I  ou  ■  citoyen  commandant,  ■  je  te  l'ai  déjà  dit; 
les  •  monsieur  ■  et  les  •  madame  ■  sont  passés 
;  démode.  Hais,  pour  en  revenir  à  nos  moutons, 
I  tudois  connaître  le  pays;  un  médecin  de  cam- 
pagne est  toujours  sur  les  quatre  chemins.  A 
I  coiobien  sommes-nous  de  Kaiserslautem? 
I       —A  sept  lieues,  commandant. 

—Et  de  Pirmasensï 
I         —A  huit  environ. 
L        —Et  de  Landau? 
I        —Je  crois  à  cinq  bounes  lieues, 

—Je  crois...  à  peu  près...  environ...  est-ce 
^ei  qu'un  homme  du  pays  doit  parler?  Écoute, 
lu  m'as  l'air  d'avoir  peur;  tu  crains  que,  si  les 
ti^its  blancs  passent  par  ici,  on  ne  te  pende 
pour  les  renseignements  que  tu  m'auras  don- 
nés. Oie-toi  cette  idée  de  la  tête  :  la  République 
française  te  protège.  > 
Kl  regardant  l'oncle  en  face,  de  ses  yeux  gris: 

■  AÛ  sauté  de  la  République  une  et  indivi- 
rible  !  •  fit-il  en  levant  sou  verre. 

Us  trinquèrent  ensemble,  et  l'oncle,  tout 
pâle,  tiut  à  la  République. 

■  Ah  (A,  reprit  l'autre,  est-ce  qu'on  n'a  pas 
™  d'Autt'ichieuB  pat  ici? 


— Non,  commandant, 

— Eu  es-m  bien  silr?  Voyons,  regardo-moî 
donc  en  face. 
■  —Je  n'en  ai  pas  vu. 

—Est-ce  que  tu  n'aurais  pas  Ait  un  tour  à 
Réetbal  ces  jours  derniers  î  • 

L'oncle  avait  été  trois  jours  avant  à  Réethâl  ; 
il  crut  le  commandant  informé  par  quelqu'un 
du  village,  et  répondit  ; 

•  Oui,  commandant. 

—Ah  I— Et  il  n'y  avait  pas  d'Autrichiens  1 

-Non  1  . 

Le  républicain  vida  son  verre,  en  jetant  un 
coup  d'oeil  oblique  sur  l'oncle  Jacob  ;  puis  il 
étendit  le  bras  et  le  prit  au  poignet  d'un  air 
étrange. 

•  Tu  dis  que  non  ? 
— Oui,  commandant. 
— Ëh  bien,  tu  mens!  * 

Et,  d'une  vois  lente,  il  ajouta  : 

•  Nous  ne  pendons  pas,  nous  autres,  mais 
nous  fusillons  quelquefois  ceux  qui  nous  trom- 
pent I  ■ 

La  figure  de  l'oncle  devint  encore  plus  pâle. 
Cependant,  d'un  ton  assez  ferme  et  la  tête 
haute,  il  répéta  : 

•  Commandant,  je  vous  affirme  sur  l'hon- 
neur qu'il  n*y  avait  pas  dimpériaux  à  Réethâl 
il  y  a  trois  jours. 

— Et  moi,  s'écria  le  républicain,  dont  les  pe- 
tits yeux  gris  brillaient  sous  ses  épais  sour- 
cils fauves,  je  te  dis  qu'il  y  en  avait.  Est-ce 
clair?  » 

Il  y  eut  un  silence.  Tous  ceux  de  la  cuisine 
a'élaient  retournés  ;  la  mine  du  commandant 
n'était  pas  rassurante.  Hoi,  je  me  mis  à  pleu- 
rer, j'entrai  même  dans  la  chambre,  comme 
pour  secourir  l'oncle  Jacob,  et  je  me  plaçai 
derrière  lui.  Le  républicain  nous  regardait  tous 
deux  les  sourcils  &oncés,  ce  qui  ne  l'empêchait 
pas  d'avaler  encore  use  bouchée  de  jambon, 
comme  pour  se  donner  le  temps  de  réfléchir. 
Dehors,  Lisbeth  sanglotait  tout  haut. 

•  Commandant,  reprit  l'oncle  avec  fermeté, 
vous  ignorez  peut-être  qu'il  y  a  deux  Réethâl, 
l'un  du  côté  de  Kaiserslautem,  et  l'autre  sur  la 
Quelcb,  à  trois  petites  lieues  de  Landau.  Les 
Autrichiens  étaient  peut-être  lâ-bas;  mais  de  ce 
côte,  mercredi  soir,  on  n'en  avait  pas  encore  vu. 

~Ç&,  dit  le  commandant  en  mauvais  alle- 
mand lorrain,  avec  un  sourire  goguenard,  ce 
n'est  pas  trop  béte.  Mais  nous  autres,  entre 
Hitche  et  Sarreguemines,  nous  sommes  aussi 
Uns  que  vous.  A  moins  que  tu  ne  me  prouves 
qu'il  y  a  deux  Réethâl,  je  ne  te  cache  pas  «jue 
mon  devoir  est  de  ta  faire  arrêter  et  juger  par 
un  conseil  de  guerre, 

— Commandant,  s'écria  l'oncle  en  étendant 


ROMANS    NATIONAUX. 


*  Est-ce  qu'on  n't  pK  n  d'Autrichiens  pv  Ici  <  ■  (  Pa(<  7.j 


le  bras,  la  preuve  i^u'il  y  a  deux  Réethâl,  c'est 
qu'on  les  voit  sur  toutes  les  cartes  du  pays.  • 

n  montrait  notre  vieille  carte-  accrochée  au 
mur. 

Alors  le  républicain  se  retourna  dans  son 
fauteuil  et  regarda  en  disant  : 

•  Ah  I  c'est  une  carte  du  pays  ?  Voyons  un 
peu.  • 

L'oncle  alla  prendre  la  carte  et  l'ëtendit  sur 
la  table,  en  montrant  les  deux  villages. 

•  C'est  juste,  dit  le  commandant,  à  la  bonne 
lieure;  moi  je  ne  demande  pas  mieux  que  de 
voir  clair  I  * 

Il  s'était  posé  les  deux  coudes  sur  la  table,  et 
sa  grosse  t£te  entre  les  maini,  il  regardait. 

•  Tiens,  tiens,  c'est  fameux,  celai  disait-il. 
D^oa  vlMit  cette  carte  t 


—C'est  mon  père  qui  l'a  faite;  il  étidigéo* 
mètre.  > 

Le  républicain  souriait. 

'  Oui,  les  bois,  les  rivières,  les  chemins,  toiA 
est  marqué,  disait-il;  je  reconnais  ça...  nous 
avons  passé  ià...  c'est  bon...  c'est  trte-bon  I  • 

Et  se  redressant  : 

•  Tu  ne  te  sers  pas  de  cette  carte,  citoyen 
docteur,  ût-il  en  allemand;  moi,  j'en  ai  besoin 
et  je  la  mets  en  réquisition  pour  le  service  de 
la  République.  Allons,  allons,  réparation  d'hon- 
neur I  Nous  allons  boire  encore  un  coup  pour 
cimenter  les  fêtes  de  la  Concorde.  • 

On  pense  avec  quel  empressement  Liabeth 
descendit  à  la  cave  chercher  une  autre  bou- 
teille. 

L'oncle  Jacob  avait  repris  son  assurance.  Le 


MADAME    THERESE. 


î^^^-*^?^ 


Mtdime  TliéciM.   (PageUI^ 


emniDandaiit,  ipn  me  regaroait  alors,  Inî  de- 
manda: 

«  Cesttonâlsl 

— NoD,  c'est  mon  neveu. 

—\3a  petit  gaillard  solidement  bâti.  Quand 
je  l'ai  TU  tout  à  l'heure  arriver  à  ton  secours, 
cda  m'a  fait  plaisir.  Allons,  approche,  •  dit-il 
en  m'attirant  par  le  bras. 

IV  me  passa  la  main  dans  les  cheveux,  et  dit 
d'une  Toiz  un  pen  mde,  mais  bonne  tout  de 
m£me: 

•  Bl^  ce  garçon -là  dans  l'amour  des  droits 
de  l'iiotome.  An  lien  de  garder  les  vaches,  il 
peut  âsrenii  commandant  ou  général  comme 
nn  aatre.  Maintenant  toutes  les  portes  sont  ou- 
vertes, toutes  les  places  sont  &  prendre  ;  il  ne 
îaxï%  qae  âa  «soi  et  de  la  chance  pour  réussir. 


Moi,  tel  que  tu  me  vois,  je  suis  le  flls  d'im 
foi^eron  de  Sarreguemines  ;  sans  la  Républi- 
que, je  taperais  encore  sur  l'enclume  ;  notre 
grand  Qandrin  de  comte,  qui  eBt  avecles  habita 
blancs,  serait  un  aigle  par  la  grâce  de  Dieu,  et 
moi  je  serais  un  âne  ;  au  lieu  que  c'est  tout  le 
contraire  par  la  grâce  de  la  Révolution.  * 

Il  vida  brusquement  son  verre,  et  fermant  à 
demi  les  yeux  avec  Ûnesse  : 

<  Ça  fait  une  petite  diUérence,  >  dit-il. 

A  côté  du  jambon  se  trouvait  une  de  nos  ga- 
lettes ,  que  les  RépubUcains  avaient  cuites 
d'atord  avec  la  première  fournée  ;  de  com- 
mandant m'en  coupa  un  morceau. 

•  Avale-moi  ça  hardiment,  dit-il  tout  â  lait 
de  bonne  humeur,  et  tâche  de  devenir  un 
homme  1  ■ 


10 


ROMANS  NATIONAUX. 


aammm 


Puis  86  tournant  vers  la  cuisine  : 

A  Sergent  Laflôche  1  »  s'ëcria-t-il  de  sa  voix 
de  tonnerre. 

Un  vieux  sergent  à  moustaches  grises,  sec 
comme  un  hareng  saur,  parut  sur  le  seuil. 

»  (Combien  de  miches,  sergent? 

— Quarante. 

— Dans  une  heure  il  nous  en  faut  cinquante  ; 
avec  nos  dix  fours,  cinq  cents  :  trois  livres  de 
pain  par  homme.  > 

Le  sergent  rentra  dans  la  cuisine. 

L'oncle  et  moi,  nous  observions  tout  cela 
sans  bouger. 

Le  commandant  s'accouda  de  nouveau  sur  la 
carte,  la  tête  entre  les  mains. 

Le  jour  grisâtre  commençait  à  poindre  de- 
hors i  on  voyait  Tombre  de  la  sentinelle  se  pro- 
mener Tarme  au  bras  devant  nos  fenêtres.  Une 
sorte  de  silence  s'était  établi;  bon  nombre  de 
Républicains  dormaient  sans  doute,  la  tête  sur 
le  sac,  autour  des  grands  feux  qu'ils  avaient 
allumés,  d'autres  dans  les  maisons.  La  pendule 
allait  lentement,  le  feu  pétillait  toujours  dans 
la  cuisine. 

Gela  durait  depuis  quelques  instants,  lors- 
qu'un grand  bruit  s*éleva  dans  la  rue;  des 
vitres  sautèrent,  une  porte  s'ouvrit  avec  fracas, 
et  notre  voisin,  Joseph  Spick,  le  cabaretier,  se 
mit  à  crier  : 

«  Au  secours  I  au  feu  I  » 

Mais  personne  ne  bougeait  dans  le  village  ; 
chacun  était  bien  content  de  se  tenir  tranquille 
chez  soi.  Le  commandant' écoutait. 

t  Sergent  LaQèche  1  »  dit-il. 

Le  sergent  était  allé  voir,  il  ne  parut  qu'au 
bout  d'un  instant. 

t  Qu'est-ce  qui  se  passe?  lui  demanda  le 
commandant. 

— C'est  un  aristocrate  de  cabaretier  qui  re- 
fuse d'obtempérer  aux  réquisitions  de  la  ci- 
toyenne Thérèse,  répondit  le  sergent  d'un  air 
grave. 

— Ëh  bieni  qu'on  me  l'amène.  > 

Le  sergent  sortit. 

Deux  minutes  après,  notre  allée  se  remplis- 
sait de  monde;  la  porte  se  rouvrit,  et  Joseph 
Spick,  avec  sa  petite  ve^te,  son  grand  pantalon 
de  toile  et  son  bonnet  de  laine  frisée,  parut  sur 
le  seuil,  entre  quatre  soldats  de  la  République 
l'arme  au  bras,  la  figure  jaune  comme  du  pain 
d*épice,  les  chapeaux  usés,  les  coudes  troués, 
de  larges  pièces  aux  genoux,  et  les  souliers  en 
loques,  recousus  avec  de  la  ficelle;  ce  qui  ne 
les  empêchait  pas  àe  se  redresser  et  d'être  fiers 
comme  des  rois. 

Joseph,  les  mains  dans  les  poches  de  sa 
veste,  le  dos  rond,  le  front  plat  et  les  joues 
pendantes,  ne  se  tenait  plus  sur  ses  longues 


jambes;  il  regardait  à  terre  comme  effaré. 

Derrière,  dans  l'ombre,  se  voyait  la  tête 
d'une  femme  pile  et  maigre,  qui  attira  toat  de 
suite  mon  attention  ;  elle  avait  le  front  haut,  le 
nez  droit,  le  menton  allongé  et  les  cheveux 
d'un  noir  bleuâtre.  Ce?  cheveux  lui  descen- 
daient en  larges  bandeaux  sur  les  joues  et  se 
relevaient  en  tresses  derrière  les  oreilles,  de 
sorte  que  sa  figure,  dont  on  ne  voyait  que  la 
face  sans  les  côtés,  semblait  extrêmement  lon- 
gue. Ses  yeux  étaient  grands  et  noirs.  Elle 
portait  un  chapeau  de  feutre  â  cocarde  trico- 
lore, et  par-dessus  le  chapeau,  un  mouchoir 
rouge  lié  sous  le  menton.  Gomme  je  n'avais  vu 
jusqu'alors  dans  notre  pays  que  des  femmes 
blondes  ou  brunes,  celle-ci  me  produisit  un 
efTet  d'étonnement  et  d'admiration  extraordi- 
naire, tout  jeune  que  j'étais;  je  la  regardais 
ébahi;  l'oncle  ne  me  paraissait  pas  moins 
étonné  que  moi,  et  quand  elle  entra,  suivie  de 
cinq  ou  six  autres  Républicains  habillés  comme 
les  premiers,  durant  tout  le  temps  qu'elle  fut 
là,  nous  ne  la  quittâmes  pas  des  yeux. 

Une  fois  dans  la  chambre,  nous  vtmes  qu'elle 
avait  un  grand  manteau  de  drap  bleu,  à  triple 
collet  tombant  jusqu'au-dessous  des  coudes, 
un  petit  tonneau,  dont  le  cordon  lui  passait  en 
sautoir  sur  l'épaule;  enfin,  autour  du  cou,  une 
grosse  cravate  de  soie  noire  à  longues  franges, 
quelque  butin  de  la  guerre  sans  doute,  et  qui 
relevait  encore  la  beauté  de  sa  tête  calme  et 
flère. 

Le  commandant  attendait  que  tout  le  monde 
fût  entré,  regardant  surtout  Joseph  Spick,  qui 
semblait  plus  mort  que  vif.  Puis,  s'adressant  à 
la  femme,  qui  venait  de  relever  son  chapeau 
d'un  mouvement  de  tête  : 

•  Eh  bien,  Thérèse,  fit-il,  qu'est-ce  qui  se 
passe? 

— ^Yous  savez,  commandant,  qu'à  la  dernière 
étape  je  n'avais  plus  une  goutte  d'eau-de-vie, 
dit-elle  d'un  ton  ferme  et  net;  mon  premier 
soin,  en  arrivant,  fut  de  courir  par  tout  le  vil- 
lage pour  en  trouver,  en  la  payant,  bien  en- 
tendu. Mais  les  gens  cachent  tout,  et  depuis 
une  demi-heure  seulement,  j'ai  découvert  la 
branche  de  sapin  à  la  porte  de  cet  homme.  Le 
caporal  Merlot,  le  fusilier  Gincinnatus  et  le 
tambour-maltre  Horatius  Goclès  me  suivaient 
pour  m'aider.  Nous  entrons,  nous  demandons 
du  vin,  de  l'eau-de-vie,  n'importe  quoi  ;  mais 
le  kaiserlick  n'avait  rien,  il  ne  comprenait  pas, 
il  faisait  le  sourd.  On  se  met  donc  â  chercher, 
à  regarder  dans. tous  les  coins,  et  finalement 
nous  trouvons  l'entrée  de  la  cave  au  fond  d'un 
bûcher,  dans  la  cour,  derrière  un  tas  de  fagots 
qu^il  avait  mis  devant. 

»  Nous  aurions  pu  nous  fâcher;  au  lieu  de 


MADAHB  THBRâSB. 


cela,  nous  descendons  et  nous  trouToss  du 
vin,  du  lard,  de  la  choucroute,  de  l'eau-de-vie  ; 
nons  remplissons  nos  tonneaux,  nous  prenons 
da  lard,  etpois  nous  remontons  sans  esclandre. 
Mais,  en  nous  voyant  revenir  chargés,  cet 
homme,  qui  se  tenait  tranquillement  dans  la 
chambre,  sn  mit  i  crier  comme  un  aveugle,  et 
au  lieu  d'à»  epter  mes  assignats,  il  les  déchira 
et  me  prit  pur  le  bras  en  me  secouant  de  toutes 
ses  forces,  (incinnatus  ayant  déposé  sa  charge 
SUT  la  table,  prit  ce  grand  flandrin  au  collet  et 
le  jeta  contre  la  fenêtre  de  sa  baraque.  C'est 
alors  que  le  sergent  Lailèche  est  arrivé.  Voilà 
tout,  commandant.  > 

Quand  cette  femme  eut  parlé  de  la  sorte,  elle 
se  retint  derrière  les  autres,  et  tout  aussitôt  im 
petit  homme  sec,  maigre  et  brusque,  dont  le 
chapeau  penchait  sur  l'oreille,  et  qui  tenait 
sous  son  bras  une  longue  canne  à  pomme  de 
cuivre  en  forme  d'oignon,  s'avança  et  dit  : 

•  Commandant,  ce  que  la  citoyenne  Thérèse 
vient  de  vous  communiquer,  c'est  l'indignation 
de  la  mauvaise  foi,  que  tout  chacun  aurait  eue 
de  se  trouver  nei  à  nez  avec  un  kaUerlick  dé- 
pourt'u  de  tout  sentiment  civique,  et  qui  se 
propose... 

— C'est  bon,  interrompit  le  commandant,  ta 
parole  de  la  citoyenne  Thérèse  me  suffitl  • 

Et  s'adressant  en  allemand  à  Joseph  Spick, 
il  lui  dit  en  fronçant  les  sourcils  : 

I  Dis  donc,  toi,  est-ce  que  tu  veux  être  fu- 
sillé? Cela  ne  cuAleia  que  la  peine  de  te  con- 
duire dans  ton  jardini  Ne  sais-tu  pas  que  le 
papier  de  la  République  vaut  mieux  que  l'or 
(tes  tyrans?  Ecoute,  pour  cette  fois  je  veux  bien 
te  Taire  grdce,  en  considération  de  ton  igno- 
rance; mais  s'il  t'airive  encore  de  cacher  tes 
vivre»  et  de  refuser  les  assignats  en  payement, 
je  le  fais  fusiller  sur  la  place  du  village,  pour 
aervir  d'exemple  aux  antres.  Allons,  marche, 
grand  imbécile  I  • 

U  défila  cette  petite  harangue  trés-ronde- 
menl;  puis  se  tournant  vers  la  cantiniëre  : 

"  C'est  bien,  Thérèse,  dit-il,  tu  peux  chap 
ger  tes  tonneaux,  cet  homme  n'y  mettra  pas 
opposition.  Et  vous  autres,  qu'on  le  laisse 
aller.. 

Tout  le  monde  sorljt,  Thérèse  en  tête  et  Jo- 
ïeth  le  dernier.  Le  pauvre  diable  n'avait  plus 
<ute  goutte  de  sang  dans  les  veines  ;  il  venait 
d'en  échapper  d'une  belle. 
Le  jour,  dans  l'intervalle,  était  venu. 
Le  commandant  se  leva,  plia  la  carte  et  la 
mit  dans  -a  poche.  Puis  il  s'avança  jusqu'à 
l'unR  des  reuêlrea  et  se  mit  à  regarder  le  vil- 
lage. L'oncle  et  moi  nous  regardions  i  l'autre 
fenêtre.  U  pouvait  ètie  alors  cinq  heurei  du 


Tonte  ma  vie  je  me  rappellerai  cette  me  si- 
lencieuse encombrée  de  gens  endomus,  tes  uns 
étendus,  les  autres  repliés,  la  tête  sur  le  sac. 
Je  vois  encore  ces  pieds  boueux,  ces  semelles 
usées,  ces  habits  rapiécés,  ces  faces  jeunes  aux 
teiotes  brunes,  ces  vieilles  joues  rigides,  les 
paupières  closes;  ces  grands  chapeaux,  ces 
épaulettes  déteintes,  ces  pompons,  ces  couver- 
tures de  laine,  à  bordure  rouge  filandreuse, 
pleines  de  trous,  ces  manteaux  gris,  cette  paille 
dispersée  dans  la  boue.  Et  le  grand  silence  du 
sommeil  après  la  marche  forcée,  ce  repos  ab- 
solu semblable  à  la  mort;  et  le  petit  jour 
bleuAtre  enveloppant  tout  cela  de  sa  lumière 
indécise,  le  soleil  pÂle  montant  dans  la  brume, 
!e8  maisonnettes  aux  larges  toitures  de  cbaum», 
regardant  de  leurs  petites  fenêtres  noires;  et 
tout  au  loin,  des  deux  côtés  du  village,  sur 
l'Âltenberg  et  le  Réepockel,  au-dessus  des  ver- 
gers et  des  chénevières,  les  baïonnettes  des 
sentinelles  scintillant  parmi  les  dernières  étoi- 
les; non,  jamais  je  n'oublierai  cet  étrange  spec- 
tacle ;  j'étais  bien  jeune  alors,  mais  de  tels 
Bouvenirs  sont  étemels.  ■ 

A  mesure  que  le  jour  grandissait,  s'animait 
aussi  le  tableau  :  une  tête  se  levait,  s'appuyait 
■ur  le  coude  et  regardait,  puis  bAîllait  et  sa 
couchait  de  nouveau.  Ailleurs  un  vieux  soldat 
se  dressait  tout  à  coup,,  secouait  ta  paille  de  ses 
habits,  se  coiffait  de  son  feutre  et  repliait  son 
lambeau  de  couverture  ;  un  autre  aussi  roulait 
son  manteau  et  le  bouclait  sur  son  sac;  un 
autre  tirait  de  sa  poche  un  bout  de  pipe  et 
battait  le  briquet.  Les  premiers  levés  se  rap- 
prochaient et  causaient  entre  eux,  d'autres 
venaient  les  rejoindre  en  frappant  de  ta  se- 
melle, car  il  faisait  froid  à  cette  heure;  les  feux 
allumés  dans  la  rue  et  sur  la  place  avaient  fini 
par  s'éteindre. 

En  face  de  chez  nous,  sur  la  petite  place, 
étfut  la  fontaine  ;  un  certain  nombre  de  Répu- 
blicains, rangés  autour  des  deux  grandes  auges 
moussues,  se  lavaient,  riant  et  plait<aDtant 
malgré  le  froid  :  d'autres  venaient  allonger  la 
lèvre  au  goulot. 

Puis  les  maisons  s'ouvraient  une  à  une,  et 
Ton  voyait  les  soldats  en  sortir,  inclinant  leurs 
grands  chapeaux  et  leurs  sacs  sous  les  petites 

i^  portes.  Us  avaient  presque  tous  la  pipe  al- 

i  lumée. 

J       A  droite  de  notre  grange,  devant  l'aube'-ge 

*  lie  Spick,  stationnait  u  charrette  de  la  caiiti- 


n 


ROMANS   NATIONAUX. 


nière,  couverte  d'une  grande  toile;  elle  était  à 
deux  roues,  en  forme  de  brouette,  les  bras  po- 
sant à  terre. 

Derrière,  la  mule,  couverte  d'une  vieille 
housse  de  laine  à  carreaux  rouges  et  bleus,  at- 
tirait de  notre  échoppe  une  longue  mèche  de 
foin,  qu*elle  mâchait  gravement,  les  yeux  à 
demi  fermés  d'un  air  sentimental. 

La  cantinière,  à  la  fenêtre  en  face,  raccom- 
modait une  petite  culotte,  et  se  penchait  de 
temps  en  temps  pour  jeter  un  coup  d'œil  sous 
le  hangar.  ' 

Là,  le  tambour-maitre  Horatius  Goclès,  Cin- 
cinnatus,  Merlot  et  un  grand  gaillard  jovial, 
maigre,  sec,  à  cheval  sur  des  bottes  de  foin,  se 
disaient  la  queue  Tun  à  l'autre  ;  ils  se  peignaient 
les  tresses  et  les  lissaient  en  se  crachant  dans 
la  main  ;  Horatius  Codés,  qui  se  trouvait  en 
tête  de  la  bande,  fredonnait  un  air/  et  ses  ca- 
marades répétaient  le  refrain  à  la  sourdine. 

Prés  d'eux,  contre  deux  vieilles  futailles, 
dormait  un  petit  tambour  d'une  douzaine 
d'années,  tout  blond  comme  moi,  et  qui  m'in- 
téressait particulièrement.  C'est  lui  que  sur- 
veillait la  cantinière,  et  dont  elle  racconuno- 
dait  sans  doute  une  culotte.  Il  avait  son  petit 
nez  ronge  en  l'air,  la  bouche  entr'ouverte,  le 
dos  contre  les  deux  tonnes  et  un  bras  sur  sa 
caisse  ;  ses  baguettes  étaient  passées  dans  la 
buifieterie,  et  sur  ses  pieds,  couverts  de  quel- 
ques brins  de  paille,  était  étendu  un  grand 
caniche  tout  crotté,  qui  le  réchauffait.  A  cha- 
que instant  cet  animal  levait  la  tête  et  le  regar- 
dait comme  pour  dire  :  «  Je  voudrais  bien  faire 
un  tour  dans  les  cuisines  du  village  !  >  Mais  le 
petit  ne  bougeait  pasf  il  dormait  si  bienl  Et 
comme,  dans  le  lointain,  quelques  chiens 
aboyaient,  le  caniche  bâillait  ;  il  aurait  voulu 
se  mettre  de  la  partie. 

Bientôt  deux  officiers  sortirent  de  la  maison 
voisine;  deux  hommes  élancés,  jeunes,  la  taille 
serrée  dans  leur  habit.  Conimie  ils  passaient 
devant  la  maison,  le  commandant  leur  cria  : 

«  Duchéne  I  Richer  ! 

—Bonjour,  commandant,  dirent-ils  en  se 
retournant. 

—Les  postes  sont  relevés  ? 

-^Oui,  commandant. 

—Rien  de  nouveau  ? 

-^Rien,  commandant. 

—Dans  une  demi-heure  on  se  remet  en  mar- 
che. Fais  battre  le  rappel,  Ridier.  Entre,  Du- 
chéne. •       ^. 

L'un  des  officiers  entra,  Tautre  passa  sous  le 
hangar  et  dit  quelques  mots  à  Horatius  Codés. 
Moi^  je  regardais  le  nouveau  venu.  Le  com- 
mandant avait  fait  apporter  une  bouteille  d'eau* 
de-vie;  ils  en  buvaient  ensemble,  lorsqu'une 


sorte  de  bourdonnement  s'entendit  dehors: 
c'était  le  rappel.  Je  courus  voir  ce  qui  se  pas- 
sait. Horatius  Goclès,  devant  dnq  tambours, 
dont  le  petit  tenait  la  gauche,  la  canne  en  Taîr, 
ordonnait  le  roulement.  Tant  que  la  canne  fut 
levée,  il  continua.  Les  Républicains  arrivaient 
de  toutes  les  ruelles  du  village;  ils  se  ran- 
geaient sur  deux  lignes,  devant  la  fontaine,  et 
leurs  sergents  commençaient  l'appel.  L'oncle 
et  moi,  nous  étions  émerveillés  de  Tordre  qui 
régnait  chez  ces  gens  ;  à  mesure  qu'on  les  ap- 
pelait, ils  répondaient  si  vite,  que  c'était  comme 
un  murmure  dé  tous  les  côtés.  Ils  avaient  re- 
pris leurs  fusils  et  les  tenaient  à  volonté^  sur 
l'épaule  ou  la  crosse  à  terre. 

Après  l'appel»  il  se  fit  un  grand  silence,  et 
plusieurs  hommes,  dans  chaque  comps^nie,se 
détachèrent  sous  la  conduite  des  caporaux, 
pour  aller  chercher  le  pain.  La  dtoyenne  Thé- 
rèse attelait  alors  sa  mule  à  la  charrette.  Au 
bout  de  quelques  instants,  les  escouades  re- 
vinrent, apportant  les  miches  dans  des  sacs  et 
des  paniers.  La  distribution  commença. 

Comme  les  Républicains  s'étaient  fait  la 
soupe  en  arrivant^  ils  se  bouclaient  l'un  à 
l'autre  leur  miche  sur  le  sac. 

«  Allons  !  s'écria  le  commandant  d*un  ton 
joyeux,  en  route!  » 

n  prit  son  manteau,  le  jeta  sur  son  épaule, 
et  sortit  sans  nous  dire  ni  bonjour,  ni  bonsoir. 

Nous  pensions  être  débarrassés  de  ces  gens 
pour  toujours. 

Au  moment  où  le  commandant  sortait,  le 
bourgmestre  vint  prier  l'oncle  Jacob  de  se  ren- 
dre bien  vite  chez  lui,  disant  que  la  vue  dee 
Républicains  avait  rendu  sa  femme  malade. 

Ils  partirent  ensemble  aussitôt.  Lisbeth  ar- 
rangeait déjà  les  chaises  et  balayait  la  salle.  On 
entendait  dehors  les  officiers  commander  :  «  En 
avant,  marche  1  >  Les  tambours  résonnaient  ; 
la  cantinière  criait  :  «  Hue  I  »  et  le  bataillon  se 
mettait  en  route,  quand  une  sorte  de  petiUe- 
ment  terrible  retentit  au  bout  du  village.  C'é- 
taient des  coups  de  fusil,  qui  se  suivaient  quel- 
quefois plusieurs  ensemble,  quelquefois  un  à 

un. 

Les  Républicains  allaient  entrer  dans  la  rue. 

«  Halte  1  •  cria  le  commandant,  qui  regar- 
dait debout  sur  ses  étriers,  prêtant  l'oreille. 

Je  m'étais  mis  à  la  fenêtre,  et  je  voyais  tous 
ces  hommes  attentifs,  et  les  offiders  hors  des 
rangs  autour  de  leur  chef,  qui  parlait  avec  vi- 
vacité. 

Tout  à  coup  un  soldat  parut  au  détour  de  la 
rue  j  il  courait,  son  fusil  sur  l'épaule. 

•  Commandant,  dit-il  de  loin^  tout  ei80ufEL6, 
les  Croates  !  L'avant-poste  est  enlevé...  ils  arri- 
vent!.». » 


HADÂMB  ^IlERfiSB. 


13 


A  peine  le  commandant  eut-il  entendu  cela 
qu'il  ee  retotuna,  courant  sur  la  ligne  ventre  i 
terre  et  criant  : 
•  Formai  le  carré  l  • 

Les  officiers  ,  les  tambours ,  la  cantiniëre  se 
repliaient  en  même  temps  autour  de  la  fontaine, 
tandis  que  les  compagnies  se  croisaient  comme 
un  jeu  de  cartes;  en  moins  d'une  minute,  elles 
formèrent  le  cairé  sur  trois  rangs ,  les  autres 
an  milieu,  et  presque  aussitAt  il  se  fit  dans  la 
rue  un  bruit  épouvantable ,  les  Croates  arri- 
taient;  la  terre  en  tremblait.  Je  les  vois  encore 
déboncber  au  tournant  de  la  rue,  leurs  grands 
manteaux  ronges  flottant  derrière  eui  comme 
les  plis  de  dnquante  étendards,  et  courbés  si 
bas  sur  leur  selle,  la  latte  en  avant,  qu'on  aper- 
cevait à  peine  leurs  faces  osseuses  et  brunes 
ant  longues  moustaches  jaunes. 

n  faut  que  les  enfants  soient  possédés  du 
diable,  car,  au  lieu  de  me  sauver,  je  restai  lÀ, 
les  yeux  écarquillés,  pour  voir  la  bataille.  J'a- 
vais bien  peur,  c'est  vrai,  mais  la  curiosité 
l'emportait  encore. 

Le  temps  de  regarder  et  de  frémir,  les  Croates 
étaient  sur  la  place.  J'entendis  à  la  même  se- 
conde le  commandant  crier  :  •  Fen  !  •  Puis  un 
eoup  de  tonnerre,  puis  rien  que  le  bourdonne- 
ment de  mes  oreilles.  Tout  le  côté  du  carré 
tourné  vers  la  rue  venait  de  faire  feu  à  la  fois  ; 
les  vitres  de  nos  fenêtres  tombaient  en  gielot- 
tant;  la  fumée  entrait  dans  la  chambre  avec 
des  débris  de  cartouches,  et  l'odeur  de  la  poudre 
remplissait  l'air. 

Hoi,  les  cheveux  hérissés,  je  regardais,  et  je 
voyais  les  Croates  sur  leurs  grands  chevaux, 
debout  dans  la  fumée  grise,  bondir,  retomber 
et  rebondir,  comme  pour  grimpersur  le  carré; 
et  ceux  de  derrière  arriver,  arriver  sans  cesse, 
hurlant  d'une  voix  sauvage  :  •  Forveru!  for- 
wnx'.  ■  • 

•  Feu  du  second  rang  I  •  cria  le  commandant, 
au  nubeu  des  hennissements  et  des  cris  sans 
On. 

Q  avait  l'air  de  parler  dans  notre  chamJire, 
tant  aa  voix  était  calme. 

TJq  nouveau  coup  de  tonnerre  suivit;  et 
tomme  le  crépi  tombait,  comme  les  tuiles  rou- 
laieot  des  toits,  comme  le  ciel  et  la  terre  sem- 
blmeni  se  confondre  ,  Lisbeth,  derrière ,  dans 
u  coiàne ,  poussait  des  cris  si  perçants  que, 
même  à  travers  ce  tumulte ,  on  les  entendait 
comme  im  coup  de  sifflet. 

Après  les  feux  de  peloton  commencèrent  les 
feui  de  file.  On  ne  voyait  plus  que  les  fusils  du 
deuiiôme  rang  s'abaisser,  faire  feu  et  se  rele- 
ver, tandis  que  le  premier  rang,  le  genou  à 


terre,  croisait  la  balonnetle,  et  que  le  troisième 
chargeait  les  fusils  et  les  passait  au  second. 

Les  Croates  tourbillonnaient  autour  du  carte, 
jappant  au  loin  de  leurs  grandes  lattes  ;  de 
temps  en  temps  un  chapeau  tombait,  quelque- 
fois l'homme.  Va  de  ces  Croates,  repliant  son 
cheval  sur  les  jarrets,  bondit  si  loin  qu'il  Snn- 
cbit  les  trois  rangs  et  tomba  dans  le  carré  ;  mais 
alors  le  commandant  républicain  se  précipita 
sur  lui,  et  d'un  furieux  coup  de  pointe  le  cloua 
pour  ainsi  dire  sur  la  croupe  de  son  cheval  ;  je 
vis  le  républicain  retirer  son  sabre  rouge  jus- 
qu'à la  garde;  cette  vue  me  donna  froid;  j'al- 
lais fuir,  mais  j'étaisàpeine  levé, que  les  Croa- 
tes firent  volte-&ce  et  partirent,  laissant  un 
grand  nombre  d'hommes  et  de  chevaux  sur  la 
place. 

Les  chevaux  essayaient  de  se  relever,  puis 
retombaient.  Cinq  ou  six  cavaliers,  pris  sous 
leur  monture,  disaient  des  efTorls  pour  déga- 
ger leurs  jambes;  d'autres  tout  sanglants  se 
traînaient  à.  quatre  pattes,  levant  la  main  et 
criant  d'une  voix  lamentable  :  •  Pardône,  >Van- 
çâst!'  «dans  la  crainte  d'être  massacrés;  quel- 
ques-uns, ne  pouvant  endurer  ce  qu'ils  souf- 
fraient ,  demandaient  en  grâce  qu'on  les 
acbevdt.  Le  plus  grand  nombre  restaient  im- 
mobilaa. 

Pour  la  première  fois  je  compris  bien  la  mort: 
ces  hommes  que  j'avais  vus  deux  minutes 
avant,  pleins  dévie  et  de  force,  chargeant 
leurs  ennemis  avec  fureur,  et  bondissant 
comme  des  loups,  ils  étaient  là,  couchés  péle- 
méle.insensibleB  comme  les  pierres  du  chemin. 

Dans  les  rangs  des  Républicains  il  y  avait 
aussi  des  places  vides,  des  corps  étendus  ma  la 
face,  et  quelques  blessés,  les  joues  et  le  front 
pTèins  de  sang  ;  ils  se  bandaient  la  tête,  le  fusil 
au  pied,  sans  quitter  Jes  rangs  ;  leurs  camarades 
les  aidaient  à  serrer  le  mouchoir  et  à  remettre 
le  chapeau  dessus. 

Le  commandant,  achevai  près  de  la  fontaine, 
la  corne  de  son  grand  chapeau  à  plumes  sur 
le  dos  et  le  sabre  au  poing,  faisait  serrer  les 
rangs;  prés  de  lui  se  tenaient  les  tambours  eu 
Ugne,  et  un  peu  plus  loin,  tout  près  de  l'auge, 
la  cantiniére  avec  sa  charrette.  On  entendait  les 
trompettes  des  Croates  sonnerie  retraite.  Au 
tournant  de  la  rue,  ils  avaient  fait  halte;  une 
de  leurs  sentinelles  attendait  là,  derrière  l'an- 
gle de  la  maison  commune  ;  on  ne  voyait  que 
la  tête  de  son  cheval.  Quelques  coups  de  fuall 
partaient  encore. 

•  Cesses  le  feu!  •  cria  le  commandant. 

Et  tout  se  tut;  on  n'entenditplusquelatrom' 
pette  au  loin, 


*  pardon,  Frtnçaiï! 


14 


ROMANS   NATIONAUX. 


La  canUDière  fit  alors  le  tour  des  rangs  à 
l'intérieur,  pour  verser  de  l'eau-de-vie  auj 
hommes,  tandis  que  sept  ou  huit  grands  gail- 
lards allaient  puiser  de  Teau  à  la  fontaine,  dans 
leurs  gamelles,  pour  les  blessés,  qui  tous  de- 
mandaient à  l)oire  d*une  voix  pitoyable. 

Hoi,  penché  hors  de  la  fenêtre,  je  regardais 
au  fond  de  la  rue  déserte,  me  demandant  si  les 
manteaux  rouges  oseraient  revenir.  Le  com- 
n^andant  regardait  aussi  dans  cette  direction, 
ei  Jiusait  avec  un  capitaine  appuyé  sur  la  selle 
de  son  cheval.  Tout  à  coup  le  capitaine  tra- 
versa le  carré,  écarta  les  rangs  et  se  précipita 
chez  nous  en  criant  : 

•  Le  maître  de  la  maison? 

—  n  est  sorti. 

—  Ehbien...  toi...  conduis-moi  dans  votre 
grenier...  vite!  • 

Je  laissai  là  mes  sabots,  et  me  mis  à  grimper 
l'escalier  au  fond  de  l'allée  comme  un  écureuil. 

Le  capitaine  me  suivait.  En  haut,  il  vit  du 
premier  coup  d'œil  l'échelle  du  colombier  et 
monta  devant  moi.  Dans  le  colombier  il  se 
posa  les  deux  coudes  au  bord  de  la  lucarne  un 
peu  basse,  se  penchant  pour  voir.  Je  regardais 
par-dessus  son  épaule.  Toute  la  route,  à  perte 
de  vue,  était  couverte  de  monde  :  de  la  cavale- 
rie ,  de  Pinfanterie ,  des  canons ,  des  caissons^ 
des  manteaux  rouges,  des  pelisseeT  vertes,  des 
habits  blancs,  des  casques ,  des  cuirasses ,  des 
ûles  de  lances  et  de  baïonnettes,  des  Ugnes  de 
chevaux,  et  tout  cela  s*avançait  vers  le  village. 

«  G^est  une  armée  I  »  murmurait  le  capitaine 
à  voix  basse. 

n  se  retourna  brusquement  pour  redescen- 
dre, mais  s'arrétant  sur  ime  idée,  il  me  montra 
le  long  du  village,  à  deux  portées  de  fusil,  une 
Ûle  de  manteaux  rouges  qui  s'enfonçaient  dans 
un  repli  de  terrain  derrière  les  vergers. 

«  Tu  vois  ces  manteaux  rouges  ?  dit-il. 

—  Oui. 

—  Est-ce  qu'un  chemin  de  voiture  passe  là? 

—  Non,  c'est  un  sentier. 

—  Et  ce  grand  ravin  qui  le  coupe  au  milieu, 
droit  devant  nous,  est-ce  qu'il  est  profond? 

—  Oh  !  oui. 

—  On  n'y  passe  jamais  avec  les  voitures  et  les 
charrues? 

—  Non,  on  ne  peut  pas.  • 

Alors,  sans  m'en  demander  davantage,  il  re» 
descendit  Téchelle  à  reculons ,  aussi  vite  que 
possible,  et  se  jeta  dans  Tescalier.  Je  le  suivais; 
nous  filmes  bientôt  en  bas,  mais  nous  n'étions 
pas  encore  au  bout  de  Tallée,  que  l'approche 
d'une  masse  de  cavalerie  faisait  &émir  les  mai- 
sons. Malgré  cela,  le  capitaine  sortit ,  traversa 
la  place,  écarta  deux  hommes  dans  les  rangs 
et  disparut. 


I  Des  milliers  de  cris  brefs,  étrangeb,  sembla* 
blés  à  ceux  d'ime  nuée  de  corbeaux  :  t  Houi- 
rahl  hourrahl  •  remplissaient  alors  la  lue  d*un 
bout  à  l'autre,  et  couvraient  presque  le  roule- 
ment sourd  du  galop. 

Hoi,  tout  fier  d*avoir  conduit  le  capitaine 
dans  le  colombier,  j'eus  Timprudence  de  m*a- 
vancer  sur  la  porte.  Les  houlans,  car  cette  fois 
c'étaient  des  houlans,  arrivaient  conmie  le 
vent,  la  lance  en  arrêt,  le  dolman  en  peau  de 
mouton  flottant  sur  le  dos,  les  oreilles  enfon- 
cées dans  leurs  gros  bonnets  à  poil,  les  yeux 
écarquillés,  le  nez  comme  enfoui  dans  les  mous- 
taches, et  le  grand  pistolet  à  crosse  de  cuivre 
dans  la  ceinture.  Ce  fut  comme  une  vision.  Je 
n'eus  que  le  temps  de  me  jeter  en  arrière;  je 
n'avais  plus  une  goutte  de  sang  dans  les  veines, 
et  ce  n'est  qu*au  moment  où  la  fusillade  re- 
commença, que  je  ine  réveillai  comme  d'un 
rêve,  au  fond  de  notre  chambre,  en  face  des 
fenêtres  brisées. 

L'air  était  obscurci,  le  carré  tout  blanc  de 
fumée.  Le  commandant  se  voyait  seul  derrière, 
immobile  sur  son  cheval ,  près  de  la  fontaine; 
on  l'aurait  pris  pour  ime  statue  de  bronze ,  à 
travers  ce  flot  bleuâtre,  d'où  jaillissaient  des 
centaines  de  flammes  rouges.  Les  houlans, 
;  comme  d'immenses  sauterelles,  bondissaient 
tout  autour,  dardaient  leurs  lances  et  les  reti- 
raient; d'autres  lâchaient  leurs  grands  pistolets 
dans  les  rangs,  à  quatre  pas. 

11  me  semblaitque  le  carré  pliait;  c'était  vrai. 

«  Serrez  les  rangs  1  tenez  formel  criait  le 
commandant  de  sa  voix  calme. 

—  Serrez  les  rangs!  serrez  1  •  répétaient  les 
officiers  de  distance  en  distance. 

Mais  le  carré  pliait,  il  formait  un  demitcerde 
au  milieu  ;  le  centre  touchait  presque  à  la  fon- 
taine. A  chaque  coup  de  lance,  amvait  la  parade 
de  la  baïonnette  comme  l'éclair,  mais  quelque- 
fois l'homme  s'affaissait.  Les  RépubUcains  n'a- 
valent  plus  le  temps  de  recharger;  ils  ne 
tiraient  plus,  et  les  houlans  arrivaient  toujours, 
plus  nombreux,  plus  hardis,  enveloppant  le 
carré  dans  leur  tourbillon ,  et  poussant  déjà 
des  cris  de  triomphe,  car  ils  se  croyaient  vain- 
queurs. 

Moi-même,  je  croyais  les  Républicains  perdus 
lorsque,au  plus  fort  de  l'action,  lecommandant, 
levant  son  chapeau  au  bout  de  son  sabre,  se 
mita  chanter  une  chanson  qui  vous  donnait  la 
chair  de  poule,  et  tout  le  bataillon,  comme  un 
seul  homme,  se  mit  à  chanter  avec  lui. 

En  un  clin  d'oeil  tout  le  devant  du  carré  ae 
redressa,  refoulant  dans  la  rue  toute    cette 
masse  dé  cavaliers,  pressés  les  uns  contre  les 
autres,  avec  leurs  grandes  lances,  comme  les 
'  épis  dans  les  champs. 


—  I 


MADAMK  THÉRÈSE. 


IS 


On  aurait  dit  que  cette  chanson  rendait  les 
Républicains  furieux;  c'est  tout  ce  que  j'ai  vu 
de  plus  terrible  1  Et  depuis  j'ai  pensé  bien  des 
fois  que  les  hommes  acharnés  à  la  bataille  sont 
plus  féroces  que  les  bêtes  sauvages. 

Ibis  ce  qu'il  y  avait  encore  de  plus  affreux, 
c'est  que  les  derniers  rangs  de  la  colonne  au- 
trichienne, tout  au  bout  de  la  rue,  ne  voyant 
pas  ce  qui  se  passait  à  l'entrée  de  la  place  , 
avançaient  toujours  criant  :  «  Hourrah  1  hour- 
rahl  >  de  sorte  que  ceuj  des  premiers  rangs, 
poussés  par  les  baïonnettes  des  Républicains , 
etne  pouvant  plus  reculer,  s'agitaient  dans  une 
oonfiiçion  inexprimable  et  jetaient  des  cris  de 
détresse  ;  leurs  grands  chevaux ,  piqués  aux 
naseaux,  se  dressaient  la  crinière  droite,  les 
yeux  hors  de  la  tête,  avec  des  hennissements 
grêles  et  des  ruades  épouvantables.  Je  voyais 
de  loin  ces  malheureux  houlans;  fous  de  ter- 
leur,  se  retourner,  en  frappant  leurs  camarvr 
des  du  manche  de  leurs  lances  pour  se  faire 
place,  et  détaler  comme  des  lièvres  le  longues 
petites  caséines. 

Deux  minutes  après,  la  rue  était  vide.  Il  res- 
tait bien  encore  vingt-cinq  ou  trente  de  ces 
pauvres  diables ,  enfermés  dans  la  place.  Ils 
n'avaient  pas  vu  la  retraite  et  semblaient  tout 
déconcertés,  ne  sachant  par  où  fuir  ;  mais  ce 
bt  bientôt  fini  :  une  nouvelle  décharge  les  cou- 
cha sur  le  dos,  sauf  deux  ou  trois  qui  s'enfon- 
cèrent dans  la  ruelle  des  Tanneurs. 

On  ne  voyait  plus  que  des  tas  de  chevaux  et 
d'hommes  morts  ;  le  sang  coulait  au-dessous  et 
suivait  notre  rigole  jusqu'au  guévoir. 

'  Gesses  le  feu  !  cria  le  conmiandant  pour  la 
seconde  fois  ;  chargez  I  • 

Dans  le  même  instant  neuf  heures  sonnaient 
à  l'église.  Le  village  en  ce  moment  n'est  pas  à 
dépemdre;  les  maisons  criblées  de  balles,  les 
volets  pendant  à  leurs  gonds,  les  fenêtres  dé- 
foncées, les  cheminées  chancelantes,  la  rue 
pleine  de  tuiles  et  de  briques  fracassées,  les 
toits  des  hangars  percés  à  jour,  ei  ce  tas  de 
morts,  ces  chevaux  bousculés,  se  débattant  et 
saignant  :  on  ne  peut  se  le  figurer. 

Les  Républicains,  diminués  de  moitié,  leurs 
grands  chapeaux  penchés  sur  le  dos,  l'air  dur 
et  terrible,  attendaient  l'arme  au  bras.  Derrière, 
à  quelques  pas  de  notre  maison,  le  conunan* 
daût délibérait  avec  ses  officiers.  Je  l'entendais 
très-bien:  ;^. 

«  Hotts  avons  une  armée  autrichienne  devant 
nous,  disait-il  brusquement;  il  s'agit  de  tirer 
notre  peau  d'ici.  Dans  une  heure,  nous  aurons 
^ûigt  ou  trente  mille  honmnes  sur  les  bras  ;  ils 
tourneront  le  village  avec  leur  infanterie,  et 
nous  serons  to«8  perdus.  Je  vais  faire  battre  la 
retraite.  Quelqu'un  a^t-il  quelque  chose  à  dire  ? 


—  Non ,  c'est  bien  vu,  »  répondirenc  les  au"* 
très. 

Alors  ils  s^éloignèrent,  et  deux  minutes  après, 
je  VIS  un  grand  nombre  de  soldats  entrer  dans 
les  maisons,  jeter  les  chaises,  les  tables,  les  ar» 
moires  dehorssur  un  même  tas;  quelques-uns, 
du  haut  des  greniers,  jetaient  de  la  paille  et  du 
foin  ;  d'autres  amenaient  les  charrettes  et  les 
voitures  du  fond  des  hangars.  Il  ne  leur  fallut 
pas  dix  minutes  pour  avoir  à  l'entrée  de  la  rue 
une  barrière  haute  comme  les  maisons  ;  le  foin 
et  la  paille  étaient  au-dessus  et  au-dessous.  Le 
roulement  du  tambour  rappela  ceux  qui  fai- 
saient cet  ouvrage;  aussitôt  le  feu  se  mit  à 
grimper  de  brindille  en  brindille  jusqu'au  haut 
de  la  barricade,  balayant  les  toits  à  côté,  de  sa 
flamme  rouge,  et  répandant  sa  fumée  noire 
comme  une  voûte  inunense  sur  le  village. 

De  grands  cns  s'entendirent  alors  au  loin; 
des  coups  de  fusil  partirent  de  l'autre  côté  ;  mais 
on  ne  voyait  rien ,  et  le  commandant  donna 
l'ordre  de  la  retraite. 

Je  vis  ces  Républicains  défiler  devant  chez 
nous  d'un  pas  lent  et  ferme,  les  yeux  étince- 
lants,  les  baïonnettes  rouges,  les  mains  noires, 
les  joues  creuses.  Deux  tambours  marchaient 
derrière  sans  battre  ;  le  petit  que  j'avais  vu  dor- 
mir sous  notre  hangar  s'y  trouvait;  il  avait  sa 
caisse  sur  l'épaule  et  le  dos  plié  pour  marcher; 
de  grosses  larmes  coulaient  sur  ses  joues 
rondes,  noircies  par  la  fumée  de  la  poudre  ; 
son  camarade  lui  disait  :  t  Allons,  petit  Jean, 
du  courage  !  •  Hais  il  n'avait  pas  l'air  d'enten- 
dre. Horatius  Codés  avait  disparu  et  la  canti- 
niére  aussi.  Je  suivis  cette  troupe  des  yeux  jus* 
qu'au  détour  de  la  rue. 

Depuis  quelques  instants  le  tocsin  de  la  mai- 
son commune  sonnait ,  et  tout  au  loin  on  enm 
tendait  des  voix  mélancoliques  crier  :  «  Au  feu  I 
au  feu!  • 

Je  regardai  vers  la  barricade  des  Républi- 
cains ;  le  feu  avait  gagné  les  maisons  et  mon- 
tait jusque  dans  le  ciel;  de  l'autre  côté,  un 
frémissemeiit  d'armes  remplissait  la  rue,  et 
déjà,  sur  les  maisons  voisines,  de  longues  pi- 
ques noires  sortaient  des  lucarnes  pour  ren- 
verser Téchafaudage  de  l'incendie. 


IV 


Après  le  départ  des  Républicains,  il  se  passa 
bien  encore  un  quart  d'heure  avant  que  per- 
sonne ne  se  montrât  de  notre  côté  dans  la  rue* 
Toutes  les  maisons  semblaient  abandonnées. 
De  l'autre  côté  de  la  barricade,  le  tumulte  aug- 


ROMANS    NATIOMAUX. 


On  loraH  dit  qne  c«U«  chuuoo  rnidiil  le*  MpubUctiot  htltux.  (Pi(«  th.) 


mentait:  les  cris  des  geos:  •■  Au  feui  au  feul  • 
se  prolongeaient  d'une  façon  lugubre. 

J'étau  sorti  soub  le  hang&r,  épouvanté  de 
l'incendie.  Rien  ne  bougeait;  on  n'entendait 
que  le  pétillement  du  feu  et  les  soupirs  d'un 
blessé  assis  contre  le  mur  de  notre  étable;  il 
avait  nue  balle  dans  les  reins,'ets'appnyait  sur 
les  deux  mains  pour  Be  tenir  droit  :  c'était  un 
Croate  ;  il  me  regardait  avec  des  yeux  terribles 
et  désespérés.  Do  peu  plus  loin,  un  cheval, 
couché  sur  le  flanc,  balançait  sa  tête  au  bout 
de  son  long  cou,  comme  un  pendule.  - 

Bt  comme  j'étais  là,  pensant  que  ces  Français 
devaient  être  de  fameux  brigands,  pour  nous 
bnller  sans  aucune  raison,  un  faible  bruit  se 
fit  entendre  derrière  moi-,  je  me  retournai,  et 
je  vis  dans  l'ombre  du  hangar,  sous  les  brin- 


dilles de  paille  tombant  des  pontree,  U  porte 
delà  grange  eûtr'ouverte,  et  derrière,  la  figure 
pâle  de  notre  voisin  Spick,  les  yeux  écarquil- 
lés.  Il  avançait  ta  télé  doucement  et  prétait 
l'oreille  ;  puis,  s'étant  convaincu  que  les  Répu- 
blicains venaient  de  battre  en  retraite,  il  s'â- 
lança  dehors  en  brandiraant  sa  hache  comme 
un  furieux,  et  criant  : 

•  Où  sont-ils,  ces  gueuxT  où  sont-ils,  que  je 
les  extermine  tous  I 

— Ah  I  lui  dis-je,  ils  sont  partis;  mais,  en 
courant,  vous  pouvec  encore  les  rattraper  &u 
bout  du  viUage.  • 

Alors  il  me  regarda  d'un  teàl  louche,  et. 
voyant  que  j'étais  sans  malice,  U  courut  au 
feu. 

D'autres  portes  s'ouvraientau  même  instant  ; 


MADAME  THERESE. 


L'oDcie  «'«(«(«llli.  (Pige  190 


,    1 


des  hommai  fit  des  femmes  sortaient,  regar- 
daient, poil  levaient  les  mains  au  ciel,  en 
criant  :  i  Qo^ila  soient  maudits  !  qu'ils  soient 
mauditsl  •  £t  chacun  se  dépéchait  d'aller  pren- 
dre son  baquet  pour  éteindre  la  feu. 

La  fontaine  fut  bieotât  encombrée  de  monde  ; 
il  n'y  avait  plus  asses  de  place  autour  ;  on  for- 
mait la  chaîne  des  deux  cAtés,  jusque  dans  les 
allées  des  maisons  menacées.  Quelques  soldats, 
debout  mr  les  toits,  versaient  l'eau  dans  b 
llamme  -,  mais  tout  ce  qu'on  put  Caire,  ce  fut  de 
préserver  les  maisons  voisiDes.  Vers  onze  heu- 
res, une  gerbe  de  feu  bleuâtre  monta  jusqu'au 
ciel  :  dans  le  nombre  des  voitures  entûséee ,  se 
trouvait  là  charrette  de  la  cantinière  ;  ses  deux 
tonnes  d'eau-de-vie  venaient  d'éclater, 

^•'«ncle  lacob  était  auBsi  dans  la  chaîne,  de 


l'autre  côté,  sons  la  garde  des  sentinelles  aa- 
tricbiennes;  il  parvint  cependant  à  s'échapper 
en  traversant  une  cour,  et  rentra  chez  nous 
par  les  jardins. 

•  Seigneur  Dieu,  e'écria-t-il ,  Fritiel  est 
sauvé  t  * 

Je  vis  en  cette  circonstance  qu'il  m'aimait 
beaucoup,  car  il  m'embrassa  en  medemandant: 
■  Où  donc  élais-tu,  pauvre  enfant? 
—A  la  fenêtre,  •  lui  dis-je. 
Alors  il  devint  tout  pâle  et  s'écria  : 

•  Lisbeth!  Lisbethl  • 

Mais  elle  ne  répondit  pas,  et  même  il  nous 
tut  impossible  de  la  trouver  ;  nous  allions  dans 
toutes  les  chambres,  regardant  jusque  sous  les 
lits,  et  nous  pensions  qu'elle  s'étut  sauvée 
chez  quelque  voisine. 


18 


ROMANS  NATIONAUX. 


.--•X. 


Dans  cet  intervalle,  on  finit  par  se  rendre 
maître  du  feu,  et  tout  à  coup  nous  entendîmes 
les  Autrichiens  crier  dehors  :  «  Place.*,  place... 
En  arrière  I  » 

En  même  temps,  un  régiment  de  Croates 
passa  devant  chez  nous  comme  la  foudre.  Ils 
s'élançaient  à  la  poursuite  des  Républicains; 
mais  nous  apprîmes  le  lendemain  qu'ils  étaient 
arrivés  trop  tard  ;  Tennemi  avait  gagné  les  bois 
de  Rothalps,  qui  s'étendent  jusque  derrière 
Krmasens.  C'est  ainsi  que  nous  comprimes 
enfin  pourquoi  ces  gens  avaient  barricadé  la 
rue  et  mis  le  feu  aux  maisons  :  ils  voulaient 
retarder  la  poursuite  de  la  cavalerie,  et  cela 
montre  bien  leur  grande  expérience  des  choses 
de  la  guerre. 

Depuis  ce  moment  jusqu'à  cinq  heures  du 
soir,  deux  brigades  autrichiennes  défilèrent 
dans  le  village  sous  nos  fenêtres  i^des  houlans, 
des  dragons,  des  houzards  ;  puis  des  canons, 
des  fourgons,  des  caissons;  puis,  vers  trois 
heures,  le  général  en  chef,  au  milieu  de  ses 
ofilciers,  un  grand  vieillard  coiffé  d'un  tricorne 
et  vêtu  dhme  longue  polonaise  blanche,  telle- 
ment couverte  de  torsades  et  de  broderies  d'or, 
qu'à  côté  de  lui,  le  commandant  républicain, 
avec  son  chapeau  et  son  uniforme  râpés,  n'au- 
rait eu  Tair  que  d'un  simple  caporal. 

Le  bourgmestre  et  les  conseillers  d'Anstatt^ 
en  habit  de  bure  à  larges  manches,  la  tête  dé- 
couverte, l'attendaient  sur  la  place.  Il  s'y  arrêta 
deux  minutes,  regarda  les  morts  entassés  au* 
tour  de  la  fontaine,  et  demanda  : 

t  Combien  d'hommes  les  Français  étaient- 
ils? 

—  Un  bataillon.  Excellence,  •  répondit  le 
bourgmestre  courbé  en  demi-cercle. 

Le  général  ne  dit  rien.  Il  leva  son  tricorne 
et  poursuivit  sa  route. 

Alors  arriva  la  seconde  brigade  :  des  chas- 
seurs tyroliens  en  tête,  avec  leurs  habits  verts, 
leurs  chapeaux  noirs  à  bords  retroussés,  et 
leurs  petites  carabines  d'Insprtlck  à  balles  for- 
cées; puis  d'autre  infanterie  en  habit  blanc  et 
culotte  bleu  de  ciel,  les  grandes  guêtres  re- 
montant jusqu'au  genou;  puis  de  la  grosse  ca- 
valerie, des  hommes  de  six  pieds  enfermés 
dans  leurs  cuirasses,  et  dont  on  ne  voyait  que 
le  menton  et  les  longues  moustaches  rousses 
sous  la  visière  du  casque  ;  puis  enfin  les  grandes 
voitures  de  l'ambulance,  couvertes  de  toiles 
grises,  tendues  sur  des  cerceaux^  et  derrière 
les  éclopés,  les  traînards  et  les  poltrons. 

Les  chirurgiens  de  Tarmée  firent  le  tour  de 
la  place.  Ils  relevèrent  les  blessés,  les  placèrent 
dans  leurs  voitures,  et  l'un  de  leurs  chefs,  un 
petit  vieillard  à  perruque  blanche,  dit  au  bourg- 
mestre en  montrant  le  reste  s 


I 


«  Vous  ferez  enterrer  tout  cela  le  plus  tôt 
possible. 

— Pouf  vous  rendre  mes  devoirs,  »  répondit 
le  bourgmestre  gravement. 

Enfin  les  dernières  voitures  partirent  ;  il  était 
environ  sîk  heures  du  soir.  La  nuit  était  ve- 
nue. L'oncle  Jacob  se  tenait  sur  le  seuil  de  la 
maison  avec  moi.  Devant  nous,  à  cinquante 
pas,  contre  la  fontaine,  tous  les  morts,  rangés 
sur  les  marches,  la  face  en  Tair  et  les  yeux 
écarquillés,  étaient  blancs  comme  de  la  cire, 
ayant  perdu  tout  leur  sang.  Les  femmes  et  les 
enfants  du  village  se  promenaient  autour. 

Et  comme  le  fossoyeur  Jeffer  avec  ses  deux 
garçons,  ^Karl  et  Ludv^ig,  arrivaient  la  pioche 
siur  l'épaule,  le  bourgmestre  leur  dit  : 

«  Vous  prendrez  douze  hommes  avec  vous, 
et  vous  ferez  une  grande  fosse  dans  la  prairie 
du  Wolfthal  pour  tout  ce  monde-là;  vous 
m'entendez?  Et  tous  ceux  qui  ont  des  charrettes 
et  des  tombereaux  devront  les  prêter  avec  leur 
attelage,  car  c^est  un  service  publie.  » 

Jeffer  inclina  la  tête  et  se  rendit  tout  de  suite 
à  la  pi^airie  du  Wolfthal,  avec  ses  deux  garçons 
et  les  hommes  qu'il  avait  choisis. 

f  II  faut  pourtant  bien  que  nous  retrouvions 
Lisbeth,  >  me  dit  alors  l'oncle. 

Nous  recommençâmes  nos  recherches  du 
grenier  à  la  cave,  et  seulement  à  la  fin,  comme 
nous  allions  remonter,  nous  vîmes  derrièra 
notre  tonne  de  choucroute,  entre  les  deux  sou- 
piraux, un  paquet  de  linge  dans  l'ombre,  que 
l'oncle  se  mit  à  secouer.  Aussitôt  Lisbeth,  d'une 
voix  plaintive,  s'écria  : 

t  Ne  me  tuez  pas  I  Au  nom  du  del,  ayez  pitié 
de  moi! 

— Lève-toi^  dit  l'oncle  avec  bonté  ;  tout  est 
fini!  • 

Mais  Lisbeth  était  encore  si  troublée,  qu^elle 
avait  de  la  peine  à  mettre  un  pied  devant  l'au- 
tre, et  qu'il  me  fallut  la  conduire  en  haut  par 
la  main,  comme  une  enfant.  Alors,  revoyant  le 
jour  dans  sa  cuisine,  elle  s'assit  au  coin  de 
râtre  et  fondit  en  larmes,  priant  et  remerciant 
le  Seigneur  de  l'avoir  sauvée;  ce  qui  prouve 
bien  que  les  vieilles  gens  tiennent  à  la  vie  au- 
tant que  les  jeunes. 

Les  heures  de  désolation  qui  suivirent,  et  le 
mouvement  que  dut  se  donner  l'oncle  pour  se 
rendre  à  l'appel  de  tous  les  malheureux  qui 
réclamaient  ses  soins  resteront  toujours  pré- 
sents à  ma  mémoire.  Il  ne  se  passait  pas  d^ins- 
tant  qu'une  femme  ou  bien  un  enfant  n'entrât 
chez  nous  en  s'écriant  :' 

f  Monsieur  le  docteur...  bien  vite...  qu'il 
vienne!  mon  mari...  mon  frère...  ma  sœur 
sont  malades!  • 

Lhm  avait  été  blessé,  l'autre  était  devenu 


HADAMB  THÉRÈSE. 


19 


comme  fou  de  peur;  rautre,  étendu  tout  de 
BOB  long,  ne  donnait  plus  signe  de  yie. 

L'oncle  ne  pouvait  être  partout. 

•  Vous  le  trouverez  dans  telle  maison,  di< 
sais-je  A  ces  malheureux  ;  dépéchez-vous.  » 

Et  ils  partaient. 

Ce  n'est  que  bien  tard,  vers  dix  heures,  qu'il 
revint  enfin.  lisbeth  s'était  un  peu  remise  ;  elle 
avait  fiadt  du  feu  sur  Tâtre  et  dressé  la  table 
comme  à  l'ordinaire;  mais  le  crépi  du  plafond, 
les  éclats  de  vitres  et  de  bois  couvraient  encore 
le  plancher.  C'est  au  milieu  de  tout  cela  que 
nous  nous  assîmes  à  table,  et  que  nous  man- 
geâmes en  silence. 

De  temps  en  temps,  l'onde  relevait  la  tête, 
regardant  sur  la  place  les  torches  qui  se  pro- 
menaient autour  des  morts,  les  charrettes 
ndres  qui  stationnaient  devant  la  fontaine, 
ayec  leurs  petits  bidets  du  pays,  les  fossoyeurs, 
les  curieuxj  tout  cela  dans  les  ténèbres.  Il  ob- 
servait ces  choses  gravement,  et  tout  A  coup, 
vers  la  fin  du  repas,  il  se  prit  à  me  dire,  la 
main  étendue  : 

«  Toilà  la  guerre,  Fritzel!  Regarde,  et  sou- 
viens-toi 1...  Oui,  voÛA  la  guerre  :  la  mort  et  la 
destruction^  la  fureur  et  la  haine,  Toubli  de 
tons  sentiments  humains.  Quand  le  Seigneur 
nous  frappe  de  ses  malédictions,  quand  il  nous 
envoie  la  peste  et  la  famine,  au  moins  ce  sont 
des  fléaux  inévitables  décrétés  par  sa  sagesse  ; 
mais  id,  c^est  l'homme  lui-même  qui  décrète 
la  misère  contre  ses  semblables,  et  c'est  lui  qui 
porte  au  loin  ses  ravages  sans  pitié. 

«  Hier,  nous  étions  en  paix,  nous  ne  deman- 
dions rien  A  personne,  nous  n'avions  pas  fait 
de  mal,  et  tout  A  coup  des  hommes  étrangers 
sont  venus  nous  frapper,  nous  ruiner  et  nous 
détruire.  Ahl  qu'ils  soient  maudits,  ceux  qui 
provoquent  de  tels  malheurs  par  esprit  d'ambi- 
tion-, qu'ils  soient  l'exécration  des  siècles  I 

«  fritzelj  souviens-toi  de  cela;  c'est  tout  ce 
qui]  7  a  de  plus  abominable  sur  la  terre.  Des 
hommes  qui  ne  se  connaissent  pas,  qui  ne  se 
août  jamais  vus,  et  qui  tout  A  coup  se  précipi- 
tent les  uns  sur  les  autres  pour  se  déchirer  I 
Gela  seul  devrait  nous  faire  croire  en  Dieu,  car 
il  faut  un  vengeur  de  telles  iniquités.  > 

Aiosi  parla  l'oncle  gravement;  il  était  très- 
teiu;  et  moi,  la  tête  baissée,  j'écoutais,  rete- 
uant  chacune  de  ses  paroles  et  les  gravant  dans 
inai&émdre. 

Comme  nous  étions  ainsi  depuis  une  demi' 
heure,  une  sorte  de  dispute  s^éleva  dehors,  sur 
Ia  place  ;  nous  entendîmes  un  chien  gronder 
sourdement,  et  la  voix  de  notre  voisin  Spick 
dire  d'un  air  irrité  ; 
«  Attends. . .  attends. . .  gueux  de  chien,  je  vais 

te  donner  un  coup  de  pioche  sur  la  nuque.  Ça, 


c'est  encore  un  animal  de  la  même  espèce  que 
ses  maîtres  :  ça  vous  paye  avec  des  assignats  et 
des  coups  de  dents;  mais  il  tombe  mail  • 

Le  chien  grondait  plus  fort. 

Et  d'autres  voix  disaient  au  miheu  du  silence 
de  la  nuit  : 

«  C'est  drôle  tout  de  même...  Voyez. «.  il  ne 
veut  pas  quitter  cette  femme.  • .  Peut-être  qu'elle 
n'est  pas  tout  A  fait  morte.  • 

Alors  Tonde  se  leva  brusquement  et  sortit. 
Je  le  suivis. 

Rien  de  plus  terrible  A  voir  que  les  morts 
sous  le  reflet  rouge  des  torches.  Il  ne  faisait 
pas  de  vent,  mais  la  flamme  se  balançait  tout 
de  même,  et  tous  ces  êtres  pAles,  avec  leurs 
yeux  ouverts,  semblaient  remuer. 

t  Pas  morte  1  criait  Spick,  est-ce  que  tu  es 
fou,  Jeffer?  Est-ce  que  tu  crois  en  savoir  plus 
que  les  chirurgiens  de  l'armée?  Non...  non... 
elle  a  reçu  son  compte...  et  c'est  bien  fait  1  c'est 
cette  femme  qui  m'a  payé  mon  eau-de-vie  avec 
du  papier.  Allons,  ôtez-vous  de  lA,  que  j'as- 
somme le  chien  et  que  ça  finisse  ! 

— Qu'est-ce  qui  se  passe  donc  ?  •  dit  alors 
l'oncle  d'une  voix  forte. 

Et  tous  ces  gens  se  retournèrent  conome  ef- 
frayés. 

Le  fossoyeur  se  découvrit,  deux  ou  trois  au- 
tres s'écartèrent,  et  nous  vîmes  sur  les  marches 
de  la  fontaine  la  cantinière  étendue,  blanche 
connue  la  neige,  ses  beAux  cheveux  noirs  dé- 
roulés dans  une  mare  de  sang,  sa  petite  toxme 
encore  sur  la  hanche,  et  les  mains  pAles  jetées 
à  droite  et  A  gauche  sur  la  pierre  humide  où 
coulait  l'eau.  Plusieurs  autres  cadavres  l'entou* 
raient,  et  le  chien  caniche  que  j'avais  vu  le  ma- 
tin avec  le  petit  tambour,  les  poils  du  dos  hé- 
rissés, les  yeux  étincelants  et  les  lèvres  frémis- 
santes, debout  A  ses  pieds  grondait  et  frissonnait 
en  regardant  Spick. 

Malgré  son  grand  courage  et  sa  pioche^  le 
cabaretier  n'osait  approcher,  car  il  était  facile 
de  voir  que  s'il  manquait  son  coup,  cet  animal 
lui  sauterait  A  la  gorge. 

«  Qu'est-ce  que  c'est?  répéta  Tonde. 

^Parce  que  ce  chien  reste  lA,  fit  Spick  en  rica- 
nant, ils  disent  que  la  femme  n'est  pas  morte. 

—Ils  ont  raison,  dit  l'oncle  d'un  ton  brus- 
que; certains  animaux  ont  plus  de  cœur  et  d'es- 
prit que  certains  hommes.  0  te- toi  de  là.  » 

n  Técarta  du  coude  et  s'avança  droit  vers  la 
femme  en  se  courbant.  Le  chien,  au  lieu  de 
sauter  sur  lui,  parut  s'apaiser  et  le  laissa  faire. 
Tout  le  monde  s'était  approché;  Tonde  s'age- 
nouilla, découvrit  le  sein  de  la'  femme  et  lui 
mit  la  main  sur  le  coeur.  On  se  taisait;  le  si- 
lence était  profond.  Cela  durait  depuis  près 
d'une  minute,  lorsque  Spick  dit  ï 


20 


ROMANS   NATIONAUX. 


f  Hé I  hé I  hé!  qu'on  Tenterre,  n'est-ce  pas, 
monsieur  le  docteur?  • 

L'oncle  se  leva,  les  sourcils  froncés,  et,  re- 
gardant cet  homme  en  face,  du  haut  en  bas  : 

«  Malheureux  I  lui  dit-il,  pour  quelques  me- 
sures d'eau-de-vie  que  cette  pauvre  femme  t'a 
payées  conune  elle  pouvait,  tu  voudrais  main- 
tenant la  voir  morte,  et  peut-être  enterrée 
vive! 

— Monsieur  le  docteur,  s'écria  le  cabaretier 
en  se  redressant  d'un  air  d'arrogance,  savez- 
vous  qu'il  y  a  des  lois,  et  que... 

—  Tais-toi,  interrompit  l'oncle,  ton  action 
est  infâme!  • 

Et^  se  tournant  vers  les  autres  : 

«  Jeffer,  dit-il,  transporte  cette  femme  dans 
ma  maison  ;  elle  vit  encore.  » 

II  lança  sur  Spick  un  dernier  regard  d'indi- 
gnation, tandis  que  le  fossoyeur  et  ses  fils  pla- 
çaient la  c&ntinière  sur  le  brancard.  On  se  mit 
en  marche  ;  le  chien  suivait  l'oncle,  serré  contre 
sa  jambe.  Quant  au  cabaretier,  nous  l'enten- 
dions répéter  derrière  nous,  près  de  la  fon- 
taine, d'un  ton  moqueur  : 

«  La  femme  est  morte;  ce  médecin  en  sait 
autant  que  ma  pioche  I  La  femme  est  finie.... 
qu'on  Tenterre  aujoiu'd'hui  ou  demain,  cela 
ne  fait  rien  à  la  chose... .  On  verra  lequel  de 
nous  deux  avait  raison.  • 

Gomme  nous  traversions  la  place,  je  vis  le 
mauser  et  Koffel  qui  nous  suivaient,  ce  qui  me 
soulagea  le  cœor,  car,  depuis  la  nuit,  une  sorte 
de  frayeur  s'était  emparée  de  moi,  surtout  en 
face  des  morts,  et  j'étais  content  d'être  avec 
beaucoup  de  monde. 

Le  mauser  marchait  aevant  le  brancard,  une 
grosse  torche  à  la  main  ;  Koppel,  près  de  Ton- 
de, semblait  grave. 

«  Voilà  de  terribles  choses,  monsieur  le  doc- 
teur, dit-il  en  marchant. 

—  Ahl  c'est  vous,  Koffel  1  fit  l'oncle.  Oui,  oui, 
le  génie  du  mal  est  dans  l'air,  les  esprits  des 
téiiôbres  sont  déchaînés  !  • 

Nous  entrions  alors  dans  la  petite  allée  rem- 
plie de  pl&tras;  le  mauser,  s*arrétant  sur  le 
seuil,  éclaira  Jeffer  et  ses  fils,  qui  s'avançaient 
d'un  pas  lourd.  Nous  les  suivîmes  tous  dans  sa 
chambre,  et  le  taupier,  levant  sa  torche,  s'écria 
d'un  ton  solennel  : 

•  Où  sont-ils,  les  jours  de  tranquillité,  les 
instants  de  paix,  de  repos  et  de  confiance  après 
le  travail^..,  où  sont-Us,  monsieur  le  docteur? 
Ahl  ils  se  sont  envolés  par  toutes  ces  ouver- 
tures. » 

Alors  seulement  je  vis  bien  l'air  désolé  de 
notre  vieille  chambre,  les  vitres  brisées,  dont 
les  éclats  tranchants  et  les  pointes  étincelantes  . 
•e  découpaient  sur  le  fond  noir  des  ténèbres;  1 


je  compris  les  paroles  du  mauser,  et  je  pensai 
que  nous  étions  malheureux. 

■  Jeffer,  déposez  cette  femme  sur  mon  lit, 
dit  l'oncle  avec  tristesse  ;  il  ne  faut  pas  que 
nos  propres  misères  nous  fassent  oublier  que 
d'autres  sont  encore  plus  malheureux  que 
riMus.  •  ' 

Bt  se  tournant  vers  le  taupier  : 

•  Vous  resterez  pour  m'éclairer,  dit-il ,  et 
Koffel  m'aidera.  > 

Le  fossoyeur  et  ses  fils  ayant  posé  leur  bran- 
card siu:  le  plancher,  placèrent  la  fenmie  sur  le 
lit  au  fond  de  l'alcôve.'  Le  mauser,  dont  les 
joues  couleur  de  brique  prenaient  aux  reflets 
de  la  torche  des  teintes  pourpres,  les  éclairait. 

L'oncle  remit  quelques  kreutzers  à  Jeffer, 
qui  sortit  avec  ses  garçons. 

La  vieille  Lisbeth  était  venue  voir;  son  men- 
ton tremblotait,  elle  n'osait  approcher,  et  je 
Tentendais  qui  récitait  VAve  Maria  tout  bas.  Sa 
frayeur  me  gagnait  lorsque  l'oncle  s'écria  : 

t  Lisbeth,  à  quoi  penses-tu  donc?  Au  nom 
du  ciel,  es-tu  folle?  Cette  femme  n'est-elle  pas 
conmie  toutes  les  fenunes^  et  ne  m'as -tu  pas 
aidé  cent  fois  dans  mes  opérations?  Allons^  al- 
lons..^, maintenant  la  folie  reprend  le  dessus. 
Va* . . .  chauffe  de  l'eau  ;  c'est  tout  ce  que  je  puis 
espérer  de  toi.  » 

Le  chien  s'était  assis  devant  l'alcôve,  et  re- 
gardait, à  travers  ses  poils  frisés,  la  femme 
étendue  sur  le  lit^  immobile  et  pâle  comme 
une  morte. 

t  Fritzel,  me  dit  l'oncle,  ferme  les  volets, 
nous  aurons  moins  d'air.  Et  vous^  Koffel,  faites 
du  feu  dans  le  fourneau,  car  d'obtenir  quelque 
chose  maintenant  de  Lisbeth,  il  n'y  faut  pas 
penser.  Ah  !  si  parmi  tant  de  misères,  nous 
avions  encore  le  bon  esprit  de  rester  un  peu 
calmes  I  Mais  il  faut  que  tout  s'en  mêle  :  quand 
le  diable  est  en  route,  on  ne  sait  plus  où  il 
s'arrêtera.  • 

Ainsi  parla  l'oncle  d'im  air  désolé.  Je  couruB 
fermer  les  volets,  et  j'entendis  qu'il  les  accro- 
chait à  l'intérieur.  En  regardant  vers  la  fon- 
taine, je  vis  que  deux  nouvelles  charrettes  de 
morts  partaient.  Je  rentrai  tout  grelottant. 

Koffel  venait  d'allumer  le  feu,  qui  pétillait 
dans  le  poêle  ;  l'oncle  avait  déployé  sa  trousae 
sur  la  table;  le  mauser  attendait,  regardant  ces 
mille  petits  couteaux  reluire. 

L'oncle  prit  une  sonde  et  s'approcha  du  lit, 
écartant  les  rideaux  ;  le  mauser  et  Koffel  le  sui- 
vaient. Alors  une  grande  curiosité  me  poussa 
et  j'allai  voir  :  la  lumière  de  la  chandelle  rem- 
plissait toute  l'alcôve;  la  femme  était  nue  jus- 
qu'à la  ceinture,  l'oncle  venait  de  lui  découper 
ses  vêtements;  Koffei,  avec  une  grosse  ép^ge, 
lui  lavait  la  poitrine  et  les  seins  couverts  d'un 


MÂDÂMB  THÉRËSB. 


2i 


sang  noir.  Le  chien  regardait  toujours,  il  ne 
bougeait  pas.  lisbeth  était  aussi  revenue  dans 
la  chambre;  elle  me  tenait  par  la  main  et  mar- 
mottait je  ne  sais  quelle  prière.  Dans  Talcôve, 
personne  ne  parlait,  et  Toncle,  entendant  la 
vieille  servante,  lui  cria  vraiment  fâché  : 

i  yeuz-tu  bien  te  taire*  vieille  folie  1  Allons, 
mauser,  aUons,  relevez  le  bras. 

—  Dne  belle  créature,  dit  le  mauser,  et  bien 
jeone  encore. 

— Comme  elle  est  pâle  I  •  fit  Koffel.  \ 

Je  me  rapprochai  davantage,  et  je  vis  la 
femme,  blanche  comme  la  neige,  les  seins 
droits,  la  tête  rejetée  en  arrière,  ses  cheveux 
noirs  déroulés.  Le  mauser  lui  tenait  le  bras 
en  Tair,  et  au-dessous,  entre'  le  sein  et  Tais- 
seQe,  apparaissait  une  ouverture  bleuâtre  d^où 
coulaient  quelques  gouttes  de  sang.  L'oncle 
lacob,  les  lèvres  serrées,  sondait  cette  bles- 
sure; la  sonde  ne  pouvait  entrer.  En  ce  mo- 
ment ,  je  devins  tellement  attentif ,  n'ayant  ' 
îamais  rien  vu  de  pareU,  que  toute  mon  âme 
était  au  fond  de  cette  alcôve ,  et  j'entendis 
Tonde  murmurer:  «  C'est  étrange  1  > 

Au  même  instant  la  femme  exhala  un  long 
soupir,  et  le  chien,  qui  s'était  tu  jusqu'alors, 
se  prit  i  pleurer  d'une  voix  si  lamentable  et 
si  douce ,  qu'on  aurait  dit  un  être  humain; 
les  cbevGuz  m'en  dressaient  sur  la  tôte.  Le 
mauser  s'écria  : 

•  Tais>toi!  • 

Le  chien  se  tut,  et  Tonde  dit  : 

•  Relevez  donc  le  bras,  mauser.  Eoflèl,  pas- 
sez ici  et  soutenez  le  corps.  • 

Koffel  passa  derrière  le  lit  et  prit  la  femme 
par  les  épaules;  aussitôt  la  sonde  entra  bien 
loin. 

La  femme  fit  entendre  un  gémissement^  et 
le  chien  gronda. 

«  ÂUons,  s'écria  l'oncle,  elle  est  sauvée.  Te- 
ner,  Koffel,  voyez,  la  balle  a  glissé  sur  les 
ofties,  elle  est  id  sous  l'épaule;  la  sentez- 
vous! 

—Très-bien. 

L'onde  sortiti  et  me  voyant  sous  le  rideau, 
a  s'écria: 

«  Que  &i»-tu  là? 

—Je  regarde. 

--Bon^  maintenant,  il  regarde  1  n  est  dit 
9^  Umt  doit  aller  de  travers.  • 

^  ptit  un  couteau  sur  la  table  et  rentra. 

I«  dùea  me  regardait  de  ses  yeux  luisants, 
ce  qui  m'inquiétait. 

Touti  eoup  la  femme  jeta  un  cri,  et  l'oncle 
dit  d'un  ton  joyeux  : 

«  La  voidl  c'est  une  balle  de  pistolet.  La 
^Qa^euieose  a  perdu  beaucoup  de  sang,  mais 

^Ue  en  teviendta. 


—C'est  pendant  la  grande  charge  des  uhlans 
qu'elle  aura  reçu  cela,  dit  Koffel;*] 'étais  chez 
le  vieux  Eraêmer,  au  premier  ;  je  nettoyais  son 
horloge,  et  j'ai  vu  qu'ils  tiraient  en  arrivant. 

—  C'est  possible,  •  répondit  Tonde,  jfui  seu- 
lement alors  eut  l'idée  de  regarder  la  femme. 

Il  prit  le  chandelier  de  la  main  du  mauser, 
et,  debout  derrière  le  lit,  il  contempla  quelques 
secondes  cette  malheureuse  d'un  air  rêveur. 

«  Oui ,  fit-il ,  c'est  une  belle  femme  et  ime 
noble  tête.1  Quel  malheur  que  de  pareilles 
créatures  suivent  les  armées  I  Ne  serait-il  pas 
bien  mieux  de  les  voir  au  sein  d'une  honnête 
famille,  entourées  de  beaux  enfants,  auprès 
d'un  bravé  homme,  dont  elles  feraient  le  bon- 
heur 1  Quel  dommage!  Bnfin...  puisque  c'est  la 
volonté  du  Seigneur.  » 

Il  sortit,  appelant  Lisbeth. 

■  Tu  vas  chercher  une  de  tes  chemises  pour 
cette  femme,  lui  dit-il,  et  tu  la  lui  mettras  toi- 
même.  —  Mauser,  Soffel,  venez;  nous  allons 
prendre  un  verre  de  vin ,  car  cette  journée  a 
été  rude  pour  tous.  » 

n  descendit  lui-même  à  la  cave,  et  en  revint 
au  moment  où  la  vieille  servante  arrivait  avec 
sa  chemise.  Lisbeth,  voyant  que  la  cantinière 
n'était  pas  morte ,  avait  repris  courage;  elle 
entra  dans  l'alcôve  et  tira  les  rideaux,  pendant 
que  Tonde  débouchait  la  bouteille  et  ouvrait  le 
buffet  pour  y  prendre  des  verres.  Le  mauser  et 
Koffel  paraissaient  contents.  Je  m'étais  aussi 
rapproché  de  la  table  encore  servie,  et  nous 
finîmes  de  souper. 

Le  chien  nous  regardait  de  loin  ;  Toncle  lui 
jeta  quelques  bouchées  de  pain,  qu'il  ne  voulut 
pas  prendre. 

En  ce  moment  imelieure  soimait  à  l'église. 

«  G*est  la  demie,  dit  Koffel. 

—  Non,  c'est  une  heure;  je  crois  qu*il  serait 
temps  de  nous  coucher,  •  répondit  le  mauser. 

Lisbeth  sortait  de  Talcôve;  tout  le  monde 
alla  voir  la  femme  vêtue  de  sa  chemise  ;  elle 
semblait  dormir.  Le  chien  s'était  posé  sur  les 
pattes  de  devant,  au  bord  du  ht,  et  regardait 
aussi.  L'oncle  lui  passa  la  main  sur  la  tête  en 
disant: 

«  Va,  ne  crains  plus  rien;  elle  en  reviendrai», 
je  t'en  réponds  I  > 

Et  ce  pauvre  animal  semblait  le  comprendre; 
il  gémissait  avec  douceur. 

Enfin  on  ressortit. 

L'oncle,  avec  la  chandelle,  reconduisit  Koffel 
et  le  mauser  jusque  dehors,  puis  il  rentra  et 
nous  dit  : 

«  Allez  vous  coucher  maintenant,  U  est 
temps. 

—  Et  vous ,  monsieur  le  docteur?  demanda 
la  vieille  servante. 


—  Moi,  je  veille...  cette  femme  est  en  danger» 
et  Ton  peut  aussi  m'appeler  dans  le  village.  » 

11  alla  remettre  une  bûche  au  fourneau,  et 
s'étendit  derrière,  dans  le  fauteuil,  en  roulant 
un  bout  de  papier  pour  allumer  sa  pipe. 

Lisbeth  et  moi  nous  montâmes  chacun  dans 
notre  chambre;  mais  ce  ne  fut  que  bien  tard 
qu'il  me  fut  possible  de  dormir,  malgré  ma 
grande  fatigue,  car  de  demi-heure  en  demi- 
heure,  le  roulement  d'une  charrette  et  le  reflet 
des  torches  sur  les  vitres  m'avertissaient  qu'il 
passait  encore  des  morts. 

Ënûn .  au  petit  jour^  tous  ces  bruits  cessèrent^ 
et  je  m'endormis  profondément» 


^'est  le  lendemain  qu'il  aurait  fallu  voir  le 
village,  lorsque  chacun  voulut  reconnaître  ce 
qui  lui  restait  et  ce  qui  lui  manquait,  et  qu'on 
s'aperçut  qu'un  grand  nombre  de  Républicains, 
de  uhlans  et  de  Croates  avaient  passé  par  der« 
riëre  dans  les  maisons ,  et  qu'ils  avaient  tout 
vidé!  C'est  alors  que  l'indignation  fut  univer- 
selle, et  que  je  compris  combien  Je  mauser 
avait  eu  raison  de  dire  :  «  Maintenant  les  jours 
de  calme  et  de  paix  se  sont  envolés  par  ces 
trous!  » 

Toutes  les  porte.^  et  les  fenêtres  étaient  ou- 
vertes pour  voir  le  dégât,  toute  la  rue  était 
encombrée  de  meubles,  de  voitures >  de  bétail, 
et  de  gens  qui  criaient:  «  Ahl  les  gueux...  Ahl 
les  brigands...  ils  ont  tout  pris!  » 

L'un  cherchaitses  canards,  l'autre  ses  poules; 
Tautre,  en  regardant  sous  son  lit,  trouvait  une 
vieille  paire  de  savates  à  la  place  de  ses  bottes  ; 
l'autre,  en  regardant  dans  sa  cheminée,  où  pen- 
daient la  veille  au  malin  des  andouiiles  et  des 
bandes  de  lard,  la  voyait  vide,  et  entrait  dans 
une  fureur  terrible;  les  femmes  se  désolaient 
en  levant  les  mains  au  ciel,  et  les  filles  sem- 
blaient consternées. 

Et  le  beurre,  et  les  œuifis ,  et  le  tabac  >  et  les 
pommes  de  terre,  et  jusqu'au  linge,  tout  avait 
été  pillé  ;  plus  on  regardait ,  plus  il  vous  man- 
quait de  choses. 

La  plus  grande  colère  des  gens  se  tournait 
contre  les  Croates  ;  car,  après  le  passage  du 
général,  n'ayant  plus  rien  à  craindre  des  plain- 
tes qu  on  pourrait  faire^  ils  s'étaient  précipités 
dans  les  maisons,  comme  une  bande  de  loups 
affamés,  et  Dieu  sait  ce  qu'il  avait  fallu  leur 
donner  pour  les  décider  à  partir,  sans  compter  i 
ce  qu'il»  avaient  pris.  *  \ 

C  est  pourtantbien  malheureux  que  la  vieille  ' 


Allemagne  ait  des  soldats  plus  à  craindre  pour 
elle  que  les  Français.  Le  Seigneur  nous  pré- 
serve d'avoir  encore  besoin  de  leur  secours! 

Nous  autres  enfants^  Hans  Aden,  Frantz  Sé- 
pel.  Nickel,  Johann  et  moi;  nous  allions  de 
porte  en  porte,  regardant  les  tuiles  cassées^ 
les  volets  brisés ,  les  hangars  défoncés ,  et  ra- 
massant les  guenilles ,  les  papiers  de  cartou- 
ches, les  balles  aplaties  le  long  des  murs* 

Ces  trouvailles  nous  réjouissaient  tellement, 
que  pas  un  n'eut  lldée  de  rentrer  avant  la  nuit 
close.  ' 

Vers  deux  heurs^  nousfimes  la  rencontre  de 
Zaphéri  Schmouck,  le  fils  du  vannier,  qui  re- 
dressait sa  tête  rousse  et  semblait  plus  fier  que 
d'habitude.  Il  tenait  quelque  chose  caché  sous 
sa  blouse  ;  et  comme  nous  lui  demandions  : 
■  Qu'est-ce  que  tu  as?  il  nous  fit  voir  la  crosse 
d'un  grand  pistolet  de  uhlan. 

Alors  toute  la  bande  le  suivit. 

Il  marchait  au  milieu  de  nous  comme  un 
général,  et  à  chaque  nouvelle  rencontre,  nous 
disions  :  «  Il  a  un  pistolet  !  •  Le  nouveau  venu 
se  joignait  à  la  troupe. 

Nous  n'aurions  pas  quitté  Schmouck  pour 
un  empire  ;  il  nous  semblait  que  la  gloire  de 
son  pistolet  rejaillissait  sur  nous. 

Voilà  bien  les  enfants ,  et  voilà  bien  les 
hommes! 

r4hacun  de  nous  se  vantait  des  dangers  qu^il 
avait  courus  pendant  la  grande  bataille  : 

t  J'ai  entendu  siiQer  les  balles,  disait  Frantz 
Sépel,  deux  sont  entrées  dans  notre  cuisine. 

—  Moi,  j'ai  vu  galoper  le  général  des  uhlans 
avec  son  bonnet  rouge,  criait  Hans  Aden;  c'est 
bien  plus  terrible  que  d'entendre  sifOier  les 
balles.  • 

Ce  qui  m'enorgueillissait  le  plus,  c'était  que 
le  commandant  républicain  m'avait  donné  de 
la  galette  en  disant  :  f  Avale-moi  ça  hardi- 
ment! »  Je  me  trouvais  digne  d'avoir  un  pis- 
tolet comme  Zaphéri  :  mais  personne  ne  voulait 
me  croire. 

Schmouck,  en  passant  devant  le  perron  de 
là  maison  commune,  s'écha  : 

«  Venez  voir!  » 

Nous  montâmes  le  grand  escalier  derrière 
lui,  et  devant  la  porte  du  conseil,  percée  d'une 
ouverture  carrée,  grande  comme  la  main,  il 
nous  dit  : 

■  Regardez...  les  habits  des  morts  sont  làl... 
Le  père  Jeffer  et  H.  le  bourgmestre  les  ont 
conduits  là  ce  matin,  dans  une  charrette.  • 

Et  nous  restâmes  plus  d'une  heure  à  con- 
templer ces  habits,  nous  grimpant  l'un  à  l'autre 
sur  les  épaules  et  soupirant  :  c  Laisse-moi  donc 
aussi  regarder,  Hans  Aden...  c'est  mou  tour!t 

Ces  habits  étaient  entassés  au  milieu  de  la 


HADAHB  THÉRÈSE. 


» 


salle  déserte,  bous  la  lumière  grise  de 
deux  bautea  fenéiree  grilléee.  Il  y  avait  des 
chapeaux  républicaina  et  des  bomietsdeuhlans, 
desbaudrierBetdesgiberDes,  deshabitsbleuset 
des  manteaux  rouges,  des  sabres  et  des  pisto- 
lets. Les  fusils  étaient  appuf  es  au  mur  à  droite, 
et,  plus  loio,  sa  trouvait  une  aie  de  lances. 

Cela  donnait  froid  à  voir,  et  j'en  ai  gardé  le 
souvenir. 

Au  bout  d'une  heure,  et  comme  la  nuit  ve- 
nait, tout  à  coup  l'uu  de  nous  eut  peur,  et  se 
mit  à  descendre  l'escalier  en  criant  d'une  voix 
terrible  :  ■  Les  voici  1  • 

Alors  toute  la  bande  se  précipita  sur  les  mar- 
ches, galopant  les  mains  en  l'air  et  se  bouscu- 
laot  daus  l'ombre.  Ce  qui  m'étonne,  c'est  que 
pas  un  de  nous  ne  se  soit  cassé  le  cou,  tant 
noire  épouvante  était  grande.  J'étais  le  dernier, 
et  quoique  mon  cœur  bondit  d'une  force  in- 
croyable, au  bas  du  perron  je  me  retournai  pour 
regarder  ;  tout  était  gris  au  fond  du  vestibule, 
ta  petite  lucarne,  à  droite,  éclairait  les  marches 
noires  d'un  rayon  oblique  ;  pas  un  soupir  ne 
troublait  le  silence  sous  la  voâte  sombre.  Au 
loin,  dans  la  rue,  les  cris  s'éloignaient.  Je  me 
prisa  songer  que  ToDcle  devait  être  inquiet  de 
moi,  et  je  partis  seul ,  non  sans  me  retourner 
encore,  car  il  me  semblait  que  des  pas  farti& 
me  suivaient,  et  je  n'osais  courir. 

Devant  l'auberge  des  Deux-Clefty  dont  les  Ite- 
Détreu  brillaient  au  milieu  de  la  nuit,  je  fis 
lialte.  Le  tumulte  des  buveurs  me  rassurait  ;  je 
rega:^ai,  par  le  petit  vasistas  ouvert,  dans  la 
salle  où  bourdonnaient  un  grand  nombre  de 
voix,  et  je  vis  Eoffel,  le  mauser,  M.  Richter 
et  biea  d'autres,  assis  le  l(nig  des  tables  de  sa- 
piu ,  le  dos  courbé,  le  coude  eo  avant,  en  face 
des  cruches  et  des  gobelets. 

La  figure  anguleuse  de  M.  Hichter,  avec  sa 
veste  de  chasse  et  sa  casquette  de  cuir  booilli, 
gesticulait  sons  le  qainquet,  dans  la  fumée 
grisâtre: 

•  Voilà  ces  fameux  Républicains,  disait-il, 
ces  hommes  terribles  qui  devaient  bouleverser 
le  inonde,  et  que  l'ombre  glorieuse  du  feld- 
maréchal  Wurmser  suFSt  pour  disperser.  Vous 
les  avez  vus  plier  les  reins  et  allonger  les  jam- 
besl  Cotnbien  de  fois  ne  vous  ai-je  pas  dit  que 
lentes  leurs  grandes  entreprises  flairaient  par 
une  débâcle?  Mauser,  Eoffel,  Tai-je  dit? 

—  Eh  oui,  vous  l'avea  ditl  répondit  le  mau- 
ser, miôs  ce  n'est  pas  une  raison  pour  crier  si 
fort.  Voyons,  monsieur  Richter,  asseyez-vous 
et  faites  venir  une  bnoteille  de  vin;  Koffel  et 
moi  nous  avons  payé  chacun  la  nôtro.  Voilà  le 
principal.  • 

M.  Richier  s'assit,  et  moi  je  m'en  allai  chii 
aoQL  U  pouvait  être  alors  sept  heures;  l'allée 


était  balayée,  les  vitres  remiseB.l'entrai  d'abord 
daDslacuisine,etLi8betb,en  me  voyant,  s'écria: 

■  Ah  !  le  voici  I  ■ 

Elle  ouvrit  la  porte  do  la  chambre  eit  disant 
plus  bas  : 

•  Monsieur  le  docteur,  l'enfant  est  là. 

— C^est  bon,  dit  l'oncle  aaais  à  table,  qu'il 
entre.  • 
Et  comme  j'allais  parler  haut  : 

•  ChutI  ht-il  en  me'montrant  l'alcAve;  as- 
sieds-toi, tu  dois  avoir  bon  appétit? 

— Oui,  mon  oncle. 

— D'où  viens-lu? 

— J'ai  été  voir  le  village. 

— C'est  bien,  Fritzel;  tu  m'as  donné  de  l'in- 
quiétude, mais  je  suis  content  que  tu  aies  vu 
ces  misères.  * 

Lisbeth  vint  alors  m'apporter  une  bonne 
assiettée  de  soupe,  et,  tandis  que  je  mangeais, 
l'oncle  ajouta  : 

•  Tu  connais  la  guerre,  maintenant.  Sou- 
viens-toi de  ces  choses,  Fritzel,  pour  les  mau- 
dire. Cest  une  bonne  instruction;  ce  qu'on  a 
vu  jeune  nous  reste  toute  la  vie.  ■ 

Il  se  faisait  ces  réflexions  à  lui-même;  moi, 
j'allais  toujours  mon  train,  le  nez  dans  mon 
assiette.  Après  la  soupe,  Lisbeth  me  servit  des 
légumes  et  de  la  viande  ;  mais  au  moment  où 
je  prenais  ma  fourchette,  voilà  que  j'apen^ois, 
assis  près  de  moi  sur  le  plancher,  un  être  im- 
mobile qui  me  regardait.  Gela  me  saisit. 

(  Ne  crains  rien,  Fritzel)  >,  me  dit  l'oncle  en 
souiiant. 

Alors  je  regardai,  et  je  reconnu»  que  c'était 
le  chien  de  la  cantiniére.  Il  se  tenait  là  grave- 
ment, le  nez  en  l'air,  les  oreilles  pendantes, 
m'observant  d'un  œil  attentif  à  travers  ses 
poils  &isés. 

t  Donne-lui  de  tes  légumes,  et  vous  serez 
bientât  bons  amis,  •  dit  l'oncle. 

Il  lui  fit  signe  d'approcher;  le  chien  vint 
s'asseoir  près  de  sa  chaise,  et  parut  bien  con- 
tent des  petites-  tapes  que  l'oncle  lui  donnait 
sur  la  tête.  Il  lapa  le  fond  de  mon  assiette,  puis 
se  remit  à  me  regarder  d'un  air  grave. 

Vers  la  fin  du  souper,  j'allais  me  lever,  quand 
des  paroles  confuses  s'antendirent  dans  l'al- 
côve. L'oncle  prêtait  l'oreille;  la  femme  pariait 
extrêmement  vite  et  bas.  Ces  paroles  confuses, 
mystérieuses, au  miUeu  du  silence,  m'émurent 
plus  que  tout  le  reste;  je  me  sentis  pâlir.  L'on- 
cle, le  front  penché,  me  regardait,  mais  sa 
pensée  était  ailleurs  :  il  ëcouta^^.  Le  chien  ve- 
nait aussi  de  se  retourner. 

Dans  la  foule  des  paroles  que  disait  cette 
femme,  quelques-unes  étaient  plus  fortes  : 

•  Mon  père....  Jean....tué8....  tous.... tous..» 
la  patrie I...  % 


1 


ROMANS    NATIONAUX. 


e  lUltiranuM.  (Picell.i 


ta  ï^ardant  l'oncie,  je  voyaie  qu'il  avait  les 
yeux  iroubles  et  que  ses  joues  tremblaient.  Il 
prit  la  lampe  sur  la  table  et  s'approcha  du  lit. 
Lisbeth  entrait  pour  desseirir  ;  il  se  retourna 
et  lui  dit  : 
I  Voici  que  la  fièwe  commence.  » 
Puis  il  écarta  les  rideaux^  Lisbeth,  le  suivit. 
Moi  je  ne  bougeais  pas  de  ma  chaise;  je  n'avais 
plus  faim.  La  femme  se  tut  un  instant.  Je 
voyais  l'ombre  de  l'onde  et  celle  de  Liabeth 
sur  les  rideaux  ;  l'oncle  tenait  le  bras  de  la 
femme.  Le  chien  était  avec  eux  dans  l'alcdve. 
Hoi,  seul  dans  la  salle  noire,  j'avais  peur.  La 
lEemme  ae  mit  A,  parler  plus  huit;  alors  il  me 
seipbla  que  la  salle  devenait  plus  noire,  et  je 
me  rapprochid  de  la  lumière.  Hais,  au  même 
instant,  quelque  chose  parut  se  débattre;  Lis- 


beth, qui  tenait  la  lampe,  recula,  et  la  & 
toute  pfUe,  les  yeux  ouverts,  se  dressa  eii  criant: 

•  Jean...,  Jean...,  défends-toi....  j'arrive!  > 
Puis  elle  ouvrit  la  bouche,  jeta  un  grand  cri  : 

I  Yivt  la  Bipublique!  *  et  retomba. 
L'oncle  ressortit  bouleversé  en  disant  : 

•  Lisbeth,  vite,  vite,  monte  tà-haut...  dans 
l'armoire....  la  fiole  grise  à  bouchon  de  verre... 
Dépâche-toi!  > 

Et  il  rentra. 

Liabeth  courait;  moi  je  me  tenais  à  la  basque 
de  l'oncle.  Le  chien  grondait,  la  femme  était 
étendue  comme  morte. 

La  vieille  servante  revint  avec  la  fiole;  l'oncle 
regarda  et  dit  d'une  voix  brève  : 

•  C'est  cela,  une  cuiller.  • 
Je  courus  chercher 


MADAME    THÉjRÈSE. 


■  AljHl,  lUaMT,  dluit  ronde,  U  nuU  l'nt  blu  piute  r  •  (P>|e  n.) 


^ersa  quelques  gouttes  dedans,  puis,  relevant 
la  tête  de  la  femme,  il  lui  &t  prendre  ce  qu'il  7 
arail  mis,  en  disant  avec  one  dooœuT  eztrâme  : 
•  Allons,  sllons,  du  courage,  mon  enfant,... 
du  courage.,.,  ■ 

lenel'aTaiB  jamais  entendu  {>arler  d'une  voix 
B  douw,  si  tendre;  mon  cœur  en  était  serré. 

La  femme  soupira  doucement ,  et  l'oncle 
f^lea^tturle  Ut  en  relevant  l'oreiller.  Après 
^oi  il  ressoTlit  tout  pâle  et  noue  dit  : 
■  M\n  dormir,  laisaei-moi  seul. . .  je  veillerai. 
—Ma»,  monsieur  le  docteur,  fit  Liabeth, 
déjà  knnit  dernière.... 

— Allei  ïouft  coocher,  répéta  l'oncle  d'un 
>™  tâché  -,  je  n'ai  pas  la  tempa  d'écouter  votre 
iavirdage.  Au  nom  du  del,  laisses-moi  tran- 
*iille,.,.  ceà  peut  devenir  sérieui,  » 


Il  nous  fallut  bien  obéir. 

En  montant  l'escalier,  Lisbeth,  toute  tremi 
blante,  me  dit  : 

<  As-tu  vu  cette  malheureuse,  Pritzel?  Elle 
va  peut-être  mourir....  eh  bienl  la  voiU  qui 
pense  encore  à  sa  République  du  diable.  Ces 
gens-là  sont  de  véritables  sauvages.  Tout  ce 
que  noua  pouvons  faire ,  c'est  de  prier  que 
Dieu  leur  pardonne.  ■ 

Elle  se  mit  donc  &  prier. 

Je  ne  savais  que  penser  de  tout  cela.  Hais 
après  avoir  tant  couru  et  m'étre  crotté  jus- 
qu'à l'échiné,  une  fois  au  lit,  je  m'eadormis 
si  profondément,  que  le  retour  des  Républicains 
eux-mâmes,  leurs  feux  de  peloton  et  de  batail- 
lon n'auraient  pu  m'év^er  avant  dix  iieureB 
du  matin. 


Z6 


ROMANS  NATIONAUX. 


VI 


Le  lendemain  du  départ  des  Républicains , 
tout  le  village  savait  déjà  qH'uûe  Française 
était  chez  Tonde  Jacob,  qu'elle  avait  reçu  un 
coup  de  pistolet  et  qu'elle  en  reviendrait  diffi- 
cilement. Hais  comme  il  fallait  réparer  les  toits 
des  maisons ,  les  portes  et  les  fenêtres,  chacun 
avait  bien  assez  de  ses  propres  affaires  sans 
sMnquiétef  de  celles  des  autres,  et  ce  n'est 
que  le  troisième  jour,  quand  tout  fut  à  peu  près 
remis  en  bon  état,  que  l'idée  de  la  femme  re- 
vint aux  gens. 

Alors  aussi  Joseph  Spick  répandit  le  bruit 
que  la  Française  devenait  furieuse,  et  qu'elle 
criait  :  t  Vive  la  République  I  »  d'une  façon 
terrible. 

Le  gueux  se  tenait  sur  le  seuil  de  son  caba- 
ret, les  bras  croisés,  l'épaule  au  mur,  ayant 
Tair  de  fumer  sa  pipe,  et  disant  aux  passants  : 

«Hé!  Nickel...  Yokel...  écoute...  écoute, 
comme  elle  crie  I  N'est-ce  pas  abominable?  Est- 
ce  qu'on  {devrait  souffrir  cela  dans  le  pays?  » 

L'onde  Jacob,  le  meilleur  homme  du  monde, 
en  vint  à  ce  point  d'indignation  contre  Spick, 
que  je  l'entendis  répéter  plusieurs  fois  qu'il 
méritait  d'être  pendu. 

Malheureusement  on  nb  pouvait  nier  que  la 
femme  ne  parlât  de  la  France^  de  la  République 
et  d'autres  choses  contraires  au  bon  ordre; 
toujours  ces  idées  lui  revenaient  à  l'esprit,  et 
cela  nous  mettait  dans  un  embarras  d'autant 
plus  grand ,  que  toutes  les  commères^  toutes 
les  vieilles  Salomé  du  village  arrivaient  à  la 
file  chez  nous,  Time  le  balai  sous  le  bras,  la 
jupe  retroussée;  Tautre  ses  aiguilles  à  tricoter 
dans  les  cheveux,  le  bonnet  de  travers  ;  Pautre 
apportant  son  rouet  d'un  air  sentimental, 
comme  pour  filer  au  Coin  de  l'âtre.  Celle-d  ve- 
nait emprunter  un  gril^  celle-là  acheter  un  pot 
de  lait  caillé ,  ou  demander  un  peu  de  levure, 
pour  faire  le  pain.  Quelle  misère  I  notre  allée 
avait  deux  pouces  de  boue  amassés  par  leurs 
sabots. 

Et  pendant  que  lisbeth  lavait  ses  assiettes 
ou  regardait  dans  ses  marmites,  il  fallait  les  en- 
tendre jacasser,  il  fallait  les  voir  arriver,  se 
faire  la  révérence  et  se  donner  des  tours  de 
reins  agréables.    , 

«  Hél  bonjour  donc,  mademoiselle  Lisbeth* 
Qu'il  y  a  de  temps  qu'on  ne  vous  a  vuel 

— Ah!  c'est  mademoiselle  Oursoulal  Dieu  du. 
ciel  I  que  vous  me  faites  plaisir  I  Asseyez-vous 
donc,  mademoiselle  Oursoula. 


—Oh  I  vous  êtes  trop  bonne,  trop  bonne,  ma- 
demoiselle lisbeth. . .  Un  beau  temps,  ce  matin  ? 

—Oui,  mademoiselle  Oursoula,  un  très-beau 
temps...  c'est  un  temps  délicieux  pour  les 
rhumatismes. 

— Délicieux,  et  pour  les  rhumes  aussi. 

—Ah  1  o\Li,  et  pour  toutes  sortes  de  maladies. 
Ciomment  va  le  rhumatisme  de  monsieur  le 
curé,  mademoiselle  Oursoula? 

— ^Ehl  Sdgneur  Dieu!  comment  peut-il  al- 
ler? Tantôt  d'un  côté,  tantôt  de  Tautre.  Hier 
c'était  dans  l'épaule,  aujourd'hui  c'est  dans  les 
reins.  Ça  voyage.  Toujours  souffrant,  toujours 
souffrant  I 

— ^Ahl  j'en  suis  désolée...  désolée I 

—Mais  à  propos,  mademoiselle  Lisbeth,  vous 
allez  dire  que  je  suis  bien  curieuse,  mais  on  en 
parlé  dans  tout  le  village  :  votre  dame  fran- 
çaise est  toujours  malade? 

— Ahl  mademoiselle  Oursoula,  ne  m'en  par- 
lez pas;  nous  avons  eu  ime  nuit...  une  nuit!... 

—Est-ce  possible?  Comment!  cette  pauvre 
dame  ne  va  pas  mieux?  Que  me  dites-vous  là?  « 

Et  l'on  joignait  les  mains,  et  l'on  se  penchait 
d'un  air  de  commisération,  et  Ton  roulait  les 
yeux  en  se  balançant  la  tête. 

Les  deux  premiers  jours,  l'oncie,  pensant 
que  cela  finirait  lorsque  la  curiosité  de  ces  gens 
serait  satisfaite,  ne  dit  rien.  Mais  voyant  que 
cela  se  prolongeait,  un  beau  matin  que  la 
femme  avait  beaucoup  de  fièvre,  il  entra  brus- 
quement dans  la  cuisine,  et  dit  à  ces  vieilles, 
d^un  ton  de  mauvaise  humeur  : 

t  Que  venez-vous  faire  ici?  Pourquoi  ne 
restez-vous  pas  chez  vous?  N'avez- vous  pas 
d'ouvrage  à  la  maison?  Vous  devriez  rougir  de 
passer  ainsi  votre  existence  à  bavarder,  comme 
de  vieilles  pies,  à  vous  donner  des  airs  de 
grandes  dames,  quand  vous  n'êtes  que  des 
servantes!  C'est  ridicule,  et  cela  m'ennuie 
beaucoup. 

— ^Mais»  dit  Tune  d'elles,  je  viens  acheter  un 
pot  de  lait, 

—Faut-il  deux  heures  pour  acheter  un  pot 
de  lait?  répondit  l'oncle  vraiment  fâché.  Lis** 
beth,  donne-lui  son  pot  de  lait,  et  qu'elle  s^ea 
aille  avec  les  autres.  Je  suis  las  de  tout  cela.  Je 
ne  souffrirai  pas  qu'on  vienjie  m'épier,  et 
prendre  de  fausses  nouvelles  chez  moi,  pour 
les  répandre  dans  tout  le  pays.  Allez,  et  ne 
revenez  plus.  •  ^ 

Les  commères  s'en  allèrent  toutes  honteuses. 


HADàHB  THfiRBSB. 


27 


Ce  j(nir-là,  l'oncle  eut  encore  une  grande 
discussion.  H.  Rlchter  s'âtant  permis  de  lui 

e  qu'il  avait  tort  de  s'iatéreseer  à  des  étran- 
gers, venus  dans  le  pays  pour  piller,  et  surtout 
i  cette  femme,  gui  ue  dâvait  pas  être  grand'- 
cliose,  puisqu'elle  avait  suivi  des  soldats,  il 
l'éconta  froidement,  et  fiait  par  lui  répondre  : 

I  Monsieur  Richter,  quand  j'accomplis  un 
devoir  d'humanité,  je  ne  demande  pas  aux 
gens  :  ■  De  quel  pays  êtes-vousî  Avei-vons  les 
mêmes  croyances  que  moi?  Êtes-vous  riches 
ou  pauvres  ?  Pouvez-vous  me  rendre  ce  que  je 
Toos  dorme?  >  Je  suis  les  mouvements  démon 
«EUT,  et  le  reste  m'importe  peu.  Que  cette 
femme  soit  française  ou  allemande,  qu'elle  ait 
des  iâées  républicaines  ou  non,  qu'elle  ait  suivi 
des  soldats  par  sa  propre  volonté,  ou  qu'elle  ait 
ètè  réduite  à  le  faire  par  besoin,  cela  ne  m'iu- 
qniète  pas.  J'ai  vu  qu'elle  allait  mourir,  mon 
devoir  éiait  de  lui  sauver  la  vie;  et  maintenant 
mon  devoir  est  de  continuer,  avec  la  grâce  de 
Dieu,  ce  que  j'ai  bien  fait  d'entreprendre. 
Quant  à  vous,  monsieur  Richter,  je  sais  que 
Toos  êtes  un  égoïste,  vous  n'aimez  pas  vos 
semblables;  au  lieu  de  leur  rendre  service, 
TOUS  cherchez  à  tirer  d'eux  des  avantages  per- 
sonnels. C'est  le  fond  de  votre  opinion  mr 
toQles  choses.  Et  comme  de  telles  opinions 
m'indignent,  je  vous  prie  de  ne  plus  mettre  les 
pieds  chez  moi.  • 

II  ouvrit  la  porte,  et  M.  Richter  ayant  voulu 
répliquer,  sans  l'entendre  il  le  prit  poliment 
parle  bras  et  le  mit  dehors. 

Le  mauser,  Koffel  et  moi  nous  étions  pré- 
senls,  et  la  fermeté  de  l'oncle  Jacob  en  cette 
circonstance  nous  étonna,  carjamaisnousne 
l'avions  vu  plus  calme  et  plus  résolu. 

Q  ne  conserva  que  le  mauser  et  Koffel  pour 
amis;  chacun-  à  son  tour  veillait  près  de  la 
femme,  ce  qui  ne  les  empêchait  pas  d'aller  à 
leurs  alÏMres  pendant  la  journée. 

Dès  lors  la   tranquillité  fut  rétablie   clies 

DOOB. 

Or,  un  matin,  en  m'éveiUant,  je  via  que  ITii- 
Ter  était  venu;  sa  blanche  lumière  remplissait 
ma  petite  chambre  ;  de  gros  flocons  de  neige 
descendaient  du  ciel  par  myriades,  et  tourbil- 
loimaienl  contre  mes  vitres.  Dehors  régnait  le 
sileuce,  pas  une  âme  ne  courait  dans  la  rua, 
tout  le  monde  avait  tiré  sa  porte,  les  poules  se 
laisaiem,  tes  chiens  regardaient  du  fond  de 
leurs  nidiea,  et  dans  les  buissons  voisins,  les 
pauvres  lerdiers,  grelottant  sous  leurs  plumes 
Ebouriffées,  jetaient  ce  cri  plaintif  de  la  misère, 
•pu  up  finii  qu'au  printemps. 

Moi,  ie  coude  sur  l'oreiller,  les  yeux  éblouis, 
'■^rdiinl  la  neige  s'amonceler  au  bord  des 
EeUies  lenêtres,  je  me  figurais  tout  cela,  et  je 


i-ovoyais  aussi  les  hivers  passJe  :  la  lueur  de 
notre  grand  fourneau  s'avançant  et  reculant  le 
soir  sur  le  plancher,  le  mauser,  Koffel  etl'oncle 
Jacob  autour,  le  dos  courbé,  fumant  leur  pipe 
et  causant  de  choses  indifférences.  J'entendais 
le  rouet  de  Lisbetb  bourdonner  dans  le  silence, 
comme  les  ailes  cotonqeuses  d'un  papillon  de 
nuit,  et  son  pied  marquer  la  mesure  de  la  com- 
plainte que  chante  la  bûche  verte  au  milieu  du 
foyer.  Puis  dehors,  je  me  représentais  les  glis- 
sades sur  la  rivière,  les  parties  de  traîneau,  la 
bataille  à  pelotes  de  neige,  les  éclats  de  rire,  la 
vitre  cassée  qui  tombe ,  la  vieille  grand'mère 
qui  crie  du  fond  de  l'allée,  tandis  que  la  bande 
se  disperse,  les  talons  aux  épaules. 

Tout  cela,  dans  une  seconde ,  me  revint  & 
l'esprit,  et,  moitié  triste,-moitié  content,  je  me 
dis  :  •  C'est  l'hiverl  > 

Puis,  songeant  qu'il  devait  faire  bon  être 
assis  eu  face  de  l'Atre ,  devant  une  soupe  &  la 
farine,  comme  les  apprêtait  Lisbeth,  je  sautai 
de  mon  lit  et  je  m'habillai  bien  vite ,  tout  fri- 
leux. Après  quoi,  sans  prendre  le  temps  de 
mettre  la  seconde  manche  de  ma  veste,  je  des- 
cendis l'escalier,  roulant  comme  une  boule. 

Lisbeth  balayait  ratlëe.  La  porte  de  la  cui- 
sine était  ouverte;  aussi,  malgré  le  beau  feu 
qui  dansait  autour  de  la  crémaillère,  je  me  dé- 
pêchai d'entrer  dans  la  chambre. 

L'oncle  Jacob  venait  de  rentrer  d'une  visite; 
sa  grosse  houppelande  fourrée  de  renard  et  son 
bonnet  de  loutre  étaient  pendus  au  mur,  et  ses 
grosses  bottes  debout  près  du  foiuneau  ;  il  pre- 
nait un  petit  verre  de  kirscbenwasser  avec  le 
mauser,  qui  avait  veillé  cette  nuit-là.  Tous  deux 
semblaient  de  bonne  humeur. 

•  Ainsi,  mauser,  disait  l'onde,  la  nuit  s'est 
bien  passée  7 

— Très-bien,  monsieur  le  docteur,  nous  avons 
tous  dormi  :  la  femme  dans  son  lit ,  moi  dans 
le  fauteuil,  et  le  chien  sous  le  rideau.  Personne 
n'a  remué.  Ce  matin,  en  ouvrant  la  fenêtre,  j'ai 
vu  le  pays  aussi  blaur  que  Hans  Wurst,  lors- 
qu'il sort  de  son  sac  da  farine  ;  tout  cela  s'était 
fait  sans  bruit.  Et  comme  j'ouvrais  la  fenêtre, 
vous  remontiez  déjà  la  rue  ;  j'avais  envie  de 
vous  crier  •  bonjour!  •  mais  la  femme  donnait 
encore,  je  n'ai  pas  voulu  l'éveiller. 

—  Bon,  bon,  vous  avez  bien  fait.  A  TOtre 
santé,  mauser! 

—  A  la  v&tre,  monsieur  le  docteur  I  * 

Us  humèrent  d'un  trait  leurs  petits  verres,  et 
les  remirent  sur  la  table  en  souriant. 

<  Tout  va  bien,  reprit  l'oncle,  la  blessure  se 
ferme,  la  fièvre  diminue^  mais  les  forces  man- 
quent encore,  le  pauvre  être  a  perdutrop  de 
sang.  Enfin,  enfin,  tout  cela  reviendra.  • 

Je  m'étais  assis  près  du  fourneau.  Le  chien 


28 


ROMANS  NATIONAUX. 


sortit  alors  de  l'alcôve  et  vint  caresser  l'oncle, 
qui,  le  regardant,  se  prit  à  dire  : 

«  Quelle  bonne  béte  !  Tenez,  mauser,  est-ce 
qu'on  ne  dirait  pas  qu'il  nous  comprend?  Est-ce 
qu'il  ne  parait  pas  plus  joyeux  ce  matin?  On  ne 
m'ôtera  jamais  de  Tesprit  que  ces  animaux 
comprennent  bien  les  choses:  s'ils  ont  moins 
de  jugement  que  nous,  ils  ont  souvent  plus  de 
cœur. 

~  C'est  clair,  fit  le  mauser.  Moi ,  tout  le  temps 
de  la  fièvre,  je  ne  regardais  que  le  chien  et  je 
pensais  :  t  II  est  triste,  ça  va  mal  I— Il  est  gai, 
ça  va  bien  !  >  Ha  foi,  je  suis  comme  vous,  mon- 
sieur le  docteur,  j'ai  beaucoup  de  confiancedans 
l'esprit  des  animaux. 

—  Allons,  mauser,  reprit  l'oncle,  encore  un 
petit  verre,  il  fait  froid  dehors,  et  le  vi^x  kir^ 
schenwasser  vous  réchauffe  comme  un  rayon 
de  soleil.  » 

n  ouvrit  le  buffet,  apporta  la  miche  et  deux 
couteaux,  et  dit  : 

«  Cassons  une  croûte.  > 

Le  mauser inclinala  tête^  etl'oncle  me  voyant, 
dit  en  souriant  : 

t  Eh  bien,  Fritzel,  les  pelotes  de  neige  et  les 
glissades  vont  recommencer  !  Es^ce  que  cela 
ne  te  réjouit  pas? 

'-^  Si,  mon  oncle.    . 

—  Oui...  oui...  amuse-toi,  on  n'est  jamais 
plus  heureux  qu'à  ton  âge,  garçon  ;  mais  sur^ 
tout  ne  fais  pas  tes  pelotes  trop  dures.  Ceux 
qui  serrent  trop  leurs  pelotes  ne  veulent  pas 
s'amuser,  ils  veulent  faire  du  mal  :  ce  sont  de 
méchants  drôles. 

—  Hé  !  dit  le  mauser  en  riant ,  moi ,  mon- 
sieur le  docteur,  je  serrais  toujours  mes  pe- 
lotes. 

«*  Et  voilà  le  tort  que  vous  aviez,  mauser, 
répondit  l'oncle;  cela  prouve  que,  dans  votre 
nature,  il  se  trouvait  un  fond  de  malice.  HbJ- 
reusement  vous  avez  vaincu  cela  par  la  raison. 
Je  suis  sûr  que  vous  vous  repentez  d'avoir  trop 
serré  vos  pelotesi 

—  Oh  oui  I  fit  le  mauser,  ne  sachant  que 
répondre,  quoique  les  autres  les  aient  aussi 
serrées. 

—  On  ne  doit  jamais  s'inquiéter  des  autres  ; 
il  faut  &ire  ce  que  le  bon  cœur  nous  commande , 
dit  Toncle.  Tous  les  hommes  sont  naturelle- 
ment bons  et  justes,  mais  le  mauvais  exemple 
les  entraîne.  • 

Comme  nous  causions  ainsi,  quelques  paroles 
«^entendirent  dans  Talcôve;  tout  le  monde  se 
tut,  prêtant  l'oreille. 

r  Ceci,  mauser,  murmura  Toncle ,  n'est  plus  | 
la  voix  du  délire ,  c'est  une  voix  faible,  maiis 
naturelle.  » 

Et  se  levant,  il  écarta  les  rideaux.  Le  mauser 


et  moi  nous  étions  derrière  lui>  lé  cou  tendu. 
La  femme,  bien  pâle  et  bien  maigre,  semblait 
dormir  ;  on  Tentendait  à  peine  respirer.  Mais 
au  bout  d\m  instant  elle  ouvrit  les  yeux,  et 
nous  regarda  Tun  après  l'autre,  comme  éton- 
née, puis  le  fond  de  l'alcôve,  puis  les  fenêtres 
blanches  de  neige  ,  l'armoire ,  la  vieille  hor- 
loge, puis  le  chien  qui  s'était  dressé,  la  patte 
au  bord  du  lit.  Cela  dura  bien  une  minute; 
enfin  elle  referma  les  yeux,  et  l'oncle  dit  tout 
bas: 

t  Elle  est  revenue  à  elle. 

—Oui,  fit  le  mauser  du  même  ton,  elle  nous 
a  vus,  elle  ne  nous  connaît  pas,  et  maintenant 
elle  songe  à  ce  qu'elle  vient  de  voir.  » 

Nous  allions  nous  retirer,  quand  la  femme 
rouvrit  les  yeux,  et,  faisant  un  effort,  voulut 
parler.  Mais  alors  l'oncle,  élevant  la  voix,  lui 
dit  avec  bonté  : 

«  Ne  vous  agitez  pas,  madame,  soyez  calme, 
n'ayez  aucune  inquiétude...  Vous  êtes  chez  des 
gens  qui  ne  vous  laisseront  manquer  de  rien... 
Vous  avez  été  malade,.,  maintenant  vous  allez 
mieux...  Mais,  je  vous  en  pria,  ayez  confiance..* 
vous  êtes  chez  des  amis  r;  chez  de  véritables 
amis.  » 

Pendant  qu'il  parlait,  la  femme  le  r^ardait 
de  ses  grands  yeux  noirs  ;  on  voyait  qu'elle  le 
comprenait.  Mais,  malgré  sa  recommandation, 
après  un  instant  de  silence,  elle  essaya  de  par- 
ler encore  et  dit  tout  bas  : 

■  Le  tambour...  le  petit  tambour...  • 

Alors  l'onde,  r^^ardant  le  mauser,  lui  de- 
manda: 

«  Comprenez-vous  ?  ■ 

Et  le  mauser,  portant  la  main  à  sa  tête,  dit  : 

«  Un  restant  de  fièvre,  docteur,  un  petit  res- 
tant ;  cela  passera.  > 

Mais  la  femme ,  d'un  accent  plus  fort ,  ré- 
péta : 

«  Jean...  le  petit  tambour I  > 

Je  me  tena&  sur  la  pointe  des  pieds,  fort  at- 
tentif ;  et  ridée  me  vint  tout  à  coup  qu'elle  par- 
lait du  petit  tambour  que  j'avais  vu  couché  soub 
notre  hangar,  le  jour  de  la  grande  bataille.  Je 
me  rappelai  qu'elle  le  regardait  aussi  de  la  fe- 
nêtre en  face,  en  raccommodant  sa  petite  cu- 
lotte, et  je  dis  : 

«  Oncle,  elle  parle  peut^tre  du  petit  tambour 
qui  était  avec  les  RépubUcains.  > 

Aussitôt  la  pauvre  femme  voulut  se  re- 
tourner : 

«  Oui...  oui...  fit-elle,  Jean...  mon  frère! 

—Restez,  madame,  dit  l'oncle,  ne  faites  pas 
de  mouvement;  votre  blessure  pourrait  se 
rouvrir.  Mauser,  approchez  la  chaise. 

Et  me  prenant  sous  les  bras  •  il  m'éleva  de- 
vant elle  en  me  disant  : 


^ 


HADAHS  THÂR&SE. 


29 


«  Raconte  à  maàame  ce  que  tu  sais,  FiitzeL 
Tu  te  rappelles  le  petit  tambour? 

—  Oh!  oui;  le  matin  de  la  bataille,  il  était 
conché  sous  notre  hangar,  le  chien  sur  ses 
pieds; il  dormait,  je  me  le  rappelle  bien!  lui 
répoodi8*je  tout  troublé ,  car  la  femme  me  re- 
gardait alors  jusqu'au  fond  de  Tâme,  comme 
elle  avait  regardé  Toncle. 

-Et  ensuite,  Fritzel? 

—  Ensuite,  il  était  avec  les  autres  tambours, 
aa  milieu  du  bataillon,  quand  les  Croates  sont 
arrivés.  El  tout  à  la  fin,  quand  on  a  mis  le  feu 
dans  la  rue,  et  que  les  Républicains  sont  par^ 
tis,  je  Tai  revu  derrière. 

—Blessé?  fit  la  femme  d'une  voix  si  faible, 
qu'on  pouvait  à  peine  Fentendre. 

— Ohl  non  ;  il  avait  son  tambour  sur  l'épaule 
et  pleurait  en  marchant,  et  un  autre  plus  grand 
lui  disait  :  «  Allons,  courage,  petit  Jean,  cou- 
rage I  >  Mais  il  n'avait  pas  Tair  d'entendre...  il 
avait  les  joues  toutes  mouillées* 

—Ta  es  bien  sûr  de  l'avoir  vu  s'en  aller, 
Fritsel?  demanda  Fonde. 

—Oui,  mon  onde  :  il  me  faisait  de  la  peine; 
jeTai  regardé  jusqu'au  bout  du  village.  » 

Alors  la  femme  referma  les  yeux,  et  nous  en- 
tendîmes qu'elle  sanglotait  intérieurement. 
Des  larmes  lui  coulaient  le  long  des  joues , 
l'une,  après  l'autre ,  sans  bruit.  C'était  bien 
triste^  et  l'oncle  me  dit  tout  bas  : 

•  Descends,  Fritzel,  il  faut  la  laisser  pleurer 
sans  gène.  > 

Mai?  conmie  j'allais  descendre,  elle  étendit 
la  maii^,  et  me  retint  en  murmurant  quelques 
paroles.  L'onde  Jacob  la  comprit  et  lui  de- 
manda: 

t  Vous  Toulez  embrasser  l'enfant? 
-Oui, .  fitrelle. 

n  me  pencha  sur  sa  figure  ;  elle  m'embrassa 
en  sanglotant  .toujours.  Moi ,  je  m'étais  mis 
aussi  à  pleurer. 

«  C'est  bon,  fit  Fonde,  c'est  bon.  Il  vous  faut 
maintenant  du  calme,  madame;  il  faut  tâcher 
de  dormir,  la  santé  vous  reviendra...  Vous  re- 
venez votre  jeune  frère...  Du  courage  î  » 
llm'enmiena  dehors  et  referma  les  rideaux. 
Le  mauser  se  promenait  de  long  en  large 
dans  la  salle;  il  avait  la  figure  rouge  et  dit  : 

«  Ça,  monsieur  le  docteur,  c'est  une  brave 
famme,une  honnête  femme..*  qu'elle  soit  ré- 
publicaine ou  tout  ce  qu'on  voudra...  celui  qui 
pensemit  le  contraire  ne  serait  qu'un  gueux. 

—Oui,  répondit  Fonde,  c'est  une  nature  gé- 
néreuse, je  Vai  reconnu  tout  de  suite  à  sa 
figure.  Il  esi  heureux  que  Fritzel  se  soit  rap- 
pelé l'enfant.  La  pauvre  femme  avait  une' 
grande  inquiétude.  Je  comprends  maintenant 
pourquoi  ce  nom  de  lean  revenait  toujours 


dans  son  délire.  Tout  ira  mieux,  nûiuser,  tout 
ira  mieux,  les  larmes  soulagent.  » 

Ils  sortirent  ensemble  dans  l'allé^;  je  les 
entendis  encore  causer  de  ces  choses  sur  le  seuil 
de  la  maison» 

Et  comme  je  m'étais  assis  derrière  le  four- 
neau, etqueje  m'essuyais  les  joues  du  reversde 
la  mscnche ,  tout  à  coup  jeTis  le  chien  près  de 
moi ,  qui  me  regardait  avec  douceur.  Il  me 
posa  la  patte  sur  le  genou  et  se  mit  à  me  ca- 
resser; pour  la  première  fois,  je  pris  sa  grosse 
tète  frisée  entre  mes  bras,  sans  crainte.  Il  me 
semblait  que  nous  étions  amis  depuis  longtemps 
et  que  je  n'avais  jamais  eu  peur  de  lui. 

En  levant  les  yeux  au  bout  d'une  minute , 
j'aperçus  l'oncle  qui  venait  d'entrer  et  qui  m'ob- 
servait en  souriant. 

<  Tu  vois,  Fritzel,  comme  le  pauvre  animal 
t'aime,  dit-il  ;  maintenant  il  ie  suivra,  car  il  a 
reconnu  ton  bon  cœur.  • 

Et  c'était  vrai,  depuis  ce  jour  le  caniche  ne 
refusa  plus  de  m'accompagner  ;  au  contraire, 
il  me  suivait  gravement  dans  tout  le  village,  ce 
qui  me  rendait  encore  plus  fier  que  Zaphéri 
Schmouck  avec  son  pistolet  de  uhlan  ;  il  s'as- 
seyait près  de  ma  chaise  pour  lécher  mes  as- 
siettes, et  faisait  tout  ce  que  je  voulais. 


VU 


La  neige  ne  cessa  point  de  tomber  ce  jour-là 
ni  la  nuit  suivante;  chacun  pensait  que  les 
chemins  de  la  montagne  en  seraient  encom- 
brés, et  qu'on  ne  reverrait  plus  ni  les  uhlans  ni 
les  EÎépublicains  :  mais  un  petit  événement  vint 
encore  montrer  aux  gens  les  tristes  suites  de 
la  guerre,  et  les  faire  réfléchir  sur  les  malheurs 
de  ce  basjnonde. 

C'était  le  lendemain  du  jour  où  la  fenune 
avait  repris  connaissance,  entre  huit  et  neuf 
heures  du  matin.  La  porte  de  la  cuisine  restait 
ouverte,  pour  laisser  entrer  la  chaleur  dans  la 
salle.  Je  me  tenais  à  côté  de  lisbeth,  qui  battait 
le  beurre  auprès  de  Tâtre.  En  tournant  un  peu 
la  tète,  je  voyais  Tonde  assis  près  de  la  fenêtre 
blanche;  il  lisait  l'almanach,  et  souriait  de 
temps  en  temps. 

Le  chien  Scipio  était  assis  près  de  moi,  fixe 
et  grave,  et  comme  je  goûtais  à  chaque  instant 
la  crème  qui  sortait  de  la  baratte,  il  bâillait 
d'un  air  mélancolique* 

«  Mais,  Fritzel,disaitLisbeth,à  quoi  penses- 
tu  donc?  Si  tu  manges  toute  la  crème,  nous 
n'aurons  plus  de  beurre.  • 


30 


ROMANS  NATIONAUX* 


Dans  la  salle  Thorloge  marchait  lentement; 
dehors  le  silence  était  absolu. 

Cela  durait  depuis  une  demi-heure,  et  lisbeth 
venait  de  mettre  le  beurre  frais  sur  une  assiette^ 
lorsque  des  voix  s'entendirent  dans  la  rue  ;  puis 
la  porte  de  l'allée  s'ouvrit,  des  pieds  chargés 
de  neige  battirent  les  dalles  du  vestibule.  L'on- 
de raccrocha  son  almanach  au  mur;  il  régar- 
dait vers  la  porte,  quand  le  bourgmestre  Meyer 
entra,  son  bonnet  de  laine  frisée,  à  double 
gland,  tiré  sur  les  oreilles,  le  collet  de  sa  casa- 
que tout  blanc  de  givre,  et  les  mains  fourrées 
dans  ses  moufles  de  peau  de  lièvre  jusqu'aux 
coudes. 

«  Salut,  monsieur  le  docteur,  salut  !  dit  le 
gros  homme.  Tarrive  par  un  temps  de  neige  ; 
mais  que  voulez-vous,  il  le  faut,  il  le  faut  f  > 

Alors  secouant  ses  moufles ,  qui  restèrent 
pendues  à  son  cou  par  une  ficelle,  il  releva  son 
bonnet  et  reprit  : 

«  Un  pauvre  diable,  monsieur  le  docteur,  est 
étendu  dans  le  bûcher  de  Réebock,  derrière  un 
tas  de  fagots.  C'est  un  soldat,  ou  bien  un  capo- 
ral, ou  bien  un  hauptmann*,  je  ne  sais  pas  au 
juste.  Il  sp  sera  retiré  là,  pour  mourir  sans 
trouble  pendant  le  combat.  A  cette  heure,  il 
faudrait  dresser  Tac  te  mortuaire  ;  je  ne  peux  pcs 
vérifier  de  quoi  cet  homme  est  mort;  cela  n'en- 
tre pas  dans  mes  attributions. 

—C'est  bien,  bourgmestre,  dit  l'oncle  en  se 
levant,  j'arrive.  Mais  il  faudrait  encore  un  té- 
moin. 

—Michel  Furst  est  dehors,  dit  le  bourgmes- 
tre; il  m'attend  sur  la  porte.  Quelle  neige  !  quelle 
neige!  jusqu'aux  genoux,  monsieur  le  docteur. 
Ça  fera  du  bien  aux  semailles,  et  aux  armées 
de  Sa  Majesté,  qui  vont  prendre  leurs  quartiers 
d*hiver.  Que  Dieu  les  bénisse  )  J'aime  mieux 
qu'elles  les  prennent  du  côté  de  Eaiserslautern 
qu'ici  :  on  n*a  jamais  de  meilleur  ami  que  soi- 
même.  » 

Tandis  que  le  bourgmestre  se  faisait  ces 
réflexions,  l'oncle  mettait  ses  bottes,  sa  grosse 
houppelande  et  son  bonnet  de  loutre.  Après 
quoi  il  dit  : 

«  M'y  voilà  I  ■ 

Ils  sortirent,et,  malgré  les  prières  de  Lisbeth, 
qui  voulait  me  retenir,  je  n'eus  rien  de  plus 
pressé  que  de  m'échapper  et  de  les  suivre  à  la 
piste;  la  curiosité  du  diable  m'avait  repris  :  je 
voulais  voir  le  soldat. 

L'oncle  Jacob,  le  bourgmestre  et  Furst  mar- 
chaient seuls  dans  la  rue  déserte;  mais  à  me- 
sure qu'ils  avançaient,  des  figures  se  montraient 
aux  vitres  des  maisons ,  et  l'on  entendait  des 
portes  s'ouvrir  au  loin.  Les  gens,  voyant  pas- 

*  Capiuioe. 


ser  le  bourgmestre,  le  médecin  et  le  garde 
champêtre,  pensaient  qu'il  devait  y  avoir  quel- 
que chose  d'extraordinaire;  plusieurs  même 
sortaient,  mais  ne  découvrant  rien,  ils  ren- 
triaient  aussitôt. 

En  arrivant  à  la  maison  de  Réebock, — ^l'une 
des  plus  vieilles  du  village,  avec  grange,  écu- 
ries et  hangar  derrière  sur  les  champs,  les  éta- 
bles  de  chaume  tout  moisi ,  à  droite,-  en  arri- 
vant là,  le  bourgmestre,  Furst  et  l'oncle 
entrèrent  dans  la  petite  allée  sombre,  aux 
dalle^  concassées. 

Je  les  suivais,  ils  ne  me  voyaient  pas. 

Le  vieux  Réebock ,  qui  les  avait  vus  passer 
devant  ses  petites  fenêtres,  ouvrit  la  chambre, 
pleine  de  vapeur  comme  une  étuve ,  où  se  te- 
naient la  vieille  grand'mère,  ses  deux  fils  et  ses 
deux  brus. 

Leur  chien,  au  long  poil  gris  et  la  queue  traî- 
nante, sortit  aussi,  et  flaira  Scipio  qui  me  sui- 
vait et  qui  se  redressa  fièrement,  tandis  que 
l'autre  tournait  autour  de  lui  pour  faire  con- 
naissance. 

«  Je  vais  vous  montrer,  dit  le  vieux  Réebock, 
c'est  là-bas,  au  fond...  derrière  la  grange^ 

—Non,  restez,  père  Réebock,  répondit  l'oncle; 
il  fait  froid,  vous  êtes  vieux;  votre  fils  nous 
montrera  cela.  • 

Mais  le  fils,  après  avoir  découvert  le  soldat, 
s'était  sauvé. 

Le  vieux  marcha  devant.  Nous  suivions  à  la 
file.  Il  faisait  extrêmement  noir  dans  l'allée.  En 
passant  nous  vîmes  l'étable  éclairée  par  un  e  vitre 
dans  le  toit ,  cinq  chèvres  aux  mamelles  gon- 
flées, qui  nous  regardèrent  de  leurs  yeux  d'or, 
et  deux  biquets,  qui  se  mirent  à  chevroter 
d'une  voix  plaintive  et  grêle;  puis  l'écurie,  les 
deux  bœufs  et  la  vache,  avec  leur  râtelier  ver- 
moulu et  leur  litière  de  feuilles  mortes.  Les 
animaux  se  retournèrent  en  silence. 

Nous  filions  le  long  du  mur;  quelque  chose 
déboula  sous  mes  pieds,  c'était  un  lapin  qui  dis- 
parut sous  la  crèche  ;  Scipio  ne  bougea  point. 

Plus  loin  nous  arrivâmes  à  la  grange,  basse, 
encombrée  de  paille  et  de  foin  jusqu'au  toit. 
Tout  au  fond  nous  vîmes  une  lucarne  bleuâtre, 
donnant  sur  le  jardin;  un  grand  tas  de  bûches 
et  quelques  fagots  rangés  contre  le  mur  rece- 
vaient sa  lumière  ;  plus  bas  tout  était  sombre. 

Chose  bizarre,  dans  la  lucarne  se  tenaient 
un  coq  et  deux  ou  trois  poules,  la  tête  sous 
l'aile,  se  détachant  en  noir  sur  cette  lumière. 

D'abord  je  ne  vis  pas  grand'chose,  à  cause  de 
de  l'obscurité.  Tout  le  monde  s'était  arrêté.  On 
entendait  les  poules  caqueter  tout  bas. 

t  J'aurais  peut-être  bien  fait  d'allumer  la 
lanterne,  dit  le  vieux  Réebock  ;  on  ne  voit  pas 
bien  clair.  > 


MADAMX  THtRÊBI. 


il 


Gomme  il  parlait,  j*aperçu8  à  droite  de  la 
lucarne,  étendu  contre  le  mur^  entre  deux  fà"* 
gots^ungrand  manteau  rouge,  puis,  en  regar- 
dant  mieux ^  une  tête  noire  avec  .de  longues 
moustaches  jaunâtres  :  le  coq  venait  de  sauteF 
de  la  lucarne  et  avait  donné  du  jour. 

Alors  la  peur  s'empara  de  moi;  si  je  n'avais 
pas  senti  Scipio  contre  ma  jambe,  je  me  serais 
enfui. 

I  Je  vois,  fit  Toncle,  je  voisi  > 

Et  il  8*approcha  en  disant  : 

■  C'est  un  Croate.  Voyons,  Fursi,  il  faudrait 
le  tirer  un  peu  sur  le  devant.  » 

Mais  Furst  ne  bougeait  pas,  ni  le  bourg- 
mestre. 

L'oncle  alors  tira  Thomme  par  une  jambe  et 
16  fit  glisser  en  pleine  lumière  :  il  avait  la  tête 
couleur  de  brique,  les  yeux  enfoncés ,  le  nez 
mince,  les  lèvres  serrées,  une  touffe  roussâtre 
au  menton. 

L'oncle  ouvrit  la  boucle  du  manteau,  en  re- 
jetant les  plis  sur  les  bûches,  et  nous  vîmes  que 
le  Croate  tenait  son  sabre  à  longue  lame  bleue 
recourbée.  Au  côté  gauche  de  sa  veste,  une 
large  plaque  noire  indiquait  qu'il  avait  sai- 
gné là.  Uoncle  défit  les  boutons  et  d\t  : 

I  n  est  mort  d'im  coup  de  baïonnette ,  sans 
doute  pendant  la  dernière  rencontre.  Il  se  sera 
retiré  de  la  bagarre.  Ce  qui  m'étonne,  père 
Réebock,  c'est  qu'il  n'ait  pas  frappé  à  votre 
porte  et  qu*il  soit  venu  mourir  si  loin. 

—Nous  étions  tous  cachés  dans  la  cave,  dit 
le  vieux  ;  la  porte  de  la  chambre  était  fermée. 
Nous  avons  entendu  courir  dans  Tallée,  mais  il 
y  avait  tant  de  bruit  dehors  !  Je  crois  plutôt 
que  ce  pauvre  honmie  aura  voulu  se  sauver  à 
travers  la  maison;  malheureusement  il  n'y 
avait  pas  de  porte  derrière.  Un  Républicain 
Tanra  suivi  conune  une  béte  sauvage,  jusqu'au 
fond  de  la  grange.  Nous  n'avons  pas  vu  de 
sang  dans  l'allée.  C'est  ici,  dans  l'ombre,  qu'ils 
auront  livré  bataille;  et  l'autre,  après  lui  avoir 
donné  ce  mauvais  coup,  sera  ressorti  tranquil- 
lement. Voilà  ce  que  je  pense.  Sans  cela  nous 
aurions  trouvé  du  sang  quelque  part;  mais 
personne  n'a  rien  vu,  ni  dans  l'étable,  ni  dans 
l'écurie.  Ce  n'est  que  ce  matin,  quand  nous 
avons  eu  besoin  de  gros  bois  pour  le  foiimeau, 
que  Sépel,  en  entrant  au  bûcher ,  a  découvert 
le  malheureux.  • 

In  écoutant  ces  explications,  chacun  se  re- 
présentait le  Républicain,  avec  sa  grande  ti- 
gnasseenteudin  et  son  grandchapeau  à  cornes, 
poursuivant  le  Croate  dans  l'obscurité,  et  cela 

feisait  frémit. 

•  Oui,  dit  l'oncle  en  se  redressant  et  regar- 
dant le  bourgmestre  d'un  air  triste,  c'est  ainsi 
qiœ  doivent  s'être  passées  les  choses.  » 


Tout  le  monde  devenait  réleur  ;  le  silence, 
auprès  de  ce  mort,  vous  donnait  froid. 

«  Enfin  voilà  le  décès  constaté,  fit  Toncle  au 
bout  d'un  instant,  nous  pouvons  partir.  • 

Puis  se  ravisant  : 

t  Peut-être  y  aurait-il  moyen  de  savoir  quel 
est  cet  homme  I  > 

n  s'agenouilla  de  nouveau,  mit  la  main  dans 
une  poche  de  la  veste  et  trouva  des  papiers.  En 
même  temps  il  tira  une  chaînette  de  cuivre  en 
travers  de  Ja  poitrine,  et  une  grosse  montre 
d'argent  sortit  du  gousset  du  pantalon. 

«  Tenez ,  voici  la  montre ,  dit-il  au  bourg- 
mestre; je  garde  les  papiers  pour  dresser 
l'acte: 

— Gardes  tout,  monsieur  le  docteur,  répondit 
le  bourgmestre;  je  n'aimerais  pas  emporter 
dans  ma  demeure  une  montre  qui  a  déjà  mar- 
qué la  mort  d'une  créature  de  Dieu. ..  non  l  gar- 
dez tout.  Plus  tard  nous  recauserons  de  cela. 
Maintenant  nous  pouvons  partir. 

—Oui;  et  vous  pouvez  aussi  envoyer  Jeffer.  » 

L'oncle,  m'apercevant  alors,  dit  : 

t  Te  voilà,  Fritzel?  Il  faut  donc  que  tu  voies 
tout?» 

Il  ne  me  fit  pas  d'autres  reproches,  et  nous 
xentrâmes  ensemble  à  la  maison.  Le  bourg* 
mestre  et  Furst  s*en  étaient  allés  chez  eux. 

Tout  en  marchant,  l'oncle  parcourait  les  pa- 
piers du  Croate.  En  ouvrant  la  porte  de  notre 
chambre,  nous  vîmes  que  la  femme  venait  de 
prendre  un  bouillon,  les  rideaux  étaient  encore 
ouverts  et  l'assiette  sur  la  table  de  nuit. 

«  Eh  bien,  madame,  dit  l'oncle  Jacob  en  sou- 
riant, vous  allez  mieux?  • 

Alors,  elle,  qui  s'était  retournée  et  qui  le  re- 
gardait avec  douceur  de  ses  grands  yeux  noirs, 
répondit  : 

ff  Oui,  monsieur  le  docteur,  vous  m'avez 
sauvée,  je  me  sens  revivre.  » 

Puis,  au  bout  d'une  seconde,  elle  ajouta  d'un 
ton  plein  de  compassion  : 

«  Vous  venez  encore  de  reconnaître  une 
malheureuse  victime  de  la  guerre!  ■ 

L'oncle  comprit  qu'elle  avait  tout  entendu, 
lorsque  le  bourgmestre  était  venu  le  prendre 
.  une  demi-heure  avant.. 

t  C'est  vrai,  dit-il,  c'est  vrai,  madame  ;  en- 
core un  malheureux  qui  ne  reverra  plus  le  toit 
de  sa  maison,  encore  ime  pauvre  mère  qui 
n'embrassera  plus  son  fils.  • 

La  fenune  semblait  émue  et  demanda  tout 

bas  : 

c  Cest  un  des  nôtres  ? 

— ^Non,  madame,  c'est  un  Croate.  Je  viens  de 
lire  en  marchant  une  lettre  que  sa  mère  lui 
écrivait  il  y  a  trois  semaines,  ik  pauvre  femme 
lui  recommande  de  ne  pas  oublier  ses  prières 


ROMANS    NATIONAUX. 


K\on  la  peur  t'cmpara  de  m 


du  matin  et  du  soir  et  de  bien  se  conduire.  Elle 
lui  parle  avec  tendresse,  comme  à  un  enfant. 
C'était  pourtant  un  vieui  soldat,  mais  elle  le 
voyait  sans  doute  encore  tout  rose  et  tout 
blond,  commele  jour  où,  pour  la demiàre fois, 
elle  l'avait  embrassé  en  sanglotant,  ■ 

La  voix  de  l'oncle  en  parlant  de  ce»  choses, 
s'attendrissait;  il  regardait  la  femme  qui,  de 
son  côté,  semblait  aussi  touchée. 

■  Oui,  vous  avez  raison,  dit-elle,  ce  doit  âtre 
affreux  d'apprendre  qu'on  ne  verra  plus  son 
enfant.  Moi,  du  moins,  j'ai  la  consolation  de  ne 
pouvoir  pics  causer  d'aussi  grandes  douleurs 
è.  ceux  qui  m'aimaient.  ■ 

Alors  elle  détourna  la  tête,  et  l'oncle,  devenu 
très-grave,  lui  demanda  : 

•  Von*  n'êtes  pourtant  pas  seule  au  moudeT 


— Je  n'ai  plus  ni  père  ni  mère,  fit-elle  d'une 
voix  basse  ;  mon  père  était  chef  du  bataillon 
que  vous  avez  vu;  j'avais  trois  frères,  noua 
étions  tous  partis  ensemble  en  92,  de  Pénè- 
trange  en  Lorraine.  Maintenant  trois  sont 
morts,  le  père  et  les  deux  alnéa  ;  il  ne  resta 
plus  que  moi  et  Jean,  le  petit  tambour.  • 

La  femme,  en  disant  cela,  semblait  prête  à 
fondre  en  larmes.  L'oncle,  le  front  penché,  les 
mains  croisées  sur  le  dos,  se  promenait  de  long 
en  large  dans  la  chambre.  Le  silence  reve- 
nait. 

Tout  à  coup  la  Française  reprit  : 

I  J'aurais  quelque  chose  à  vous  demander, 
monsieur  le  docteur? 

— Qaoi,  madame? 

— Ce  snait  d'écrire  à  la  mère  du  mtlh«n- 


MADAME    THÉRÈSE. 


nu  Croate.  Cest  terrible,  sans  doute,  d'ap- 
pRiuIrelamort  de  son  fils,  mais  de  l'attendre 
toajonn,  d'espérer  pendant  des  années  qu'il 
'tiendra,  el  deroir  qn'il  n'arrive  paa,  même 
à  il  deniiàre  beore,  ce  doit  être  plus  cruel  en- 
core. • 
Ble  se  lot,  et  l'oncle  tout  rêveur  répondît  : 

•  Oui...  oui...  c'est  mie  bonne  pensée  1  Frit- 
^\  apporte  l'encre  et  le  papier.  Quelle  misère, 
mon  Dieu!  dite  qu'on  annonce  des  choses  pa- 
nillet,  et  gnie  ce  sont  encore  de  bonnes  ac- 
tions l  Ah!  la  guerre...  la  guerre  I  • 

H  s'uBît  et  se  mit  &  écrire. 

Litbelti  entrait  alors  pour  mettre  la  nappe; 


elle  déposa  les  assiettes  et  la  mîcbe  sur  le  buf- 
let.  Uidî  sonnait;  la  femme  senil).^ut  s'être  as- 
soupie. 

^Sn  l'oncle  finit  sa  lettre;  il  la  plia,  la  ca- 
cheta, écrivit  l'adresse  et  me  dit  : 

•  Va,  Fritzel,  jette  cette  lettre  &  la  botte,  et 
dépéohe-toi.  Tu  demanderas  aussi  le  journal  à 
la  mira  Eberbardt  ;  c'est  samedi,  nous  aurons 
des  nouvelles  de  la  guerre.  > 

Je  sortis  en  courant  et  je  mis  la  lettre  à  la 
botte  du  village.  Mais  le  journal  n'était  pas  ar- 
rivé; Clément!  avait  été  retenu  par  les  neigea, 
ce  qui  n'étonna  pas  l'oncle,  pareille  chose  arri- 
vant presque  tous  les  hivers. 


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34 


ROMANS   NATIONAUX. 


VIII 


En  revenant  de  la  poste,  j'avais  aperçu  tout 
au  loin,  içins  la  grande  prairie  communale, 
derrière  l'église,  Hans  Aden,  Prantz  Sépel  et 
bien  d'autres  de  mes  camarades  qui  glissaient 
sur  le  guévDir.  On  les  voyait  prendre  leur  élan 
à  la  file,  et  partir  comme  des  flèches,  les  reins 
plies  et  les  bras  en  l'air  pour  tenir  l'équilibre  ; 
on  entendait  le  bruit  prolongé  de  leurs  sabots 
sur  la  glace  et  leurs  cris  de  joie. 

Comme  mon  cœur  galopait  en  les  voyant! 
comme  j'aurais  voulu  pouvoir  les  rejoindre  I 
Malheureusement  l'oncle  Jacob  m'attendait 
alors,  et  je  rentrai  la  tête  pleine  de  ce  joyeux 
spectacle.  Pendant  tout  le  dîner,  l'idée  de  cou- 
rir là-bas  ne  me  quitta  pas  une  seconde  ;  mais 
je  me  gardai  bien  d'en  parler  à  l'oncle,  car  il 
me  défendait  toujours  de  glisser  sur  le  guévoir, 
à  cause  des  accidents.  Enfin,  il  sortit  pour  aller 
faire  une  visite  à  M.  le  curé,  qui  souffrait  de 
ses  rhumatismes. 

J'attendis  qu'il  fût  entré  dans  la  grande  rue, 
puis  je  sifflai  Scipio,  et  je  me  mis  à  courir  jusf^ 
qu'à  la  ruelle  des  Houx,  comme  un  lièvre.  Le 
caniche  bondissait  derrière  moi,  et  ce  n'est  que 
dans  la  petite  allée  pleine  de  neige  que  nous 
reprîmes  haleine. 

Je  croyais  retrouver  tous  mes  camarades  sur 
le  guévoir,  mais  ils  étaient  allés  diner;  je  ne 
vis,  au  tournant  de  l'église,  que  les  grandes 
glissades  désertes.  Il  me  fallut  donc  gUsser 
seul,  et,  comme  il  faisait  froid,  au  bout  d'une 
demi-heure  j'en  eus  bien  assez. 

Je  reprenais  le  chemin  du  village,  quand 
Hans  Aden,  Frantz  Sépel  et  deux  ou  trois  au- 
tres, les  joues  rouges,  le  bonnet  de  coton  tiré 
sur  les  oreilles  et  les  mains  dans  les  poches, 
débouchèrent  d'entre  lès  haies  couvertes  de 
givre. 

«  Tiens  I  c'est  toi,  Fritzel  I  me  dit  Hans  Aden  ; 
tu  t'en  vas? 

— Oui,  je  viens  de  glisser,  et  l'oncle  Jacob 
ne  veut  pas  que  je  glisse  ;  j'aime  mieux  m'en 
aller. 

—Moi,  dit  Frantz  Sépel,  j'ai  fendu  mon  sabot 
sur  la  glace  ce  matin,  et  mon  père  l'a  raccom- 
modé. Voyez  un  peu. 

Il  défit  son  sabot  et  nous  le  montra.  Le  père 
Frantz  Sépel  avait  mis  une  bande  de  tôle  en 
travers,  avec  quatre  gros  clous  à  tête  pointue. 
Cela  nous  fit  rire,  e^  Frantz  Sépel  s'écria  : 

>.  Ça,  ce  nest  pas  commode  pour  glisser  I 
Écoutez,  allons  plutôt  en  traîneau;  nous  mon- 


terons sur  TAltenberg,  et  nous  descendrons 
comme  le  vent.  » 

L'idée  d'aller  en  traîneau  me  parut  alors  si 
magnifique,  que  je  me  voyais  déjà  dessus,  des- 
cendant la  côte  en  trépignant  des  talons,  et 
criant  d'une  voix  qui  montait  jusqu'aux  nua^ 
ges  :  «  Himmelsfarthl  Himmelsfarthl  » 

J'en  avais  des  éblouissements. 

«  Oui,  dit  Hans  Aden  ;  mais  comment  avoir 
un  traîneau? 

— Laissez-moi  faire,  répondit  Frantz  Sépel, 
le  plus  malin  de  nous  tous.  Mon  père  en  avait 
un  Tannée  dernière  ;  mais  il  était  tout  ver- 
moulu, la  grand'mère  en  a  fait  du  feu.  C'est 
égal^  arrivez  toujours.  » 

Nous  le  suivîmes  pleins  de  doute  et  d'espé- 
rance. Tout  en  descendant  la  grande  rue,  de* 
vaut  chaque  hangar  nous  faisions  halte,  le  nez 
en  l'air,  et  nous  regardions  d'un  œil  d'envie 
les  schlittes  *  pendues  aux  poutres. 

<  Ça,  disait  Tun,  c'est  ime  belle  schlilte^  nous 
pourrions  tous  y  tenir  sans  gêne. 

— Oui,  répondait  un  autre,  mais  elle  serait 
trop  lourde  à  traîner  sur  la  côte  :  elle  est  en 
bois  vert. 

— Eh!  faisait  Hans  Aden,  nous  la  prendrions 
tout  de  même,  si  le  père  Gitzig  voulait  nous  la 
prêter;  mais  c'est  un  avare  :  il  gard^  sa  scfUilu 
pour  lui  seul,  comme  si  les  schliues  pouvaient 
s'user. 

— Arrivez  donc  1  »  s'écriait  Frantz  Sépel^  qui 
niarchait  eq  avant. 

Et  toute  la  troupe  se  remettait  en  route.  De 
temp^  en  temps  on  regardait  Scipio,  qui  mar- 
chait près  de  moi. 

•  Vous  avez  un  beau  chien,  faisait  Hans 
Aden,  c'est  un  chien  français^  ils  ont  de  la 
laine  comme  les  moutons  et  se  laissent  tondre 
sans  rien  dire.  • 

Frantz  Sépel  soutenait  qu'il  avait  vu,  l'année 
précédente,  à  la  foire  de  Eaiserslautem,  un 
chien  français  avec  des  lunettes  et  qui  comptait 
sur  un  tambour  jusqu'à  cent.  Il  devinait  aussi 
toutes  sortes  de  choses,  et  la  grand'mère  Anne 
pensait  que  ce  devait  être  un  sorbier, 

Scipio,  pendant  ces  discours,  s'arrêtait  et 
nous  regardait.  J'étais  tout  fier  de  lui.  Le  pe- 
tit Karl,  le  fils  du  tisserand,  disait  que  si  c'était 
im  sorcier,  il  pourrait  nous  faire  avoir  une 
scMUtôy  mais  qu'il  faudrait  lui  donner  son  &m# 

*  TrAlneciix. 


% 


r 


Madame  THÉRiss. 


35 


en  tchange,  et  pu  un  de  nous  ne  Tonlait  lui 
doimei  son  &me. 

HouB  allions  doue  ainsi,  de  maison  en  mai- 
80Q,et  deux  heures  eonnaient  â  l'église,  lorsqoe 
M.  Hichier  passa  sur  son  traîneau,  en  criant  Â 
sa  grande  bique  décharnée  : 

•  Allez,  Charlotte,  allezl  ■ 

U  pauvre  béte  allongeait  ses  hanches,  et 

H.  Hichter,  contre  son  ordinaire,  paraissait 

(oui  joyeux.  En  passant  devant  la  maison  du 

twacher  Sépel,  il  cria  : 

■  Bonne  nouvelle,  Sépel,  bonne  nouvelle  I  ■ 

lissait  claquer  son  fouet,  etHans  Aden  dît  : 

•  U.  Richter  est  un  peu  gris;  il  aura  trouvé 
quelque  part  du  vin  qui  ne  lui  coûtait  rien.  • 

Alors  toute  la  bande  rit  de  bon  cœur,  car  tont 
le  village  savait  que  Richter  était  un  avare. 

Nous  étions  arrivés  au  bout  de  la  grande  me, 
devant  la  maison  dn  père  Adam  Schmitt,  un 
Tieni  soldat  de  Frédéric  II,  qui  recevait  ime 
petite  pension  pour  acheter  son  pain  et  son  ta- 
hac,  et  de  temps  en  tempe  du  schnaps  '. 

Adam  Schmitt  avait  fait  la  guerre  de  Sept 
uu  et  tontes  les  campagne^  de  Silésie  et  de 
Pomëranie.  Maintenant  il  était  tout  vieux,  et, 
depuis  la  mort  de  sa  sœur  Rœsel,  il  vivaitseul 
dans  ta  dernière  maison  du  village,  une  petite 
maison  couverte  de  chaume,  n'ayant  qu'une 
wule  pièce  en  bas,  une  au-dessus  et  le  toit 
avec  ses  deux  lucarnes.  Elle  avait  aussi  son 
liangai  sur  le  cAté,  derrière  un  réduit  à  porcs, 
et  vers  le  village,  un  petit  jardin  entouré  de 
haies  vives,  que  le  père  Schmitt  cultivait  avec 
toin. 

L'oncle  Jacob  aimait  ce  vieux  soldat  ;  quel- 
quefois, en  le  voyant  passer,  il  frappait  &  la 
ritre  et  lui  criait  :  i  Adam,  entrez  donc  I  > 

Auseitôt  l'aulre  entrait,  sachant  que  l'oncle 
avait  du  véritable  cognac  de  France  dans  une 
armoire,  et  qu'il  l'appelait  pour  lui  en  offrir 
un  petit  verre. 

Nous  finies  donc  halte  devant  sa  maison, 
et  Frantz  Sépel,  se  penchant  iirr  la  baie,  nous 
dit: 

•  Begardez-moi  ce  traîneau.  Je  parie  que  le 
père  Schmitt  nous  le  prêtera,  pourvu  que  Frit- 
K\  entre  hardiment,  qu'il  mette  la, main  A  cAté 
de  l'oreille  du  vieux,  et  qu'il  dise  ;  «  Père  Adam, 
pr^tei-Dous  votre  schiiltet  •  Oui,  je  parie  qu'il 
noue  le  prêtera,  j'en  suis  sûr;  seulement  il  faut 
ilu  CQur^.  • 

J'étais  devenu  tout  rouge  j  d'un  œil  je  re- 
gardais le  traîneau,  et  de  l'autre  la  petite  fe- 
nêtre à  ras  de  terre,  Tous  les  camarades,  au 
coin  de  la  maison,  me  pousaaiejft  par  l'épaule 


k^ 


•  Entre,  il  te  le  prêterai 

— Je  n'ose  pas,  leur  disais-je  tout  Imu. 

— Tu  n'as  pas  de  courage,  répondait  Hans 
Aden;  à  ta  place,  moi,  j'entrerais  tout  de 
suite. 

— Laissez-moi  seulement  regarder  un  peu 
s'il  est  de  bonne  humeur.  • 

Alors  je  me  penchai  vers  la  petite  fenêtre, 
et,  regardant  du  coin  de  l'œil,  je  vis  le  père 
Schmitt  assis  sur  un  escabeau,  devant  la  pierre 
de  l'àtre,  où  brillaient  quelques  braises  au  mi- 
lieu d'un  tas  de  cendres.  Il  nous  tournait  le 
dos;  on  ne  voyait  que  sa  longue  échine,  ses 
épaules  voûtées,  sa  petite  veste  de  toile  bleue, 
qui  ne  rejoignait  pas  sa  culotte  de  grosse  toile 
grise,  tant  elle  était  courte,  sa  touffe  de  cheveux 
blancs  tombant  sur  la  nuque,  son  bonnet  de 
coton  bleu,  la  houppe  sur  le  front,  ses  larges 
oreilles  rouges  écartées  de  la  léte,  et  ses  gros 
sabots  appuyés  sur  la  pierre  de  l'àtre.  Il  fumait 
sa  pipe  de  terre,  qui  dépassait  un  peu  de  cAté 
sa  joue  creuse. 

Voilà  tout  ce  que  je  vis,  avec  les  dalles  cas- 
sées de  la  masure,  et  dans  te  fond,  â  gauche, 
tme  sorte  de  crèche  hérissée  de  paille.  Cela  ne 
m'mspirait  pas  beaucoup  de  conâance,'  et  je 
voulais  me  sauver,  lorsque  tous  les  autres  me 
poussèrent  dans  l'allée  en  disant  tout  bas  : 

•  FritzeI...Fritzel...iltele  prêtera,  btensûrl 
—Non! 

— Sil 

— Je  ne  veux  pas.  > 

Mais  Hans  Aden  avait  ouvert  la  porte,  et 
j'étais  déjà  dans  la  chambre  avec  Scipio,  les 
autres,  derrière  moi,  penchés,  les  yeux  écar- 
quillës,  regardant  et  prêtant  l'oreille. 

Oh  1  comme  j'aurais  voulu  m' échapper  I  Mal- 
heureusement Franti  Sépel,  du  dehors,  retenait 
la  porte  à  demi  fermée  ;  il  n'y  avait  de  place 
que  pour  sa  tête  et  celle  de  Hans  Aden,  debout 
sur  la  pointe  des  pieds  derrière  lui. 

Le  vieux  Schmitt  s'était  retouené  : 

<  Tiens!  c'est  Fritiell  dit-il  en  se  levant. 
Qu'est-ce  qui  se  passe  donc?  • 

U  ouvrit  la  porte,  et  toute  la  bande  s'enfuit 
comme  une  volée  d'étouroeaux.  Je  restai  seul. 
Le  vieux  soldat  me  regardait  tout  étonné. 

•  Qu'est-ce  que  vous  voulez  donc,  Fritzelî  • 
fit-il  en  prenant  une  braise  sur  l'âtre  pour  ral- 
lumer sa  pipe  éteinte. 

Puis,  voyant  Scipio,  il  le  contempla  grave- 
ment, en  tirant  de  grosses  bouffées  de  tabac. 
Moi,  j'avais  repris  un -peu  d'assurance. 

•  Père  Schmitt,  lui  dis-je,  les  autres  veulent 
que  je  vous  demande  votre  traîneau,  pour 
descendre  de  l'Altenbei^.  » 

La  vieux  soldat,  en  fiue  du  caniche,  cbgnait 
de  Tœil  et  souriait.  Au  lieu  de  répondre,  U  as 


36 


ROMANS   NATIONAUX. 


gratta  l'oreille  en  relevant  aon  bonnet,  et  me 

demanda  : 

•  C'est  à  vous,  ce  chien,  Fritzelî 

—Oui,  père  Adam,  c'est  le  chien  d&la  femme 
(jue  nous  avona  chez  nous. 

—Ah  bon  1  ça  doit  être  un  chien  de  soldat;  il 
doit  connEdtre  l'exercice.  ■ 

Scipio  nous  regardait  le  nez  en  l'air,  et  le 
père  Schmitt,  retirant  la  pipe  de  ses  lèvres, 
dit  : 

■  C'est  un  chien  de  régiment  ;  il  ressemble 
au  vieux  Michel,  que  nous  avions  en  Silésie.  • 

Alors,  élevant  la  pipe,  il  s'écria  :  »  Portez 
armes  !  •  d'une  voix  ai  forte,  que  toute  la  ba- 
raque en  retentit. 

Mais  quelle  ne  fut  pas  ma  surprise,  de  voir 
Scipio  s'asseoir  sur  aon  derrière,  les  pattes  de 
devant  pendantes,  et  ae  tenir  comme  un  véri- 
table soldat! 

■  Ha  1  ha  1  ha  I  s'écria  le  vieux  Schmitt,  je  le 
savais  bienl  • 

Tons  les  camarades  étaient  revenus;  les  uns 
regardaient  par  la  porte  entr'ouverte,  les  autres 
par  la  fenêtre.  Scipio  ne  bougeait  paa,  el  le  père 
Schmitt,  aussi  joyeux  qu'il  avait  paru  grave 
auparavant,  lui  dit  : 

•  Attention  au  commandement  de  marche!» 
Puis,  imitant  le  bruit  du  tambour,  et  mar- 
chant en  arriére  sur  ses  gros  sabots,  il  se  mit  à 
crier  : 

•  Arche!  Pan...  pan...  rantanplan...  Une.,. 
dmss9...Vae,..deusse!  • 

Et  Scipio  marchait  avec  une  mine  grave 
ëioimante,  ses  longues  oreilles  sur  les  épaules 
et  la  queue  en  trompette. 

C'était  merveilleux  ;  mon  cœur  sautait. 

Tous  les  autres,  dehors,  paraissaient  confon- 
dus d'admiration. 

t  Halte  !  •  a'écria  Schmitt,  et  Scipio  s'arrêta. 

Alors  je  ne  pensais  plus  à  la  zc/Uilte:  j'étais 
tellement  fier  des  talents  de  Scipio,  que  j'aurais 
voulu  courir  à  la  maison,  et  crier  à  l'oncle  : 
■  Nous  avona  un  chien  qui  fait  l'exercice  !  t 

Mais  Haos  Aden,  Frantz  Sèpel  et  tous  les 
autres,  encouragés  par  la  bonne  humeur  du 
vieux  soldat,  étaient  entréa,  et  se  tenaient  en 
extase,  le  dos  Â  la  porte  et  le  bonnet  sous  le 
bras. 

•  En  place,  repos  1  dit  le  père  Schmitt,  et 
Scipio  retomba  sur  ses  quatre  pattes,  en  se- 
couant la  tête  et  se  grattant  la  nuque  avec  une 
patte  de  derrière,  comme  pour  dire  ;  ■  Depuis 
deux  minutes  une  puce  me  démange;  mais  on 
n'ose  pas  ae  gratter  bous  les  armes  I   ■ 

J'étais  devenu  muet  de  joie  en  voyant  ces 
choses,  et  je  n'osas  appeler  Scipio,  de  peur  de 
hii  faire  honte;  mais  il  vint  ae  ranger  de  lui- 
taéme  prés  de  moi,  modealement,  ce  qui  me 


combla  de  satisfaction;  je  me  considérais  en 
quelque  sorte  comme  un  feld-maréchal  à  la 
tête  de  ses  armées;  tous  les  autres  me  portaient 
envie. 

Le  père  Schmitt  regardait  Scipio  d'un  air 
attendri;  on  voyait  qu'il  lui  rappelait  le  bon 
temps  de  son  régiment. 

•  Oui,  fit-il  au  bout  de  quelques  instants, 
c'est  un  vrai  chien  de  soldat.  Maia  reste  à  savoir 
s'il  connaît  la  politique,  car  beaucoup  de  chiens 
ne  savent  paa  la  politique.  • 

En  même  temps,  il  prit  un  bâton  derrière 
la  porte  et  le  mit  en  travers,  en  criant  : 

I  Attention  au  mot  d'ordre  I  • 
Scipio  se  tenait  déjà  prêt. 

•  Saute  pour  la  République  !  ■  cria  le  vieux 
soldat. 

Et  Scipio  aauta  par-deasus  le  bÂton,  comme 
un  cerf. 
<  Saute  pour  le  général  Hoche  I  • 
Scipio  sauta. 

•  Saute  pour  le  roi  de  Prusse  1  • 

Mais  alors  Scipio  s'assit  sur  sa  queue  d'un 
air  très-ferme,  et  le  vieux  bonhomme  se  mit  à 
sourire  tout  bas,  les  yeux  pUssés,  en  disant  : 

•  Oui,  il  connaît  la  politique...  hél  hé!  hé! 
Alloua...  arrive!  • 

II  lui  passa  la  main  sur  la  tête,  et  Scipio  pa- 
rut très-content. 

•  Frilzel,  me  dit  alors  le  père  Schmitt,  voua 
avez  un  chien  qui  vaut  son  pesant  d'or  ;  c'est 
un  vrai  chien  de  soldat.  • 

Et,  nous  regardant  tous,  il  ajouta  : 

«  Puisque  vous  avez  un  si  bon  chien,  je  vaia 
vous  prêter  ma  sclilUie  ;  mais  voua  me  la  ra- 
mènerez à  cinq  heures,  et  prenez  garde  de  voua 
casser  le  cou.  • 

11  sortit  avec  nous  et  décrocha  son  traîneau 
du  hangar. 

Mon  esprit  se  partageait  alors  entre  le  désir 
d'aller  annoncer  à  l'oricle  les  talents  extraordi- 
naires de  Scipio,  ou  de  descendre  l'Altenberg 
sur  notre  schlitte.  Mais  quand  je  vis  Hans  Aden, 
Frantz  Sépel,  tous  les  camarades,  les  uns  de- 
vant, les  autres  derrière,  pousser  at  tirer  en 
galopant  comme  des  bienheureux,  je  ne  pus 
résister  au  plaisir  de  me  joindre  à  la  bande. 

Schmitt  nous  regardait  de  sa  porte. 

•  Prenez  garde  de  rouler  !  ■  nous  dit-il  en- 
core. 

Puis  il  rentra,  pendant  que  nous  filions  dans 
la  neige.  Scipio  sautait  à  côté  de  nous.  Je  vous 
laisse  à  penser  notre  joie,  noa  cris  et  nos  éclats 
de  rire  jusqu'au  sommet  de  la  côte. 

Et  quand  nous  fdmes  en  haut,  Hans  Aden       | 
devant,  les  deux  mains  cramponnées  aux  patins 
recourbés,  nous  autres  derrière,  assis  trois  A 
trois,  Scipio  au  mihcu,  et  que  tout  à  coup  la 


UADAUE  THËRElSB. 


icUitu  partit,  ondulant  dans  les  ornières  et 
Ulsnt  par-dessus  les  rampes  :  quel  eatbou- 
Biasmel 

Ah  !  l'on  n'est  jeune  qu'une  fois  I 

Scipio,  à  peine  le  tralneatt  parti,  avait  passé 
d'un  bond  par-dessus  nos  têtes.  Il  aimait  mieus 
courir,  sauter,  aboyer,  se  rouler  dans  la  neige 
comme  un  véritable  enfont,  que  d'aller  eu 
«Miue.  Mais  tout  cela  ne  nous  empêchait  pas 
da  conserver  un  grand  respect  pour  ses  talents  ; 
chaque  fois  que  nous  remontions  et  qu'il  mar- 
chait prés  de  nous  plein  de  dignité,  l'un  ou 
l'sDtre  se  retournait,  et,  tout  en  poussant, 
disait  : 

•  Youa  êtes  bien  heuieuz,  Pritzel,  d'avoir  un 
chien  pareil;  Schmitt  Adam  dit  qu'il  vaut  son 
pesant  d'or. 

—Oui,  mais  il  n'est  pas  à  eux,  criait  un  au- 
tre il  est  à  la  femme.  • 

Cette  idée  que  le  chien  était  &  la  femme  me 
TGQdait  tout  inquiet,  et  je  pensais  :  ■  Pourvu 
qu'ils  restent  tous  les  deux  à  la  maison  I  • 

Nous  continuâmes  &  monter  et  à  descendre 
simi  jusque  vers  quatre  heures.  Alors  la  nuit 
commençait  à  se  faire,  et  chacun  se  rappela 
notre  promesse  au  p&re  Schmitt.  Nous  reprîmes 
donc  le  chemin  du  village.  En  approchant  de 
la  demeure  du  vieux  soldatj  nous  le  vîmes  de- 
bout sur  sa  porte.  0  nous  avait  entendus  rire 
et  causer  de  loin. 

I  Vous  voilà  !  s'écria-t-il  ;  persoDoe  ne  s'est 
bit  de  mal  ' 

—Non,  père  Schmitt. 

—A  la  bonne  heure.  ■ 

Q  remit  sa  MctUiti»  sous  le  hangar,  et  moi, 
sans  dire  ni  bonjour  ni  bonsoir,  je  partis  en 
courant,  heureux  d'annoncer  &  l'oncle  quel 
chien  nous  avions  l'honneur  de  posséder.  Certe 
idée  me  rendait  si  content,  que  j'arrivai  chez 
nous  sans  m'en  apercevoir;  Scipio  était  sur 
mes  talons. 

■  Oncle  Jacob,  m'écriai-je  en  ouvrant  la 
por(e,  Sdpio  connaît  l'exercice  I  le  père  Schmitt 
a  vu  lout  de  suite  que  c'était  \m  véritable  dii  en 
de  soldat;  il  l'a  fait  marcher  sur  les  pattes  de 
derrière  comme  un  grenadier,  rien  qu'en  di- 
îant:  t  Une...  deusset  * 

L'oncle  lisait  derrière  le  fourneau;  eu  me 
voyant  si  enthousiaste,  il  déposa  son  livre  au 
hotd  de  la  cheminée  et  me  dit  d'un  air  émer- 
veillé: 

■  SeU»  bien  possible,  Fritzel?  Gommentr... 
I     wnmneiitl,,. 
I        — Hni!  m'écriai-je,  et  il  sait  aossi  la  poli- 

^ue  :  il  saute  pour  la  République,  pour  le 

général  Hoche,  mais  il  ne  veut  pas  sauter  pour 
I     leroi  de  Prusse.  • 
I        L'onda  alors  se  mit  à  rire,  et,  regardant  la 


femme,  qui  souriait  aussi  dans  l'alcôve,  te 
coude  sur  l'oreiller  : 

■  Madame  Thérèse,  dit-il  d'un  ton  grave. 
vous  ne  m'aviez  pas  encore  parlé  des  boaux 
talents  de  votre  chien.  Est-il  bien  vrai  que  Sci- 
pio sache  tant  de  belles  choses? 

— C'est  vrai,  monsieur  le  docteur,  dit-elle  en 
caressant  le  caniche  qui  s'était  approché  du  lit 
et  qui  lui  tendait  la  tête  d'un  air  joyeux;  oui, 
il  sait  tout  cela,  c'était  l'amusement  du  ba- 
taillon; Petit-Jean  lui  montrait  tous  tes  jours 
quelque  chose  de  nouveau.  N'est-ce  pas,  mon 
pauvre  Scipio,  tu  jouais  à  la  drogue,  tu  remuais 
les  dés  pour  la  boaue  chance,  tu  battais  la 
diane  t  Combien  de  fois  notre  père  et  les  deux 
atnës,  à  la  grande  halte,  ne  se  sont-ils  pas  ré- 
jouis de  te  voir  monter  la  garde?  Tu  faisais 
rire  tout  notre  monde  par  ton  air  grave  et  tes 
talents  ;  on  oubliait  les  fatigues  de  la  route  au- 
tour de  toi,  on  riait  dé  bon  cœur  1  • 

Elle  disait  ces  choses,  tout  attendrie, 
d'une  voix  douce,  en  souriant  un  peu  tout 
de  même.  Scipio  avait  fini  par  se  dresser, 
les  pattes  au  bord  du  lit,  pour  entendre  son 
éloge. 

Mais  l'oncle  Jacob,  voyant  que  madame  Thé- 
rèse s'attendrissait  de  plus  eu  plus  à  ces  sou- 
venirs, ce  qui  pouvait  lui  faire  du  mal,  me 
dit: 

■  Je  suis  bien  coulent,  Fritzel,  d'apprendre 
que  Scipio  sache  faire  l'exercice  et  qu'il  con- 
naisse la  politique  ;  mais  loi,  qu'as-tu  fait  de- 
puis midi? 

— Nous  avons  été  en  traîneau  sur  l'AUen- 
berg,  oncle;  le  père  Adam  nous  a  prêié  sa 
schiitte. 

—C'est  très-bien.  Mais  tous  ces  événements 
nous  ont  fait  oublier  M.  de  BufTon  et  Klopstock  ; 
si  cela  continue,  Scipio  en  saura  bient&t  plus 
que  toi.  • 

En  même  temps  il  se  leva,  prit  dans  l'ar- 
moire VHisloire  naturelle  de  M.  de  Buffon,  et 
posant  la  cbaodelle  sur  la  table  : 

•  Allons,  Fritzel,  me  dit-il,  souriant  en  lui- 
même  de  ma  mine  longue,  car  je  me  repentais 
d'être  revenu  si  tdt,  allons  I  > 

n  s'assit  et  me  fit  asseoir  sur  ses  genoux. 

Cela  me  parut  bien  amer,  de  me  remettre  à 
M.  de  Buffon  après  huit  jours  de  bon  temps; 
mais  l'oncle  avait  une  patience  qui  me  forçait 
d'en  avoir  aussi,  et  nous  commençâmes  la  leçon 
de  français. 

Cela  dura  bien  une  heure,  jusqu'au  moment 
où  Lisheth  vint  mettre  la  nappe.  Alors,  en  noua 
retournant,  nous  vîmes  que  madame  Thérèse 
s'était  assoupie.  L'oncle  ferma  le  livre  et  tira 
les  rideaux,  pendant  que  Listietb  plaçait  les 
couverts. 


ROMANS  NATIONAUX. 


Cem^me  soir,  après  le  aouper,  l'oncle  Jacob 
fumait  sa  pipa  en  siliînce  derrière  lê  fourneau. 
Moi,  je  sèrhciis  le  bas  de  mon  pantalon,  assis 
devaat  la  petite  porte  de  tûle,  la  tête  de  Sâpio 
entre  lesgonoux,et  je  regardais  le  reÛel  rouge 
de  la  flamme  avancer  et  reculer  sur  le  plan- 
cher. Lisheth  avait  ^importé  la  chandelle  selon 
son  habitude;  nous  étions  dans  l'obscurité;  le 
feu  bourdonnait  comme  au  temps  des  grands 
froids,  la  pendule  iiiarchait  lentement,  et  de- 
hors, daus  la  cuisiue,  nous  entendions  la  vieille 
servante  kver  les  assiettes  sur  l'évier. 

Que  d'idées  me  passaient  alors  par  la  tête  I 
Taiilût  je  KOQgeais  au  soldat  mort  dans  la 
grange  de  Réeboi  k,  au  coq  noir  de  la  lucarne; 
lantôl  au  père  SrhmUt  faisant  Mrel'exerciceà 
Scipio;  puis  a  l'AUenberg,  i  la  descente  de 
notre  traîneau.  Tout  cela  me  revenait  comme 
un  rëvG  ;  les  siflloiiienls  plaintifs  du  feu  me  pa- 
raissaient être  la  musique  de  ces  souvenirs, 
et  je  sentais  tout  doucement  mes  yeui  se  fer- 

Cula  durait  Je]inia  environ  une  demi-henre, 
lorsque  je  fus  réveillé  par  un  bruit  de  sabols 
dans  l'aliée,  en  rci'me  tempSi  la  porte  s'ou- 
vrit, et  la  voix  joy«;ase  du  mauser  dit  dans  la 
chambre  : 

<  De  la  neige,  monsieur  le  docteur,  de  la 
neige  I  ËUo  recommence  à  tomber,  nous  en 
avons  encore  po\ir  toute  la  nuit.  ■ 

Il  parait  que  l'oncle  avait  fini  par  s'assou- 
pir, car  seulemont  au  bout  d'un  instant,  je 
Tentendis  se  remuer  et  répondre  : 

•  Que  voulez-vous,  mauser,  c'est  la  saison; 
il  faut  s'attendre  â  cela  maintenant.  ■ 

Puis  il  se  leva  et  alla  dans  la  cuisine  chercher 
de  la  lumière. 

Le  mauser  s'approchait  dans  l'ombre. 

>  Tiens  I  Fritzel  est  là!  dit-il.  Tu  n'as  donc 
pas  encore  sommeilï  ■ 

L'oncle  rentrait.  Je  tournai  la  této,  et  je  vis 
que  le  mauser  avait  ses  habits  d'hiver  :  son 
vieux  bonnet  de  martre,  la  queue  i&péâ  pen- 
dant sur  le  dos,  sa  veste  en  peau  de  chèvre,  le 
poil  en  dedaas,  sou  gilet  rouge,  les  poches  bal- 
lottant sur  les  cuisses,  et  sa  vieille  culotte  de 
velours  bruo,  orné'3  de  pièces  aux  genoux.  Il 
Bouriaii,  en  plissant  ses  petits  yeux,  et  tenait 
uuelque  chose  aous  le  bras. 

«  Vous  .eneï  po\ir  la  gazette,  mauser?  dit 
i'oiick'.  Elle  n'esl  pas  arrivée  ce  matin,  le  mes- 
sager tsl  eu  retard. 


— Non,  monsieur  le  docteur,  Aon  ;  je  viens 
pour  autre  chose.  • 

Il  déposa  sur  la  table  un  vieux  livra  carré,  à 
couvercle  de  bois  d'au  moins  trois  lignes  d'é- 
paisseur, et  tout  couvert  de  larges  pattes  en 
cuivre,  représentant  des  feuilles  de  vigne  ;  les 
tranches  étaient  toutes  noires  et  graisseuses  à 
force  de  vieillesse,  et  de  diaque  page  sortaient 
des  cordons  et  des  ficelles,  pour  marquer  les 
bons  endroits. 

•  Voilà  pourquoi  j'arrive  !  dit  le  mauser;  je 
n'ai  pas  besoin  de  nouvelles,  moi;  quand  je 
veur  savoir  ce  qui  se  passe  dans  le  monde, 
j'ouvre  et  je  regarde.  > 

Alors  il  sourit,  et  ses  longues  dents  jaimes 
apparurent  sous  les  quatre  poils  de  ses  mous- 
taches, effilées  comme  des  aiguilles. 

L'oncle  ne  disait  rien;  il  approcha  la  table 
du  fourneau  et  s'assit  dans  son  coin. 

<  Oui,  reprit  le  mauser,  tout  est  là-dedans; 
mais  il  faut  comprendre...  il  faut  comprendre, 
flt-il  en  se  touchant  la  téta  d'un  air  rêveur.  Les 
lettresnesont  rien;  c'est  l'esprit...  l'esprit  qu'il 
faut  comprendre.  ■ 

Puis  il  s'assit  dans  le  fauteuil  et  prit  le  livre 
sur  ses  cuisses  maigres  avec  une  sorte  de  véné- 
ration; il  l'ouvrit,  et,  comme  l'oncle  le  regar- 
dait : 

*  Monsieur  le  docteur,  dit-il,  je  vous  ai  parlé 
cent  fois  du  livre  de  ma  tante  Rœsel,  de  Hé- 
ming;  eh  bien,  aujourd'hui  je  vous  l'apporte 
pour  vous  montrer  le  passé,  le  présent  et 
l'avenir.  Vous  allez  voir,  vous  allez  v«ir  I  Tout 
ce  qui  est  arrivé  depuis  quatre  ans  était  écrit 
d'avance;  je  le  comprenais  bien,  seulement  je 
ne  voulus  pas  le  dire,  à  cause  de  ce  Richler, 
qui  se  serait  moqué  de  moi,  car  il  ne  voit  pas 
plus  loin  que  le  bout  de  son  nei.  Et  l'avenir  eat 
aussi  là-dedans  ;  mais  je  ne  l'expliquerai  qu'à 
vous,  monsieur  le  docteur,  qui  êtes  tm  homme 
sensé,  raisonnable  et  clairvoyant.  Voilà  pour- 
quoi j'arrive. 

— Ecoutez,  mauser,  dit  l'oncle,  je  sais  bien 
que  tout  est  mystère  dans  ce  bas  monde,  et  je 
ne  suis  pas  assez  vaniteux  pour  refuser  de 
croire  aux  prédictions  et  aux  miracles  rapport 
tés  par  des  auteurs  graves,  tels  que  Moïse, 
Hérodote,  Thucydide,  Tite-Live  et  beaucoup 
d'autres.  Malgré  cela  Je  respecte  trop  la  volonté 
du  Seigneur  pour  vouloir  pénétrer  l'eg  secrets 
réservés  par  sa  sagesse  inSnie  ;  j'aime  mieiu 
voir  dans  votre  livre  l'aocomplissemeut  des 


r 


MADAME  THâRÈBS. 


;ti) 


dunes  déjà  passées  que  ravenir.  D'abord  ce 
toa  beaucoup  plus  clair. 

— C?e8t  bou,  c'est  bon,  vous  saurez  tout,  ■ 
lépondît  le  taiipier,  satisfait  de  l'air  grave  de 
l'oocle. 

B  poussa  aon  fauteuil  vers  la  table,  posa  le 
Uïre  au  bord;  puis,  se  mettant  à  fouiller  dans 
ta  poche,  il  en  tira  de  vieilles  besicles  en  cui- 
ne  et  1m  enfourcha  sur  son  nez,  ce  qui  lui 
donnait  une  figure  vraiment  bizarre. 

On  peut  s'imaginer  mon  attention  :  je  m'é- 
tais aussi  rapproché  de  la  table,  les  coudes  au 
bord,  le  menton  dans  les  mains,  et  je  regardais, 
retenant  mou  haleine,  les  yeux  écarquillés 
jusqu'aux  tempes. 

Toujours  cette  scène  sera  présente  à  mon  es- 
jàit  :  te  silence  profond  de  la  chambre,  le  tic- 
tac  de  l'horloge,  le  hruiasement  du  feu,  la 
chandelle  comme  une  étoile  au  milieu  de 
noas;  en  £ace  de  moi,  l'oncle  dans  son  coin 
giMtre,  Sdpio  à  mes  pieds,  puis  le  mau«ari 
courbé  sur  le  tivre  des  prédictions,  et  derrière 
lui  les  petites  vitres  noires,  où  descendait  la 
neige  dans  les  ténèbres  ;  je  revois  tout  cela,  et 
même  il  me  semble  entendre  encore  la  voix -de 
ce  pauvre  vieux  taupier,  et  celle  de  ce  bon 
onde  lacob,  descendus  tous  deux  depuis  si 
longtemps  dans  la  tombe. 

C'était  une  scène  étrange. 

•  Comment,  mauser!  dit  l'oncle,  vous  avei 
besoin  de  lunettes  à  votre  ^e?  moi  qui  vous 
croyais  une  vue  ^cellentet 

—Je  n'en  ai  pas  besoin  pour  lire  des  choses 
ordinaires,  ni  pour  regarder  dehors,  répondit 
letanpier;  j'ai  de  bons  yeux,  et  dlci  jusque  sur 
la  cèle  de  rAltenbei^,-au  printemps,  je  vois  un 
nid  de  chenilles  sur  les  arbres  ;  mais  vous  sau- 
tez que  ces  lunettes  sont  celles  de  ma  tante 
Rœeel,  de  Héming,  et  qu'il  faut  les  avoir  pour 
comprendre  ce  livre.  Quelquefois  ça  me  trou- 
ble, mais  je  lis  au-dessus  ou  au-dessous  ;  le 
prindpal  est  que  je  les  aie  sur  le  nez, 

—Ah!  c'est  différent,  bien  différent,  dit 
VoQcle  d'nn  ton  eétieux  ;  car  il  avait  trop  bon 

cœur  pour  laisser  voir  au  taupier  que  cela 

l'ètonnait.  • 
iiiSBitàt  le  mauaer  se  mit  à  lire  : 

•  Amo  1793. —L'herbe  est  séchée  et  la  fleur 

•  est  tombée,  parce  que  le  vent  a  soufllé  des-- 

•  w,\  •  Gela  signifie  que  nous  sommes  en 
bivir  ;  l'herbe  est  séchée,  parce  quelle  venta 
soufflé  dessus.  ■ 

L'oDcle  inclina  la  tête,  et  le  taupier  pour- 
suivi i  : 

•  Leflilesontvuetontétésaieiesdecrainte; 

•  les  bouts  de  ta  tene  ont  élé  effi-ayés;  ils  ae 

•  lumlapprochésetsontvenus.  >  Ça. monsieur 
h  docteur,  c'est  pour  {aire  entendre  que  l'An- 


gleterre, et  même  les  lies  qui  sont  pitJS  loin 
dans  la  mer,  ont  été  effrayées  à  cause  des  Ré- 
publicains. «  Ils  se  sont  approchés  et  sont  ve- 
nus! •  Tout  le  monde  sait  que  les  Anglais  ont 
débarqué  en  Belgique  pour  faire  la  guerre  aux 
Français.  Mais,  écoulez  bien  le  reste  ;  •  En  ce 
"  temps-là,  les  conducteurs  des  peuples  seront 

•  comme  le  feu  d'un  foyer  parmi  du  bois,  et 

■  comme  un  flambeau  parmi  des  gerbes  ;  ils 

■  dévoreront  à  droite  et  à  gauche  loua  les 

■  pays.  • 

Le  mauser  alors  leva  le  doigt  d'un  air  grave 
et  dit: 

«  Ça,  ce  sont  les  rois  et  les  empereurs  qui 
s'avancent  au  milieu  de  leurs  armées,  et  qui 
dévorent  tout  dans  les  pays  qu'ils  traversent. 
Nous  connaissons  malheureusement  ces  choses 
pour  les  avoir  vues;  notre  pauvre  village  s'en 
souviendra  longtemps.  * 

Et  comme  l'oncle  ne  répondait  pas,  il  reprit  : 

•  En  ce  temps-là,  malheur  au  pasteur  du 
t  néant  qui  abandonnera  son  troupeau  ;  l'épée 

*  tombera  de  son  bras  et  son  œil  droit  sera 
<  entièrement  obscurci.  •  Nous  voyons,  par 
ces  mots,  l'évéque  de  Mayence,  avec  sa  nour- 
rice et  ses  cinq  maîtresses,  qui  s'est  sauvé  l'an- 
née dernière,  é.  l'arrivée  àa  général  Custine. 
C'était  un  vrai  pasteur  du  néant,  qui  faisait  le 
scandale  de  tout  le  pays  :  son  bras  s'est  dessé- 
ché et  son  œil  droit  s'est  obscurci. 

— Mais,  dit  l'oncle,  songez  donc,  mauser,  que 
cetévéque  n'était  pas  le  seul,  et  qu'il  y  en  avait 
beaucoup  ayant  la  même  conduite,  en  Alle- 
magne, en  France,  en  Italie  et  dans  tout  le 


— Raison  de  plus,  monsieur  le  docteur,  ré- 
pondit le  laupier,  le  livre  parle  pour  toute  la 
terre,  •  car, — flt-il,  le  doigt  appuyé  sur  la  p^e, 

•  — car,  en  ce  temps-là,  dit  l'Étemel,  j'ôterai 

•  du  monde  les  faux  prophètes,  les  faiseurs  de 

•  mirades  et  l'esprit  d'impureté.  >  Qu'est-ce 
que  cela  jKut  signifier,  docteur  Jacob,  sinon 
tousces  hommes  qui  parlent  sanscesse  d'amour 
du  prochain,  pour  obtenir  notre  argent;  qui  ne 
croient  à  rien,  et  nous  menacent  de  l'enfer  ;  qui 
s'habillent  de  pourpre  et  d'or,  etnous  prêchent 
l'humihté  ;  qui  disent  :  •  Vendez  tous  vos  biens 

•  pour  suivre  le  Ghristl  •  et  ne  font  qu'entas- 
ser richesses  sur  richesses,  dans  leurs  palais  et 
leurs  couvents  ;  qui  nous  recommandent  la  foi 
et  rient  entre  eux  des  simples  qui  les  écou- 
tent 1... — N'est-ce  pas  l'esprit  d'impureté^ 

— Oui,  ditl'oncle,  c'est  abominable. 

— Eh  bien,  c'est  pour  eux,  c'est  pour  tous  les 
mauvais  pasteurs,  que  ces  choses  sontécrites,  • 
dit  le  taupier. 

Puis  il  reprit  : 

•  En  ce  temps-là,  il  y  aura  ans  montagnes 


ROMANS    NATIONAUX. 


1 


•  Ail  !  r<ai  D'est  Iconc  qu'une  taii  i  >  (ft^fi  31.) 


a  le  ^DTni^  d'une  multitude,  tel  <|ue  celui  d'un 
<  grand  peuple  qui  se  lève,  un  bruit  de  nation 

•  assetnblée.  C'est  pourquoi  les  peuples  d'alen- 

•  tour  écouteront,  et  tout  cœur  d'homme  se 

•  fondra.  Et  les  orgueilleux  seront  éperdus;  le 

•  monde  sera  en  travail  comme  celle  qui  en- 

•  faute  ;  les  bons  se  regarderont  avec  des  yi- 

•  sages  enflammés;  ils  entendront  pour  la 

•  première  fois  parler  de  grandes  choses  ;  ils 

■  sauront  que  tous  sont  égaux  à  la  face  de 

•  rÉtemel,  que  tous  sont  nés  pour  la  justice, 
I  comme  les  arbres  des  forêts  pour  la  lu- 

■  mièrel  ■ 

—Est-ce  bien  écrit  cela,  mauser?  demanda 
l'oncle. 

— Voyes-Tous-mâme,  •  répondit  le  taupier 
en  lui  remettant  le  livre. 


Alors  l'oncle  Jacob,  tes  jeia  tniublei,  ta* 
garda  : 

•  Oui,  c'est  écrit,  At-il  à  voix  basse,  c'est 
écrit!  Ahl  puisse  l'Étemel  accomplir  de  si 
grandes  choses  de  notre  temps  I  puîsse-t-il  ré- 
jouir notre  cœur  d'un  tel  spectacle  1  > 

Et  s'arrétant  tout  à  coup,  comme  étonné  de 
-son  propre  enthousiasme  : 

•  Est-il  possible  qu'à  mon  Age  je  me  laisse 
encore  émouvoir  à  ce  point?  Je  suis  un  en&nt, 
un  véritable  en&nt.  • 

n  rendit  le  livre  au  mauser,  qui  dit  en  sou- 
riant : 

•  Je  vois  bien,  monsieur  le  docteur,  que 
vous  comprenez  ce  passage  comme  moi  :  ce 
bruit  d'un  grand  peuple  qui  se  lève,  c'est  la 
France  qui  proclame  les  droits  de  Thomm*. 


MADAME    THÉRÈSE. 


SXtttit  notre  uni  KaBil...  <P*ia  31.) 


1  voua  croyet  qae  cela  ee  rap- 

pofte  i  la  RéTolatiou  française  T  demanda 

l'oncle. 
—Eh  I A  qaoi  donc  7  fit  le  mauser  ;  c'est  clair 

comme  le  jour.  • 
l'iùa  il  remit  ses  besicles,  qu'il  avait  Atées, 

et  hit: 
■  U  7  a  soixante  et  dix  semainee  pour  coq- 
WDmw  le  péché,  pour  expier  l'iniiiuité  et 
pou  amener  la  justice  des  siècles.  Après 
luoi.  Us  hommes  jetteront  aux  taupes  et  aux 
chauTes-gouris  les  idoles  faites  d'ai^ect.  Et 
plusieiira  peuples  diront  :  ■  Forgeons  les 
Èpée»  en  boyaux  et  les  ballebardes  en 
Berpe»!  . 

Tsti  cet  cadioit,  le  mauser  posa  ses  deux 
««àwïutleUvre,  et  se  grattant  la  barbe,  le 


nex  en  l'air,  Il  parut  réfléchir  profondiment. 
Moi,  je  ne  le  quittais  plus  de  l'œil;  il  mb  sem- 
blait voir  des  choses  étranges,  un  monde  in- 
connu s'agiter  dans  l'ombre  autour  de  noua  i  le 
&ible  pétillement  du  feu  et  les  soupirs  de  Sci- 
pio,  endormi  près  de  moi,  me  produisaient 
l'effet  de  voix  lointaines,  et  m^me  le  silence 
m'inquiétait. 

ïi'oncle  Jacob,  lui,  semblait  avoir  repria  son 
calme.  Il  venait  de  bourrer  aa  grande  pipe  et 
l'allumait  avec  un  bout  de  papier,  en  lançant 
deux  ou  trois  grosses  bouffées  lentement,  pour 
bien  laisser  prendre  le  tabac.  U  referma  le 
couvercle  et  s'étendit  dans  le  fauteuil  eu  eiM- 
lant  un  soupir. 

I  Les  hommes  jetteront  leora  idoles  d'ar- 
gent, •  flt  le  mauser,  ça  veut  dire  leurs  écns, 


leurs  florin»  et  leur  monnaie  de  toute  espèce. 
•  Ils  les  jetteront  aux  taupes,  »  c'est-à-dire 
aux  aveugles,  car  vous  savez,  monsieur  le  doc- 
teur, que  les  taupes  sont  aveugles;  les  mal- 
heureux aveugles,  comme  le  père  Harich,  sont 
de  véritables  taupes  ;  ils  marchent  en  plein 
jour  dans  les  ténèbres,  comme  s'ils  étaient  sous 
terre.  Les  hommes,  dans  ce  temps-là,  donne- 
ront donc  leur  argent  aux  aveugles  et  aux 
chauves-souris.  Par  chauves-souris,  il  faut 
entendre  les  vieilles,  vieilles  femmes  qui  ne 
peuvent  plus  travailler,  qui  sont  chauves  et 
qui  se  tiennent  dans  le  creux  des  cheminées,  à 
là  manière  de  Christine  Besme,  que  vous  con- 
naissez aussi  bien  que  moi.  Cette  pauvre  Chris- 
tine est  tellement  maigre,  et  conserve  si  peu 
de  cheveux,  que  chacun  pense  en  la  voyant  : 
t  C'est  une  chauve-souris.  » 

—Oui,  oui,  oui,  faisait  l'oncle  d*un  ton  parti- 
culier, en  balançant  la  tête  lentement ,  c'est  clair, 
mauser,  c'est  très-clair.  Maintenant,  je  com- 
prends votre  livre  ;  c'est  quelque  chose  d'ad* 
mirable  ! 

—  Les  hommes  donneront  donc  leur  argent 
aux  aveugles  et  aux  vieilles  femmes  par  esprit 
de  charité,  reprit  le  mauser,  et  ce  sera  la  fin  de 
la  misère  en  ce  monde;  il  n'y  aura  plus  de 
pauvres  «  dans  soixante  et  dix  semaines,  »  qui 
ne  sont  pas  des  semaines  de  jours,  mais  des 
semaines  de  mois,  et  «  ils  aiguiseront  leurs 
«  épées  en  boyaux  •  pour  cultiver  la  terre  et 
nvre  en  paix  !  • 

Cette  explication  des  taupes  et  des  chauves- 
souris  m'avait  tellement  frappé,  que  je  restais 
les  yeux  tout  grands  ouverts,  m'imaginant  voir 
s'accomplir  cette  transformation  bizarre  dans 
ie  coin  où  se  tenait  Toncle.  Je  n'écoutais  plus, 
stla  voix  du  mauser  continuait  sa  lecture  mo- 
notone, lorsque  la  porte  s'ouvrit  de  nouveau. 
J'en  eus  la  chair  de  poule;  le  vieil  aveugle 
Harich  et  la  vieille  Christine  seraient  entrés 
bras  dessus  bras  dessous,  avec  leur  nouvelle 
figure,  que  je  n'en  aurais  pas  été  plus  effrayé. 
Te  tournai  la  tête,  la  bouche  béante,  et  je  res- 
pirai :  c'était  notre  ami  Eoffel  qui  venait  nous 
voir  ;  il  me  fallut  regarder  deux  fois  pour  bien 
Le  reconnaître,  tant  les  idées  de  chauves-souris 
£t  de  taupes  s'étaient  emparées  de  mon  esprit. 

Koffel  avait  son  vieux  tricot  gris  de  l'hiver, 
son  bonnet  de  drap  tiré  sur  la  nuque  et  ses  gros 
souliers  éculés,  dans  lesquels  il  mettait  de 
vieux  chaussons  pour  sortir;  il  se  tenait  les 
genoux  plies  et  les  mains  dans  les  poches, 
comme  un  être  frileux  ;  des  flocons  de  neige 
innombrables  le  couvraient. 

•  Bonsoir,  monsieur  le  docteur,  fit-il  en 
secouant  son  bonnet  dans  le  vestibule  ;  j'ar- 
nve  tard,  beaucoup  de  gens  m'ont  arrêté  sur 


ia  route,  au  Bœuf -Rouge  et  au  Crachon-d'Of. 

—Entrez,  Koffel,  lui  dit  l'oncle.  Vous  ave? 
bien  fermé  la  porte  de  l'allée  ? 

— Oui,  docteur  Jacob,  ne  craignez  rien.  « 

Il  entra,  et  souriant  : 

<  La  gazette  n'est  pas  arrivée  ce  matin? 
dit-il. 

—Non,  mais  nous  n'en  avons  pas  besoin, 
répondit  l'oncle  d'un  accent  de  bonne  humeur 
un  peu  comique.  Nous  avons  le  livre  du  mau- 
ser, qui  raconte  le  présent,  le  passé  et  l'avenir. 

—Est-ce  qu'il  raconte  aussi  notre  victoire?  » 
demanda  Eoffel  en  se  rapprochant  du  four- 
neam. 

L'oncle  et  le  mauser  se  regardèrent  étonnés. 

«  Quelle  victoire?  fit  le  mauser. 

— Hé!  celle  d'avant-hier,  à  Eaiserslautern. 
On  ne  parle  que  de  cela  dans  tout  le  village  ; 
c'est  Richter,  M.  Richter,  qui  est  revenu  de  là  • 
bas,  vers  deux  heures,  apporter  la  nouvelle. 
Au  Cruchon-dOr^  on  a  déjà  vidé  plus  de  cin- 
quante bouteilles  en  l'honneur  des  Prussiens; 
les  Républicains  sont  en  pleine  déroute  1  » 

A  peine  eut-il  parlé  des  Républicains,  que 
nous  regardâmes  du  côté  de  l'alcôve,  songeant 
que  la  Française  était  là  et  qu'elle  nous  enten- 
dait. Cela  nous  fit  de  la  peine,  car  c'était  une 
brave  femme,  et  nous  pensions  que  cette  nou- 
velle pouvait  lui  causer  beaucoup  de  mal. 
L'oncle  leva  la  main,  en  hochant  la  tête  d'un 
air  désolé;  puis  il  se  leva  doucement  et  entr'ou- 
vrit  les  rideaux  pour  voir  si  madame  Thérèse 
dormait. 

«  C^est  vous,  monsieur  le  docteur,  dit-elle 
aussitôt  ;  depuis  une  heure  j'écoute  les  prédic- 
tions du  mauser,  j'ai  tout  entendu. 

— Ah  1  madame  Thérèse,  dit  l'oncle,  ce  sont 
de  fausses  nouvelles. 

— Je  ne  crois  pas,  monsieur  le  docteur.  Du 
moment  qu'une  bataille  s'est  livrée  avant-hier 
à  Kaiserslautem,  il  faut  que  nous  ayons  eu  le 
dessous,  sans  quoi  les  Français  auraient  mar- 
ché tout  de  suite  sur  Landau,  pour  débloquer 
la  place  et  couper  la  retraite  aux  Autrichiens  ; 
leur  aile  droite  aurait  traversé  le  village.  > 

Puis  élevant  la  voix  : 

c  Monsieur  Eoffel,  dit-elle,  voulez-vous  me 
dire  les  détails  que  vous  savez?  • 

De  toutes  les  choses  lointaines  de  ce  temps, 
celle-ci  surtout  est  restée  dans  ma  laémoire, 
car^  cette  nuit-là>  nous  vîmes  quelle  femme 
nous  avions  sauvée,  et  nous  comprimes  aussi 
quelle  était  cette  race  de  Français,  qui  se  levatit 
en  foule  pour  convertir  le  monde. 

Le  mauser  avait  pris  la  chandelle  sur  la 
table,  et  nous  étions  tous  entrés  dans  l'alcôve. 
Moi  au  pied  du  lit,  Scipio  contre  la  jambe,  je 
regardais  en  sUence,  et,  pour  ia  première  fois^ 


HADAMB  THÏRSSB. 


U 


je  voyais  que  madame  Thérèse  était  devenue 
si  maigre  9  qu'elle  ressemblait  à  un  homme  :  sa 
langue  figure  osseuse,  au  nez  droit,  le  tour  des 
yeux  et  le  menton  dessinés  en  arêtes^  était  ap- 
puyée sur  sa  main  ;  son  bras,  sec  et  brun,  sor- 
tait presque  j  u8qu*au  coude  de  la  grosse  chemise 
de  Lisbeth;  un  mouchoir  de  soie  rouge,  noué 
sur  le  front,  retombait  derrière,  sur  sa  nuque 
décharnée;  on  ne  voyait  pas  ses  magnifiques 
cheyeux  noirs,  mais  seulement  quelques  petits 
an-dessous  des  oreilles,  où  pendaient  deux 
grands  anneaux  d'or.  Et  ce  qui  surtout  fixa  mon 
attention,  c'est  qu'au  bas  de  son  cou  pendait 
mie  médaille  de  cuivre  rouge,  représentant  une 
tête  de  jeune  fille,  coiffée  d*un  bonnet  en  forme 
de  casque  ;  cette  relique  attira  mes  yeux  ;  j^ai  su 
depuis  que  c*était  Timage  de  la  République, 
mais  alors  je 'pensai  que  c'était  la  sainte  Vierge 
des  Français. 

Gomme  le  mauser  levait  la  chandelle  der- 
rière nous,  Talcôve  était  pleine  de  lumière,  et 
madame  Thérèse  me  parut  aussi  beaucoup 
plus  grande  ;  sa  hanche,  sa  jambe  et  son  pied 
descendaient  sous  la  couverture  jusqu'au  bas 
du  lit.  Je  n'avais  jamais  remarqué  ces  choses, 
qui  me  frappèrent  alors.  Elle  regardait  Eoffel, 
qui  ne  quittait  pas  des  yeux  Toncle  Jacob^ 
comme  pour  lui  demander  ce  qull  fallait  faire. 

«  Ce  sont  des  bruits  qui  courent  au  village, 
dit-U  d'un  air  embarrassé;  ce  Richter  ne  mé- 
rite pas  pour  aeux  liards  de  confiance. 

—C'est  égal,  monsieur  Eoffel,  racontez-moi 
cda,  dit-elle  ;  M.  le  docteur  le  permet.  N'est-ce 
pas,  monsieur  le  docteur,  vous  le  permettez? 

—Sans  douté,  fit  l'oncle  d'un  air  de  regret. 
Hais  il  ne  faut  pas  croire  tout  ce  qu'on  rap- 
porte. 

—Non...,  on  exagère,  je  le  sais  bien  ;  mais  il 
▼aiit  mieux  savoir  les  choses  que  de  se  figurer 
mille  idées  ;  cela  tourmente  moins.  » 

Eoffel  se  mit  donc  à  raconter  que  deux  jours 
avant  les  Français  avaient  attaqué  Eaiserslau- 
tem,  et  que,  depuis  sept  heures  du  matin  jus- 
qu'à la  nuit,  ils  avaient  livré  de  terribles  com- 
bats pour  entrer  dans  les  retranchements;  que 
les  Prussiens  lès  avaient  écrasés  par  milliers; 
qu'on  ne  voyait  que  des  morts  dans  les  ravins, 
sur  la  côte,  le  long  des  routes  et  dans  la  Lau- 
ter;  que  les  Français  avaient  tout  abandonné  : 
leurs  canons,  leurs  caissons^  leurs  fusils  et 
leurs  gibernes;  qu'on  les  massacrait  partout, 
et  que  la  cavalerie  de  Brunswick,  envoyée  à 
leur  poursuite,  faisait  des  prisonniers  en 
masse. 

Madame  Thérèse,  le  menton  appuyé  sur  la 
niais,  les  yeux  fixés  au  fond  de  Talcôve  et  les 
lèvres  serrées,  ne  disait  rien .  Elle  écoutait,  et 
d«  temps  en  temps,  lorsque  Eoffel  voulait  s'ar- 


rêter,-^car  de  raconter  cen  choses  devant  cette 
pauvre  femme,  cela  lui  fallait  beaucoup  de 
peine,— elle  lui  lançait  un  regard  très-calme,  et 
il  poursuivait,  disant  :  «  On  raconte  encore 
ceci  ou  cela,  mais  jO  ne  le  crois  pas.  » 

Enfin  il  se  tut,  et  madame  Thérèse,  durant 
quelques  instants,  continua  de  réfléchir.  Puis, 
comme  Fonde  disait  :  «  Tout  cela,  ce  ne  sont 
que  des  bruits...  On  ne  sait  rien  de  positif.. • 
Vous  auriez  tort  de  vous  désoler,  madame  Thé- 
rèse, >  elle  se  releva  légèrement,  pour  s'ap- 
puyer contre  le  bois  de  lit,  et  nous  dit  d'une 
voix  très-simple  : 

t  Écoutez,  il  est  clair  que  nous  avons  été 
repoussés.  Hais  ne  croyez  pas,  monsieur  le 
docteur, que  cela  me  désole;  non,  cette  affaire, 
qui  vous  parait  considérable,  est  peu  de  chose 
pour  moi.  J'ai  vu  ce  même  Brunswick  arriver 
jusqu'en  Champagne,  à  la  tête  de  cent  mille 
hommes  de  vieilles  troupes,  lancer  .des  procla- 
mations qui  n'avaient  pas  le  sens  commun, 
menacer  toute  la  France,  et  ensuite  reculer 
devant  des  paysans  en  sabots,  la  baïonnette 
dans  les  reins  jusqu'en  Prusse.  Mon  père, — un 
pauvre  maître  d'école ,  devenu  chef  de  bataillon , 
-^mes  frères,  —de  pauvres  ouvriers^  devenus 
capitaines  par  leur  courage, — et  moi  derrière, 
avec  le  petit  Jean  dans  ma  charrette,  nous  lui 
avons  fait  la  conduite,  après  les  défilés  de  TÂr- 
gonne  et  la  bataille  de  Valmy .  Ne  croyez  donc 
pas  que  de  telles  choses  m'effrayent.  Nous  ne 
sommes  pas  cent  mille  hommes,  ni  deux  cent 
mille  :  nous  sommes  six  millions  de  paysans, 
qui  voulons  manger  nous-mêmes  le  pain  que 
nous  avons  gagné  péniblement  par  notre  tra- 
vail. C'est  juste,  et  Dieu  est  avec  nous.  » 

En  parlant,  elle  s'animait,  elle  étendait  sod 
grand  bras  maigre;  le  mauser,  Toncle  et  Eoffel 
se  regardaient  stupéfaits. 

«  Ce  n'est  pas  une  défaite,  ni  vingt,  ni  cent 
qui  peuvent  nous  abattre,  reprit-elle;  quand  un 
de  nous  tombe,  dix  autres  se  lèvent.  Ce  n'est  pas 
pour  le  roi  de  Prusse,  ni  pour  l'empereur  d'Alle- 
magne que  nous  marchons,c'est  pour  Taboli  tion 
des  privilèges  de  toute  sorte,  pour  la  liberté,  pour 
la  justice,  pour  les  droits  de  rhommeî— Pour 
nous  vaincre,  il  faudra  nous  exterminer  jus- 
qu'au dernier,  fit-elle  avec  un  sourire  étrange, 
et  ce  n'est  pas  aussi  facile  qu'on  le  croit.  Seule- 
ment il  est  bien  malheureux  que  tant  de  mil- 
liers de  braves  gens  de  votre  côté  se  fassent 
massacrer  pour  des  rois  et  des  nobles  qui  sont 
leurs  plus  grands  ennemis,  quand  le  simple 
bon  sens  devrait  leur  dire  de  se  mettre  avec 
nous,  pour  chasser  tous  ces  oppresseurs  du 
pauvre  peuple;  oui,  c'est  bien  mal*^eareux,  et 
voilà  ce  qui  me  fait  plus  de  peine  que  tout  le 
reste.  • 


44 


ROMANS  NATIONAUX. 


Ayant  parlé  de  la  sorte,  elle  se  recoucha,  et 
Toncle  Jacob^  étonné  de  la  justesse  de  ses  pa- 
roles, resta  quelques  instants  silencieux. 

Le  mauser  et  Eoffel  se  regardaient  sans  rien 
dire,  mais  on  voyait  bien  que  les  réflexions  de 
la  Française  les  avaient  frappés  et  qu'ils  pen- 
saient :  «  Cette  femme  a  raison  I  » 

Au  bout  d'une  minute  seulement,  Toncle 
dit: 

t  Du  calme,  madame  Thérèse,  du  calme, 
tout  ira  mieux  ;  sur  bien  des  choses  nous  pen- 
sons de  même,  et  si  cela  ne  dépendait  que 
de  moi,  nous  ferions  bientôt  la  paix  ensemble. 

—Oui,  monsieur  le  docteur,  répondit-elle,  je 
le  sais,  car  vous  êtes  un  homme  juste,  et  nous 
ne  voulons  que  la  justice. 

—Tâchez  d'oublier  tout  cela,  dit  encore  l'on- 
cle Jacob  ;  il  ne  vous  faut  plus  maintenant  que 
du  repos  pour  être  en  bonne  santé. 

—Je  tâcherai,  monsieur  le  docteur.  » 

Alors  nous  sortîmes  de  Talcôve,  et  Toncle, 
nous  regardant  tout  rêveur,  dit  : 

«  Voilà  bientôt  dix  heures,  allons  nous  cou- 
cher, il  est  temps.  » 

Il  reconduisit  Eoffel  et  le  mauser  dehors,  et 
poussa  le  verrou  conune  [à  l'ordinaire.  Moi,  je 
grimpais  déjà  Tescalier. 

Cette  nuit-là,  j'entendis  l'oncle  se  promener 
longtemps  dans  sa  chambre  ;  il  allait  et  venait 
d'un  pas  lent  et  grave,  comme  un  homme  qui 
réfléchit.  Enfin,  tout  bruit  cessa,  et  je  m*en- 
doimis  à  la  grâce  de  Dieu* 


Le  lendemain,  lorsque  je  m'éveillai,  la  neige 
encombrait  mes  petites  fenêtres;  il  en  tombait 
encore  tellement  qu'on  ne  voyait  pas  la  mai- 
son en  face.  Dehors  tintaient  les  clochettes  du 
traîneau  de  l'oncle  Jacob,  son  cheval  Rappel 
hennissait;  mais  aucun  autre  bruit  ne  s'enten- 
dait, tous  les  gens  du  village  ayant  eu  soin  de 
fermer  .leurs  portes. 

Je  pensai  qu'il  fallait  quelque  chose  d'extra- 
ordinaire pour  décider  l'oncle  à  se  mettre  en 
route  par  un  temps  pareil,  et,  m'étant  habillé, 
je  descendis  bien  vite  savoir  ce  que  cela  pou- 
vait être, 

L'allée  était  ouverte;  l'oncle,  enfoncé  dans 
la  neige  jusqu'aux  genoux,  son  gros  bonnet  de 
loutre  tiré  sur  la  nuque,  et  le  col  de  sa  houp- 
pelande relevé,  arrangeait  à  la  hâte  xme  botte 
de  paille  dans  le  traîneau. 

t  Tu  pars,  oncle?  lui  crlai-je  enm'avançant 
sur  le  seuil. 


—Oui,  Fritzel,  oui,  je  pars,  dit-il  d'un  ton 
joyeux  ;  est-ce  que  tu  veux  m'accompagner  î  » 

J'aimais  bien  d'aller  en  traîneau,  mais  voyant 
ces  gros  flocons  tourbillonner  jusqu'à  la  cime 
des  airs,  et,  songeant  qu'il  ferait  froid,  je  ré- 
pondis : 

t  Un  autre  jour,  oncle;  aujourd'hui,  j'aime 
mieux  rester.  • 

Alors  il  rit  tout  haut,  et,  rentrant,  il  me 
pinça  l'oreille,  ce  qu'il  faisait  toujours  lorsqu'il 
était  de  bonne  humeur. 

Nous  entrâmes  ensemble  dans  la  cuisine,  où 
le  feu  dansait  sur  l'âtre  et  répandait  une  bonne 
chaleur.  Lisbeth  lavait  les  écuelles  devant  la 
petite  fenêtre  à  vitres  rondes  qui  donnait  sur 
la  cour.  Tout  était  calme  dans  la  cuisine  ;  les 
grosses  soupières  semblaient  briller  plus  que 
de  coutume,  et  sur  leur  ventre  rebondi  dan- 
saient cinquante  petites  flanmies,  semblables 
à  celles  du  foyer. 

•  Maintenant,  tout  est  prêt,  dit  l'oncle  en 
ouvrant  le  garde-manger  et  fourrant  dans  sa 
poche  une  croûte  de  pain. 

n  mit  sous  sa  houppelande  ht  gourde  de 
kirschenwaser,  qu'il  emportait  toujours  en 
voyage;  puis,  au  moment  d'entrer  dans  la 
salle,  la  main  sur  le  loquet,  il  dit  à  la  vieille 
servante  de  ne  pas  oublier  ses  recommanda- 
tions :  d'entretenir  un  bon  feu  partout,  de  lais- 
ser la  porte  ouverte,  pour  entendre  madame 
Thérèse,  et  de  lui  donner  tout  ce  qu'elle  de- 
manderait, à  l'exception  du  manger;  car  elle 
ne  devait  prendre  qu'un  bouillon  le  matin  >et 
un  autre  le  soir,  avec  quelques  légumes,  et  de 
ne  la  contrarier  en  rien. 

Enfin  il  entra,  et  je  le  suivis,  songeant  au 
plaisir  que  j'aurais,  lorsqu'il  serait  parti,  de 
courir  dans  tout  le  village  avec  mon  ami  Sci- 
pio,  et  de  me  faire  honneur  de  ses  talents. 

t  Eh  bien,  madame  Thérèse,  dit  l'oncle  d'un 
ton  joyeux,  me  voilà  sur  mon  départ.  Quel  bon 
temps  pour  aller  en  traîneau  !  » 

Madame  Thérèse,  appuyée  sur  son  coude, 
au  fond  de  l'alcôve,  les  rideaux  écartés,  regar* 
dait  les  fenêtres  d'un  air  tout  mélancolique. 

«  Vous  allez  voir  un  malade,  monsieur  le 
docteur?  dit-elle. 

— Oui,  un  pauvre  bûcheron  de  Dannbach,  à 
trois  lieues  d'ici,  qui  s'est  laissé  prendre  sous 
sa  scfUUte;  c'est  une  blessure  grave  et  qui  ne 
soufiEte  aucun  retard* 

— Quel  rude  métier  vous  faites  !  dit  madame 
Thérèse  d'une  voix  attendrie;  sortir  par  un 
temps  pareil,  pour  secourir  un  malheureux, 
qui  ne  pourra  peut-être  jamais  reconnaître  vos 
services  I 

— Eh!  sans  doute,  répondit  l'oncle  en  bour^ 
rant  sa  grande  pipe  de  porcelaine,  cela  m'est 


MADAME  THËRËSE. 


45 


arrivé  déjà  bien  souvent;  mais  que  voulez- 
vous  ?  parce  qu'un  homme  est  pauvre,  ce  n^est 
pas  une  raison  pour  le  laisser  mourir  ;  nous 
sommes  tous  frères,  madame  Thérèse,  et  les 
znalheureux  ont  le  droit  de  vivre  comme  les 
riches. 

—Oui,  TOUS  avez  raison ,  et  pourtant  combien 
d'autres,  à  votre  place,  resteraient  tranquille- 
ment prés  de  leur  feu,  au  lieu  de  risquer  leur 
vie,  pour  le  seul  plaisir  de  faire  le  bien  I  ■ 

St  levant  les  yeux  avec  expression  : 

■  Monsieur  le  docteur,  dit-elle,  vous  êtes  un 
républicain. 

—Moi,  madame  Thérèse  I  que  me  dites-vous 
là?  s'écria  Toncle  en  riant. 

—Oui,  un  vrai  républicain,  reprit-elle;  un 
homme  que  rien  n'arrête,  qui  méprise  toutes 
les  souffrances^  toutes  les  misères  pour  accom- 
plir son  devoir. 

— Âh  1  si  TOUS  Tentendez  ainsi,  je  serais  heu- 
reux de  mériter  ce  nom,  répondit  Toncle.  Mais, 
dans  tous  les  partis  et  dans  tous  les  pays  du 
monde,  il  se  trouve  des  hommes  pareils. 

—Alors,  monsieur  Jacob,  ils  sont  républi-^ 
cains  sans  le  savoir.  » 

yoncle  ne  put  s'empêcher  de  sourire  : 

•  Vous  avez  réponse  à  tout,  dit-il  en  four- 
Tant  son  paquet  de  tabac  dans  la  grande  poche 
de  sa  houppelande^  on  ne  peut  pas  discuter 
avecYOusI  » 

Quelques  instants  de  silence  suivirent  ces 
paroles.  Uoncle  battait  le  briquet.  Moi  j'avais 
pris  la  tête  de  Scipio  entre  mes  bras^  et  je  pen- 
sais: «Je  te  tiens,  tu  vas  me  suivre....  Nous 
reviendrons  diner,  et  après  ça  nous  recom- 
mencerons. >  Le  cheval  continuait  à  hennir 
dehors,  et  madame  Thérèse  s*était  nûse  à  re- 
garder les  gros  flocons  qui  tourbillonnaient 
contre  les  vitres,  lorsque  Foncle^  ayant  allumé 
sa  pipe^  dit  : 

«  levais  rester  absent  jusqu'au  soir;  mais 
Fritzél  voua  tiendra  compagnie,  le  temps  ne 
voQs  durera  pas  trop.  » 

n  me  passait  la  main  dans  les  cheveux,  et  je 
devenais  rouge  comme  une  écrevisse,  ce  qui 
fit  sourire  madame  Thérèse. 

«Kon,  non,  monsieur  le  docteur,  dit-elle 
avec  bonté,  je  ne  m'ennuie  jamais  seule  ;  il 
faut  laisser  courir  Fritzel  avec  Scipio,  cela  leur 
fera  du  bien;  et  puis  ils  aiment  bien  mieux 

^^irsr  le  grand  air  que  de  rester  enfermés 

dans  la  chambre,  n'est-ce  pas,  Fritzel? 
—Oh!  oui,  madame  Thérèse,  rèpondis-je  en 

exhalant  \m  gros  soupir. 
— Gomment  l  tu  n'as  pas  honte  de  dire  cela 

de  celti?  hconî  s'écria  l'oncle. 
—Eh!  pourquoi,  monsieur  le  docteur?  Frit- 

x«l  est  comme  petit  Jean,  il  dit  tout  ce  qu'il 


pense,  et  il  a  raison.  Va,  Fritzel,  cours,  amus^ 
toi;  l'oncle  te  donne  congé.  >  ^ 

Oue  je  l'aimais  alors  et  que  son  sourire  me 
paraissait  bon!  L'onde  Jacob  s'était  mis  à  rire* 
il  reprit  son  fouet  au  coin  de  la  porte,  et  rave* 
nant: 

«  Allons,  madame  Thérèse ,  s'écria-t-il ,  au 
revoir  et  bon  courage  I 

—Au  revoir,  monsieur  le  docteur,  flt-elle  en 
lui  tendant  sa  longue  main  d'un  air  d'attendris- 
sement; allez ,  et  que  le  ciel  vous  conduise. 

Hs  restèrent  ainsi  quelques  instants  tout  rê« 
veurs  ;  puis  l'oncle  dit  : 

«  Ce  soir,  entre  six  et  sept  heures,  je  serai 
de  retour,  madame  Thérèse  ;  ayez  bonne  con- 
fiance, soyez  sans  inquiétude,  tout  ira  mieux.  » 

Après  quoi  nous  sortîmes;  il  enjamba  l'é- 
chelle du  traîneau,  s'enveloppa  les  genoux  de 
sa  houppelande,  et  toucha  Rappel  du  bout  de 
son  fouet,  en  me  disant  : 

I  C!onduis-toi  bien,  Fritzel.  » 

Le  traîneau  fila  sans  bruit,  remontant  la  rue. 
Quelques  bonnes  gens  regardaient  à  leurs  fe- 
nêtres et  se  disaient  : 

I  Monsieur  le  docteur  Jacob  est  appelé  bien 
sûr  quelque  part  pour  un  malade  en  danger, 
sans  cela  il  ne  se  mettrait  pas  en  route  par  ce 
temps  de  neige.  » 

Quand  l'oncle  eut  disparu  au  coin  de  la  rue, 
je  tirai  la  porte  de  l'allée  et  je  rentrai  manger 
ma  soupe  sur  le  bord  de  i'âtre.  Scipio  me  re- 
gardait, ses  grosses  moustaches  en  l'air,  et  se 
léchait  de  tenips  en  temps  le  tour  du  museau 
en  clignant  de  l'œil.  Je  lui  laissai  le  fond  de 
mon  assiette  à  nettoyer,  selon  mon  habitude; 
ce  qu'il  faisait  gravement,  sans  montrer  l'avi- 
dité des  autres  chiens  du  village. 

Nous  en  étions  là  et  j'allais  sortir,  lorsque 
Lisbeth,  qui  venait  de  finir  son  ouvrage  et  qui 
s'essuyait  les  bras  à  la  serviette,  derrière  la 
porte,  me  demanda  : 

t  Dis  donc,  Fritzel,  est-ce  que  tu  restes  ici? 

—Non,  je  vais  voir  le  petit  Hans  Aden. 

— Eh  bien,  écoute  :  puisque  tu  mets  tes  sa- 
bots, va  donc  chez  le  mauser  me  chercher  du 
miel  pour  la  Française  ;  monsieur  le  docteur 
veut  qu'on  lui  fasse  une  boisson  avec  du  miel. 
Prends  ton  écuelle  et  va  là-bas.  Tu  diras  au 
mauser  que  c'est  pour  l'oncle  Jacob.  Voici 
Taisent.  * 

Rien  ne  me  plaisait  tant  que  d'avoir  à  faire 
des  commissions,  surtout  chez  le  mauser,  qui 
me  traitait  comme  un  homme  raisonnable.  Je 
pris  donc  T  écuelle  et  je  sortis  avec  Scipio  pour 
me  rendre  chez  le  taupier,  dans  la  ruelle  des 
Orties,  derrière  l'église. 

Quelques  commères  commençaient  à  balayer 
le  devant  de  leur  porte. 


46 


ROMANS  NATIONAUX. 


A  l'auberge  du  Cruchon-d'Ory  on  entendait 
tinter  les  verres  et  les  bouteilles;  on  chantait, 
on  iîaît,  les  gens  montaient  et  descendaient 
l'escalier.  Un  vendredi,  cela  me  parut  extraor- 
dinaire; je  m'arrêtai  pour  voir  si  c'était  une 
noce  ou  un  baptême,  et  comme  je  me  tenais 
de  l'autri^  côté  de  la  rue,  sur  la  pointe  des 
pieds,  regardant  dans  la  petite  allée  ouverte, 
je  vis,  au  fond  de  la  cuisine,  la  silhouette 
étrange  du  mauser  se  pencher  devant  la  flam- 
me, son  bout  de  pipe  noire  au  coin  des  lèvres, 
et  sa  main  brune  qui  posait  ime  braise  sur  le 
tabac. 

Plus  loin ,  à  droite ,  j'aperçus  aussi  la  vieille 
Grédel  avec  sa  cornette  à  rubans  tremblotants; 
elle  arrangeait  des  assiettes  sur  un  dressoir,  et 
son  chat  gris  se  promenait  au  bord  en  faisant 
le  gros  dos  et  la  queue  en  Tair. 

Un  instant  après,  le  mauser  revint  lentement 
dans  l'allée  sombre,  lançant  de  grosses  bouf- 
fées. Alors  je  lui  criai  : 

•  Mauser  1  mauser!  • 

Il  s'avança  jusqu'au  bord  de  l'escalier,  et  me 
dit  en  riant  : 

•  C'est  toi,  Pritzel? 

—Oui,  je  vais  chez  vous  chercher  du  miel. 

— Hé!  monte  donc  boire  un  coup;  nous 
irons  ensemble  tout  à  l'heure .  • 

Et  se  tournant  vers  la  cuisine  : 

t  Grédel,  cria-t-il,  apportez  \m  verre  pour 
Pritzel.  » 

Je  m'étais  dépêché  de  monter,  et  nous  en* 
trames,  Scipio  sur  nos  talons. 

Dans  la  salle,  à  travers  la  fumée  grisâtre,  on 
ne  voyait,  le  long  des  tables,  que  des  gens  en 
blouse^  en  veste,  en  camisole,  le  bonnet  ou  le 
feutre  sur  l'oreille  ;  les  uns  assis  à  la  .file,  les 
autres  à  cheval  au  bout  des  bancs,  levant  leurs 
verres  pleins  d'un  air  joyeux,  et  célébrant  la 
grande  victoire  de  Eaiserslautem.  De  tous  les 
côtés  on  entendait  chanter  le  Faterland,  Quel* 
ques  vieilles  buvaient  avec  leurs  fils  et  sem- 
blaient aussi  joyeuses  que  les  autres. 

Je  suivais  le  mauser,  qui  s'avançait,  le  dos 
rond,  vers  les  fenêtres  de  la  rue.  Là  se  trou- 
vaient, dans  le  coin  à  droite,  l'ami  Eoffel  et  le 
vieux  Adam  Schmitt,  devant  une  bouteille  de 
vin  blanc.  Dans  l'autre  coin,  en  face,  l'auber- 
giste Joseph  Spick,  son  bonnet  de  laine  frisée 
sur  l'oreille,  comme  un  batailleur,  et  M.  Rich- 
ter,  en  veste  de  chasse  et  grandes  guêtres  de 
cuir,  buvaient  du  gleiszeller  au  cachet  vert.  Us 
étaient  pourpres  tous  les  deux  jusqu'aux  oreil- 
les^ et  criaient  : 

fl  A  la  santé  de  Brunswick!  à  la  santé  de 
notre  glorieuse  armée! 

-^Hé  1  fit  le  mauser  en  s'approchabt  de  noire 
table,  place  pour  un  homme.  • 


Et  Koffel,  se  retournant,  me  sen*a  la  main, 
tandis  que  le  père  Schmitt  disait  : 

«  A  la  bonne  heure,  à  la  bonne  heure,  voici 
du  renfort.  » 

Il  me  fit  asseoir  près  de  lui,  contre  le  mur^  et 
Scipio  vint  aussitôt  lui  lever  la  main  du  bout 
de  son  nez,  d'un  air  de  vieille  connaissance. 

«  fié!  hé!  hé!  disait  le  vieux  soldat,  c'est 
toi,  l'ancien;  tu  me  reconnais!  » 

Grédel  apporta  un  verre,  et  le  mauser  l'emplit. 

Au  même  instant,  M.  Richter  se  mit  à  crier 
à  l'autre  bout  de  la  table,  d'un  ton  moqueur  : 

«  Hél  Fritzel,  comment  va  M.  le  docteur  Ja- 
cob? Il  ne  vient  donc  pas  célébrer  la  grande 
bataille  !  C'est  étonnant,  étonnant ,  \m  si  bon 
patriote!  • 

Et  moi,  ne  sachant  que  répondre,  je  dis  tout 
bas  à  Koffel  : 

«  L'oncle  est  parti  sur  son  traîneau  pour 
soigner  im  pauvre  bûcheron  qui  s'est  laissé 
prendre  sous  sa  scMitte.  * 

Alors  Koffel,  se  retournant,  s'écria  d'une  voix 
claire  : 

t  Pendant  que  le  petit-fils  d'un  ancien  do« 
mestique  de  Salm-Salm  s'allonge  les  jambes 
sous  la  table  près  du  poêle,  et  qu'il  boit  du 
gleiszeUer  en  Thonneur  des  Prussiens,  qui  se 
moquent  de  lui,  M.  le  docteur  Jacob  traverse 
les  neiges  pour  aller  voir  un  pauvre  bûcheron 
de  la  montagne  écrasé  sous  sa  sMUte,  Ça  rap- 
porte moins  que  de  prêter  à  gros  intérêts,  mais 
ça  prouve  plus  de  cœur  tout  de  même.  » 

Kofiel  avait  un  petit  coup  de  trop,  et  tous  les 
gens  l'écoutaient  en  souriant.  Richter,  la  figuré 
longue  et  les  lèvres  serrées,  ne  répondit  pas 
d'abord,  mais  au  bout  d'un  instant  il  dit  : 

•  Ehl  que  ne  fait-on  pas  par  amour  des 
Droits  de  Thomme,  de  la  déesse  Raison  et  du 
Maximum,  surtout  quand  une  vraie  citoyenne 
vous  encourage  ! 

— Monsieur  Richter,  taisez-vous!  s'écria  le 
mauser  d'une  voix  forte.  M.  le  docteur  est  aussi 
bon  Allemand  que  vous,  et  cette  femme,  dont 
vous  parlez  sans  la  connaître,  est  une  brave 
ïemme.  Le  docteur  Jacob  n'a  fait  que  son  de- 
voir en  lui  sauvant  la  vie  ;  vous  devriez  rougir 
d'exciter  les  gens  du  village  contre  un  pauvre 
être  malade  qui  ne  peut  se  défendre  :  c'est  abo- 
minable ! 

— Je  me  tairai  si  cela  me  convient,  s'éeria 
Richter  à  son  tour.  Vous  criez  bien  haut....  Ne 
dirait-on  pas  que  les  Français  ont  remporté  la 
victoire  !  • 

Alors  le  mauser,  les  tempes  et  les  joues  cou* 
leur  de  brique,  frappa  du  poing  sur  la  table,  à 
faire  tomber  les  verres;  il  parut  vouloir  se 
lever,  mais  il  se  rassit  et  dit  : 

«  J'ai  droit  de  me  réiouir  des  victoires  de  la 


MADAME  THÉRBSB. 


47 


rieilld  Allemagne  autant,  pour  le  moins,  que 
fooB,  monsieur  Richter,  car  moi  je  suis  un 
vieux  Allemand  comme  mon  père,  comme  mon 
grand-père,  et  tous  les  mausers  connus  depuis 
deux  cents  ans  au  village  d^Anstatt  pour  Tôle- 
vage  des  abeilles  et  la  manière  de  prendre  les 
taupes;  au  lieu  que  les  cuisi^iiers  des  Salm- 
Salm,  de  père  en  flls,  se  promenaient  en  France 
avec  leurs  maîtres  pour  tourner  la  broche  et 
lécher  le  fond  des  marmites.  > 

Toute  la  salle  partit  d'un  éclat  de  rire  à  ce 
propos,  et  M.  Richter,  voyant  que  la  plupart 
n'étaient  pas  pour  lui,  jugea  prudent  de  se 
modérer;  il  répondit  donc  d*un  ton  calme  : 

■  le  n'ai  jamais  rien  dit  contre  vous  ni  contre 
le  docteur  Jacob;  au  contraire,  je  sais  que 
M.  le  docteur  est  un  homme  habile  et  un  hon- 
nête homme.  Mais  cela  n*empôche  pas  qu'en 
un  jour  comme  celui-ci  tout  bon  Allemand  doit 
se  réjouir.  Car,  écoutez  bien,  ceci  n'est  pas  une 
Tictoire  ordinaire,  c'est  la  fin  de  cette  fameuse 
République  une  et  indivisible. 

«-Comment!  comment  1  s'écria  le  vieux 
Schmitt,  la  fin  de  la  République?  Voilà  du 
nouveau  ( 

—Oui,  elle  ne  durera  plus  six  mois,  Ût  Rich- 
ter avec  assurance;  car,  de  Kaiserslautem^ 
les  Français  seront  balayés  jusqu'à  Hombach, 
de  Hombach  à  Sarrebruck,  à  Mets,  et  ainsi  de 
suite  jusqu'à  Paris.  Une  fois  en  France,  nous 
trouverons  des  amis  en  foule  pour  nous  secou- 
rir: la  noblesse,  le  clergé  et  les  honnêtes  gens 
sont  tous  pour  nous;  ils  n'attendent  que  notre 
armée  pour  se  lever.  Et  quant  à  ce  tas  de  gueux 
ramassés  à  droite  et  à  gauche,  sans  officiers  et 
sans  discipline,  qu'est-ce  qu'ils  peuvent  faire 
contre  de  vieux  soldats,  fermes  comme  des  ro- 
chers, avançant  en  bon  ordre  de  bataille,  sous 
la  conduite  de  la  vieille  race  guerrière?  Des  tas 
de  savetiers  sans  un  seul  général,  sans  même 
un  vrai  caporal  schlaguet  Des  paysans,  des 
mendiants,  de  vrais  sans-culottes,  comme  ils 
s'appellent  eux-mêmes,  je  vous  le  demande, 
qu'est-ce  qu'ils  peuvent  faire  contre  des  Bruns- 
wick, des  Wurmser,  et  des  centaines  d'autres 
▼ieux  capitaines  éprouvés  par  tous  les  périls 
<le  la  guerre  de  Sept  ans?  Ils  seront  dispersés 
et  périront  par  milliers,  comme  les  sauterelles 
eu  automne.  » 
Tonte  la  salle  était  alors  de  Tavis  de  Rich- 

^3  et  plusieurs  disaient . 

«  A  la  bonne  heure,  voilà  ce  qui  s'appelle 
P^fler;  depuis  longtemps  nous  pensions  les 
mêmes  choses.  • 

Lemauser  et  Koffel  se  taisaient;  mais  le 
^eu^  Jidam  Schmitt  hochait  la  tête  en  sou- 

ii^t.  Après  un  instant  de  silence,  il  déposa  sa 

pipe  sur  la  table  et  dit  : 


«  Monsieur  Richter,  vous  parlez  comme  l'ai- 
manach;  vous  prédisez  Tavenir  d'une  façon 
admirable  ;  mais  tout  cela  n'est  pas  aussi  clair 
pour  les  autres  que  pour  vous.  Je  veux  bien 
croire  que  la  vieille  race  est  née  pour  faire  les 
généraux,  puisque  les  nobles  arrivent  tous  au 
monde  capitaines  ;  mais,  de  temps  en  temps,  il 
peut  aussi  sortir  des  généraux  de  la  race  des 
paysans,  et  ceux-là  ne  sont  pas  les  plus  mau- 
vais, car  ils  le  sont  devenus  par  leur  propre 
valeur.  Ces  Républicains,  qui  vous  paraissent 
si  bêtes,  ont  quelquefois  de  bonnes  idées  tout 
de  même;  par  exemple,  d'établir  chez  eux  que 
le  premier  venu  pourra  devenir  feld-maréchal, 
pourvu  qu'il  en  ait  le  courage  et  la  capacité  ;  de 
cette  façon,  tous  les  soldats  se  battent  conune  de 
véritables  enragés  ;  ils  tiennent  dans  leurs  rangs 
conune  des  clous  et  marchent  en  avant  comme 
des  boulets,  parce  qu'ils  ont  lachancede  monter 
en  grade  s'ils  se  distinguent,  de  devenir  capitai- 
ne, colonel  ou  général.  Les  Allemands  se  battent 
maintenant  pour  avoir  des  maîtres,  et  les  Fran- 
çais se  battent  pour  s'en  débarrasser,  ce  qui  fait 
encore  une  grande  différence.  Je  les  ai  regardés 
de  la  fenêtre  du  père  Diemer,  au  premier  étage, 
en  face  de  la  fontaine,  penduit  les  deux  charges 
des  Croates  et  des  uhlans,  des  charges  magnifi- 
ques; eh  bien,  cela  m'a  beaucoup  étonné,  mon- 
sieur Richter,  de  voir  comme  ces  jacobins  ont 
supporté  çal  Et  leur  commandant  m'a  fait  un 
véritable  plaisir,  avec  sa  grosse  figure  de  paysan 
lorrain  et  ses  petits  yeux  de  sanglier.  Il  n'était 
pas  aussi  bien  habillé  qu'un  major  prussien, 
mais  il  se  tenait  au38i  tranquille  sur  son  cheval 
que  si  on  lui  avait  joué  un  air  de  clarinette. 
Finalement,  ils  se  sont  tous  retirés,  c'est  vrai, 
mais  ils  avaient  une  division  sur  le  dos,  et  n'ont 
laissé  que  les  fusils  et  les  gibernes  des  morts 
sur  la  place.  Avec  des  soldats  pareils,  croyez- 
moi,  monsieur  Richter,  il  y  a  de  la  ressource. 
Les  vieilles  races  guerrières  sont  bonnes,  mais 
les  jeunes  poussent  au-dessous,  comme  les  pe- 
tits chênes  sous  les  grands,  et  quand  les  vieux 
pourrissent,  ceux-là  les  remplacent.  Je  ne  crois 
donc  pas  que  les  Républicains  se  sauvent  com- 
me vous  le  dites;  ce  sont  déjà  de  fameux  sol- 
dats, et  s'il  leur  vient  un  général  ou  deux, 
gare  !  Et  prenez  bien  garde  que  ce  n'est  pas 
impossible  du  tout,  car,  entre  douze  ou  quinze 
cent  mille  paysans,  il  y  a  plus  de  choix  qu'entre 
dix  ou  douze  mille  nobles;  la  race  n'e^  peut- 
être  pas  aussi  fine,  mais  elle  est  plus  solide*  » 

Le  vieux  Schmitt  reprit  alors  haleine  un 
instant,  et  comme  tout  le  monde  Técoutail^  il 
ajouta  : 

«  Tenez,  moi ,  par  exemple,  si  j'avais  eu  ie 
bonheur  de  naître  dans  un  pays  pareil,  est-ce 
que  vous  croyez  que  je  me  serais  contenté  d'être 


ROMANS    NATIONAUX. 


Ktroliu  Richler  et  Joseph  Spick.  (Page  U.\ 


Adam  ScfamiU ,  wi^ent  de  gienadiers,  avec 
cent  florins  de  pension,  aîx  blessures  et  quinze 
campagnesT  Non,  non,  ôtes-vous  cette  idée  de 
la  tête;  je  Beiaisle  commandant,  le  colonel  ou 
le  général  Schmitt,  avec  une  bonne  retraite  de 
deux  miUe  thalera,  ou  bien  mes  os  donniraient 
depuis  longtemps  quelque  part.  Quand  le  cou- 
rage mène  à  tout,  on  a  du  courage,  et  quand 
il  ne  sert  qu'à  devenir  sergent  et  à  foire  avan- 
cer les  nobles  en  grade,  chacun  garde  sa 
peau. 

— Et  l'instruction  [  s'écria  Rïchter,  vous 
comptez  donc  l'instructicu  pour  rien,  vous! 
Est-ce  qu'un  homme  qui  ne  sait  pas  Ure  vaut 
un  duc  de  Brunswick  qui  sait  toutt  • 

Alors  Softel,  se  retouruant,  dit  d'un  air 
eaUne: 


—C'est  juste,  monsieur  Riditer,  l'instruction 
fait  la  moitié  de  l'homme,  et  peut-âtre  les  trois 
quarts.  VoiU  pourquoi  ces  Républicains  se  bat- 
tent jusqu'à  la  mort;  ils  veulent  que  leurs  Als 
reçoivent  de  l'instruction  aussi  bien  que  les 
nobles.  C'est  le  manque  d'instruction  qui  fait 
la  mauvaise  conduite  et  la  misère ,  la  misère 
fait  les  mauvaises  tentations,  et  les  mauvaises 
tentations  amènent  tous  les  vices.  Le  plus  grand 
crime  de  ceux  qui  gouvernent  daïu  ce  bas 
monde,  c'est  de  refuser  l'instruction  aux  misé- 
rables, afin  que  leurs  races  nobles  soient  tou- 
jours au-dessus;  c'est  comme  s'ils  crevaient 
les  yeux  des  hommes,  lursqu'ils  viennent  au 
monde,  pour  profiter  de  leur  travalL  Dieu  vea  - 
géra  ces  fautes,  monsieur  Richter,  car  il  esl 
juste.  Et  si  les  Répubhcains  versent  leur  sanij. 


MADAME   THEHESB. 


il  fiOm  entendre  li^s  cris  plaiptifs  de  Max.  \?»ge  SI 


comme  ils  le  disent,  pour  que  cela  n'arrive 
plus  sur  la  [erre,  toua  les  hommes  religieux 
qui  croient  à  la  vie  éternelle  doivent  les  ap- 
prouït;r.  t 

AiDsi  parla  Eoffel,  disant  que  si  see  parents 
avaient  po  le  faire  instruire,  au  lieu  d'être  un 
pauvre  diable,  il  aurait  peut-êln.  fait  honneur 
àAnslaltet  serait  devenu  quelque  chose  d'utile. 
Chacun  pensait  comme  lui,  et  plusieurs  se  di- 
saient entre  eux  :  •  Que  serions-nous  si  l'on 
nous  a^aii  instruitsî  Est-ce  que  nous  étions 
plus  bêles  que  les  aulres?  Non,  le  ciel  donne  à 
tous  sa  douce  lumière  et  sa  honne  rosée.  Nous 
ivions  de  bonnes  intentions,  noua  vouhons  la 
I     iostice;  isûH  on  nous  a  laissés  dans  les  ténè- 
l     bte»,  pûi  esprit  de  calcul  et  pour  nous  mainle- 
nii  dans  la  bassesse.  Ces  gena-là  pensent  s'a- 


grandir en  empêchant  les  autres  de  croître, 
c'est  abominable  1  • 

Et  moi,  songeant  alors  combien  l'oncle  Jacob 
se  donnait  de  peine  pour  m'apprendre  à  lira 
dans  M.  de  Buffon,  je  me  repentais  de  ne  pas 
profiter  davantage  de  ses  leçons,  et  J'étais  tout 
attendri. 

M.  Richter,  voyant  tout  le  monde  contre  lui, 
et  ne  sachant  que  répondre  aux  paroles  judi- 
cieuses de  Eoffel,  haussa  les  épaules  comme 
pour  dire  :  •  Ce  sont  des  fous  gonflés  d'orgueil, 
des  êtres  qu'il  faudrait  mettre  à  la  raison.  • 

Or  te  silence  commençait  à  se  rétablir,  et  le 
mauser  venait  de  faire  apporter  une  seconde 
bouteille,  lorsque  des  grondements  sourds  s'en- 
tendirent sous  la  table;  aussitôt  noua  regar- 
dâmes et  nous  vîmes  le  grand  chien  roux  de 


50 


ROMANS  NATIONAUX. 


M.  Richter  qtû  «ournait  autour  de  Scipio.  Ce 
chien  s'appelait  Max  ;  il  avait  le  poil  ras,  le  nez 
fenûu,  les  côtes  saillantes,  les  yeux  jaunâtres, 
les  oreilles  longues  et  la  queue  relevée  comme 
un  sabre  ;  il  était  grand,  sec  et  nerveux.  M-  Rich- 
ter  avait  Thabitude  de  chasser  avec  lui  des 
journées  entières  sans  rien  lui  donner  à  man- 
ger, sous  prétexte  que  les  bons  chiens  de  chasse 
doivent  avoir  faim  pour  sentir  le  gibier  et  le 
suivre  à  la  piste.  ïl  voulait  passer  derrière  Sci- 
pio, qui  se  retournait  toujours  la  tête  haute  et 
la  lèvre  frémissante. 

En  regardant  du  côté  de  M.  Richter,  je  vis 
quil  excitait  son  chien  en  dessous;  le  père 
Schmitt  s'en  aperçut  aussi,  car  il  s'écria  : 

t  Monsieur  Richter,  vous  avez  tort  d'exciter 
votre  chien.  Ce  caniche,  voyez-vous,  est  im 
chien  de  soldat,  rempli  de  finesse  et  qui  con- 
naît toutes  les  ruses  de  la  guerre.  Le  vôtre  est 
peut-être  d'une  vieille  race  ;  mais,  prenez  garde , 
celui-ci  serait  bien  capable  de  l'étrangler. 

^Etrangler  mon  chien  !  s*écria  Richter;  il  en 
avalerait  dix  comme  ce  misérable  roquet;  d'un 
coup  de  dent  il  lui  casserait  l'échiné  !  > 

En  entendant  cela,  je  voulus  me  sauver  avec 
Scipio,  car  M.  Richter  excitait  toujours  son 
grand  Max,  et  tous  les  buveurs  se  retournaient 
en  riant  pour  voir  la  bataille.  J'avais  envie  de 
;^}eurer  ;  mais  le  vieux  Schmitt  me  retenait  par 
l'épaule  en  me  disant  tout  bas  : 

«  Laissez  faire,  laissez  faire....  ne  craignez 
rien,  Fritzel;  je  vous  dis  que  notre,  chien  con- 
naît la  politique....  l'autre  n'est  qu'une  grosse 
béte  qui  n'a  rien  vu.  • 

Et  se  tournant  vers  Scipio,  il  lui  répétait  tou- 
jours : 

•  Attention  l  attention  !  » 

Scipio  ne  bougeait  pas;  il  se  tenait  le  derrière 
dans  le  coin  de  la  fenêtre,  la  tête  droite,  ses 
yeux  luisants  sous  ses  grands  poils  frisés,  et 
dans  le  coin  de  sa  moustache  tremblotante,  on 
voyait  une  dent  blanche  très-pointue. 

Le  grand  roux  s'avançait  la  tête  penchée  et 
le  poil  hérissé  tout  le  long  de  son  échine  mai- 
gre, lis  grondaient  tous  deux,  jusqu'au  mo- 
ment où  Max  ût  un  bond  pour  saisir  Scipio  à  la 
gorge;  aussitôt  trois  ou  quatre  éclats  de  voix 
brefs,  terribles,  partirent  à  la  fois.  Scipio  s'était 
baissé  pendant  que  l'autre  l'attrapait  à  la  ti- 
gnasse, et  d'un  coup  de  dent  sec  il  lui  faisait 
claquer  la  patte.  C'est  alors  qu'il  fallut  entendre 
les  cris  plaintifs  de  Max,  et  qu'il  fallut  le  voir 
se  glisser  en  boitant  sous  les  tables;  il  filait 
comme  un  éclair  entre  les  jambes,  en  répétant 
ses  cris  aigus  qui  vous  perçaient  les  oreilles. 

M.  Richter  s'était  levé  furieux  pour  tomber 
sur  Scipio;  mais,  au  même  instant,  le  mauser 
avait  pris  son  bâton  au  coin  de  la  porte,  etdisait:  i 


t  Monsieur  Richter,  si  votre  grosse  béte  est 
mordue,  à  qui  la  faute?  Vous  l'avez  assez  exci* 
tée;  maintenant  elle  est  peut-être  estropiée,  ça 
vous  apprendra  ! 

Et  le  vieux  Schmitt,  riant  jusqu'aux  larmes, 
faisait  mettre  Scipio  entre  ses  genoux  et  criait  : 

«  Je  savais  bien  qu'il  connaissait  les  finesses 
de  la  guerre  ;  hé  !  hé  !  hé  !  nous  avons  remporté 
les  drapeaux  et  les  canons.  » 

Tous  les  assistants  riaient  avec  lui;  de  sorte 
que  M.  Richter,  indigné,  chassa  lui-même  son 
chien  dans  la  rue  à  grands  coups  de  pied,  pour 
ne  plus  entendre  ses  cris.  Il  aurait  bien,  voulu 
en  faire  autant  â  Scipio,  mais  tout  le  monde 
était  dans  l'étonnement  de  son  courage  et  de 
son  bon  sens  naturel. 

«  Allons,  s'écria  le  mauser  en  se  levant,  ar- 
rive maintenant,  Fritzel,  arrive!  il  est  temps 
que  je  te  donne  ce  que  tu  veux.  Je  vous  salue, 
monsieur  Richter;  vous  avez  im  fameux  chien. 
Grédel,  vous  marquerez  deux  bouteilles  sur 
l'ardoise.  » 

Schmitt  et  Eoffel  s'étaient  aussi  levés,  et 
nous  sortîmes  tous  ensemble^  riant  comme  des 
bienheureux.  Scipio  nous  suivait  de  près,  sa«- 
cliant  qu'il  n'avait  rien  de  bon  à  espérer  quand 
nous  serions  sortis. 

Au  bas  de  Tescalier,  Schmitt  et  Eoffel  tour- 
nèrent à  droite  pour  descendre  la  grand'route  ; 
le  mauser  et  moi  nous  traversâmes  la  place,  à 
gauche^  pour  entrer  dans  la  ruelle  des  Orties. 

Le  mauser  marchait  devant,  le  dos  rond,  une 
épaule  un  peu  plus  haute  que  l'autre,  selon  son 
habitude,  lançant  de  grosses  bouffées  de  tabac 
coup  sur  coup,  et  riant  tout  h^s,  sans  doute  à 
cause  de  la  déconfiture  de  Richter. 

Nous  arrivâmes  bientôt  à  sa  petite  porte  en- 
foncée sous  terre  ;  alors  il  descendit  les  mar- 
ches et  me  dit  : 

«  Arrive,  Fritzel,  arrive  ;  laisse  le  chien  de- 
hors, il  n'y  a  pas  trop  de  place  dans  le  trou.  • 

Il  avait  bien  raison  d'appeler  sa  baraque  un 
trou,  car  elle  n'avait  que  deux  petites  fenêtres 
à  fleur  de  terre  donnant  sur  la  ruelle.  A  Tinté- 
rieur,  tout  était  sombre  :  le  gi*and  lit  et  l'esca- 
Uer  de  bois  au  fond,  les  vieux  escabeaux,  la 
table  couverte  de  scies,  de  pointes,  de  pincettes  ; 
l'armoire  ornée  de  deux  citrouilles,  le  plafond 
traversé  de  perches,  où  la  vieillA  Berbel,  la 
mère  du  mauçer,  suspendait  le  chanvre  qu'elle 
filait;  les  attrapes  de  toutes  sortes  placées  sur 
le  vieux  baldaquin,  dans  un  enfoncement  tout 
gris  de  poussière  et  de  toiles  d'araignée;  les 
centaines  de  peaux  de  martres,  de  fouines,  de 
belettes  accrochées  aux  murs,  les  imes  retour-^ 
nées,  les  autres  encore  fraîches  et  bourrées  de 
paille  pour  les  faire  sécher,  tout  cela  vous  lais- 
sait à  peine  assez  de  place  pour  se  retourner. 


MADAME  THËHÈSS. 


et  tout  cela  me  rappelle  le  bon  temps  delà  jeu- 
De«ae,car  je  l'ai  tu  cent  fois,  été  comme  hiver, 
qu'il  Ût  du  soleil  ou  de  la  pluie,  que  les  petites 
tenéties  fussent  ourertea  ou  fermées. 

Cesl  U-dedans  que  je  me  représente  tou- 
jours le  mauaer,  assis  devant  la  table  très- 
basse,  montant  ses  attrapes,  la  joue  tirée,  IsT- 
lëvrea  serrées,  et  la  vieille  Berbel, — toute  jaune, 
le  bonnet  de  crin  sur  la  nuque,  ses  petites 
nuJDS  sèches,  aux  oDgIes  noirs,  sillonuées  de 
grosses  veines  bleuâtres,— filant  du  matin  au 
soir  à  côté  du  poêle.  De  temps  en  temps,  elle 
levait  sa  petite  tête,  froncée  de  rides  innom- 
brables, et  regardait  son  fils  d'un  air  de  satts- 
factiou. 

ïais  ce  jour-là,  Berbel  n'était  pas  de  bonne 
homeur,  car  à.  peine  fdmes-nous  entrés  qu'elle 
se  mit  â  quereller  le  mauser  d'une  voix  aigre, 
disant  qu'il  passait  sa  vie  au  cabaret,  qu'il  ne 
songeait  qu'à  boire,  sans  se  soucier  du  lende- 
main, toutes  choses  très-faussee  auxquelles  le 
mamer  ne  répondit  pas,  sachant  qu'il  faut  tout 
entendre  de  sa  mère  sans  se  plaindre. 

U  ouvrit  tranquillement  l'armoire,  tandis 
que  la  vieille  Berbel  criait,  et  prit  sur  le  plus 
tuut  rayon  une  large  écuelle  de  terre  veiuis- 
Bée,  où  le  miel  couleur  d'or,  dans  des  rayons 
blancs  comme  la  neige,  s'élevait  par  couches 
régulières.  Il  la  déposa  sur  la  table,  et  plaça 
deux  beaux  rayons  dans  une  assiette  très- 
propre,  en  me  disant  : 

•  Tiens,  Fritzel,  voilà  du  beau  miel  pour  la 
dame  française.  Le  miel  en  rayon  est  tout  ce 
qa'on  peut  souhaiter  de  mieux  pour  des  ma- 
lades i  c'est  d'abord  plus  appétissant,  et  puis 
c'est  plus  tais  et  plus  sain.  > 

J'avais  déjà  posé  l'argent  au  bord  de  U  table, 
et  Berbel  étendait  U  main  d'un  air  content 
pour  le  prendre  ;  mais  le  mauser  me  le  rendit  : 

<  HoD,  fit-il,  'non,  je  ne  veux  pas  être  payé 
de  cela; mets  cet  argent  dans  ta  poche,  Fritzel, 
et  prends  l'assiette.  Laisse  ton  écuelle  ici;  je 
vous  la  rapporterai  ce  soir  ou  demain  matin.  • 

Et  comme  la  vieille  semblait  fâchée,  il 
ajouta  : 

>  Tu  diras  à  la  dame  française,  Fritzel,  que 
c'est  le  mauser  qui  lui  fait  présent  de  ce  miel, 
avec  plaisir,  entends-tu...  de  bien  bon  cœur... 
car  c'est  une  femme  respectable. . .  N'oublie  pas 
de  aire  >  respectable,  »  tu  m'enlendsï 


—Oui, 


je  dirai  ça.  Bonjoiir,  Berbel, 


dis-je  en  ouvrant  la  porte. 
.  Elle  me  répondit  eu  inclinant  la  tête  brufl- 
•piemeiii;  celte  vieille  avare  ne  voulait  rien 
oire,  à  cause  de  l'oncle  Jacob;  mais  de  voir 
tariJr  le  miel  Kana  argent,  cela  lui  paraissait 
bien  dur. 
1* mauser  me  lecuaduisit  jusque  dehors,  et 


je  retournai  chez  nous,  bien  content  de  cé  qui 
venait  d'arriver. 


Au  coin  de  l'église,  je  rencontrai  le  peut 
Hans  Aden,  qui  revenait  de  glisser  sur  le  gué- 
voir  ;  il  s'en  retournait,  les  mains  dans  les  po- 
ches jusqu'aux  coudes,  et  me  cria  : 

•  Fritzel  1  Fritzel  !   • 

S'étant  approché,  d'abord  î!  regarda  les  deux 
beaux  rayons  de  miel,  et  me  dit  ; 

•  C'est  pour  vous,  çaî 

— Non,  c'est  pour  faire  de  la  boisson  à  la 
dame  française. 

— Je  vaudrais  bien  être  malade  à  sa  place,  • 
dit-il  eu  se  léchant,  d'un  air  expressif,  le  bord 
de  ses  grosses  lèvres  retroussées. 

Puis  il  demanda  : 

t  Ou'esfce  que  tu  fais,  cette  après-midiî 

— Je  ne  sais  pas;  j'irai  me  promener  avec 
Scipio.  • 

Alors  il  regarda  le  chien,  et,  se  grattant  le 
bas  du  dos  : 

•  Écoute,  si  tn  veux,  dit-il,  nous  irons  postai 
des  attrapes  derrière  le  fumier  de  'a  posta  ;  il 
y  abeaucoup  de  verdiers  et  de  mpiaeaux  le  Ion;; 
des  baies,  sous  les  hangars  et  dans  les  arbn  : 
du  Posithdl. 

— Je  veux  bien,  lui  répondis-je. 

— Oui,  arrive  ici,  mx  le  perron;  nous  pari; 
rons  ensemble.  • 

Avant  de  nous  séparer,  Hans  Aden  me  de- 
manda s'il  pouvait  passer  le  doigt  au  fond  de 
l'assiette;  je  lui  donnai  cette  permission,  et  il 
trouva  le  miel  très-bon.  AprëB  quoi,  chacun 
reprit  son  chemin,  et  je  rentrai  chez  nous  verii 
onze  heures  et  demie. 

'  Ah  I  te  voilà  I  s'écria  Lisbsth  en  me  voyant 
entrer  dans  la  cuisine,  je  croyais  que  lu  ne 
reviendrais  plus;  Dieu  du  ciel,  il  l'en  faut,  à 
toi,  du  temps  pour  faire  une  commission  I  ■ 

Je  lui  racontai  ma  rencontre  avec  le  mauser 
sur  l'escalier  du  Crucfion-d'Or,  la  dispute  de 
Koffel,  du  vieux  Schmitt  et  du  taupier  contro 
M.  Richter,  la  grande  bataille  de  Max  et  de 
Scipio,  et,  finalement,  la  manière  dont  le  ma'i- 
ser  m'avait  recommandé  de  dire  qu'il  ne  vou- 
lût pas  d'argent  pour  son  miel,  et  qu'il  l'oflrait 
de  bien  bon  cœur  à  la  dame  française,' une 
personne  •  respeLlable.  • 

Comme  la  porte  était  ouverte,  madame  Thé- 
rèse entendit  ces  choses  et  me  dit  de  venir. 
Alors  je.vis  qu'elle  était  attendrie,  et  qsaud  je 
lui  présentai  le  miel,  elle  l'accepta. 


«  C'est  bien,  Fritzel,  dit-elle  les  larmes  aux 
yeux,  c'est  bien,  mon  enfant,  je  suis  contente, 
bien  contente  de  ce  présent;  Testime  des  hon- 
nêtes gens  nous  fait  toujours  beaucoup  de 
plaisir.  Lorsque  le  mauser  viendra,  je  veux 
le  remercier  moi-même.  » 

Puis  elle  se  pencha  et  passa  la  main  sur  la 
tête  de  Scipio,  qui  se  tenait  devant  le  lit,  le  nez 
en  Tair;  elle  souriait,  et  dit  : 

«  Hé  !  Scipio,  tu  soutiens  donc  aussi  la  bonne 
cause?  * 

Lui,  voyant  la  joie  briller  dans  ses  yeux,  se 
mit  à  aboyer  tout  haut;  il  se  plaça  même  sur 
son  derrière,  comme  pour  faire  l'exercice. 

«  Oui,  oui,  je  vais  mieux  maintenant,  lui 
dit-elle,  je  me  sens  plus  forte.. .  Ah  !  nous  avons 
beaucoup  sou£Fert1  ■ 

Puis,  exhalant  un  soupir,  elle  se  remit  le 
coude  dans  Toreiller  en  disant  : 

•  Une  bonne  nouvelle...  seulement  une 
bonne  nouvelle,  et  tout  sera  bien  I  ■ 

Lisbeth  venait  de  dresser  la  table,  elle  ne  di- 
sait  rien,  madame  Thérèse  redevenait  rêveuse. 

La  pendule  sonna  midi,  et,  quelques  instants 
aprôSjv  1^  vieille  servante  apporta  la  petite  sou- 
pière pour  nous  deux  ;  elle  fit  le  signe  de  la 
croix  et  nous  dînâmes. 

A  chaque  instant  je  tournais  la  tête  pour 
regarder  si  Hans  Aden  ne  se  promenait  pas 
déjà  sur  le  perron  de  l'église.  Madame  Thérèse, 
qui  venait  de  se  recoucher,  nous  tournait  le 
dos,  la  couverture  sur  Tépaule  ;  elle  avait  sans 
doute  encore  de  grandes  inqpiiétudes.  Moi,  je 
ne  songeais  qu'aux  fumiers  du  Postthâl\  je 
voyais  déjà  nos  attrapes  en  briques  posées  au- 
tour dans  la  neige,  la  tuile  levée,  soutenue  par 
deux  petits  bois  en  fourche,  et  les  grains  de  blé 
au  bord  et  dans  le  fond.  Je  voyais  les  verdiers 
tourbillonner  dans  les  arbres,  et  les  moineaux 
rangés  à  la  flle^  sur  le  bord  des  toits,  s'appe- 
lant,  épiant,  écoutant,  tandis  que  nous,  tout  au 
fond  du  hangar,  derrière  les  bottes  de  paille, 
nous  attendions  le  cœur  battant  d'impatience. 
Puis  un  moineau  voltigeait  sur  le  fumier,  la 
queue  en  éventail,  puis  un  autre,  puis  toute  la 
bande.  Les  voilà  1  les  voilà  près  de  nos  attra- 
pes!... Ils  vont  descendre...  déjà  un,  deux, 
trois  sautent  autour  et  becquètent  les  grains 
de  blé...  FroiM  I  tous  s'envolent  à  la  fois  ;  c'est 
un  bruit  à  la  ferme...  c'est  le  garçon  Yériavec 
ses  gros  sabots,  qui  vient  de  crier  dans  Técurie 
à  Tun  de  ses  chevaux  :  «  Allons,  te  retourneras- 
tu,  Foux?  •  Quel  malheur?  Si  seulement  tous 
les  chevaux  étaient  crevés,  et  Yéri  avec!... 
Enfin,  il  &ut  attendre  encore...  les  moineaux 
sont  partis  bien  loin.  Tout  à  coup  un  d'eux  se 
remet  à  crier,  ils  reviennent  sur  les  toits... 
àh  1  Seigneur  Dieu  !  pourvu  que  Téri  ne  crie 


plus...  pourvu  que  tout  se  taise...  S'il  n'y  avait  | 
seulement  pas  de  gens  dans  cette  ferme  ni  sur  I 
la  route!  Quelles  transes I  Enfin,  en  voilà  un 
qui  redescend...  Hans  Aden  me  tire  par  le  pan 
de  ma  veste...  Nous  ne  respirons  plus...  nous 
sommes  comme  muets  d'espérance  et  de 
crainte  I 

Tout  cela,  je  le  voyais  d'avance,  je  ne  me 
tenais  plus  en  place. 

«  Mais,  au  nom  du  ciel,  qu'as-tu  donc  ?  me 
disait  Lisbeth  ;  tu  vas,  tu  cours  comme  une 
âme  en  peine...  tiens-toi  donc  tranquille.  » 

Je  n'entendais  plus;  le  nez  aplati  contre  la 
vitre,  je  pensais  : 

«  Viendra-t-il  ou  ne  viendra-t-il  pas  ?  Il  est 
peut-être  déjà  là-bas...  il  en  aura  emmené  un 
autre  !  • 

Cette  idée  me  paraissait  terrible. 

J*allais  partir,  quand  enfin  Hans  Aden  tra- 
versa la  place  ;  il  regardait  vers  notre  maison, 
épiant  du  coin  de  l'œil  ',  mais  il  n'eut  pas  be- 
soin d'épier  longtemps  :  j'étais  déjà  dans  l'al- 
lée et  j'ouvrais  la  porte,  sans  prévenir  Scipio 
cette  fois.  Puis  je  courus  le  long  du  mur,  de 
crainte  d'une  commission  ou  de  tout  autre 
empêchement  :  il  peut  vous  arriver  tant  de  mal- 
heurs dans  ce  bas  monde  !  Et  ce  n'est  que  bien 
loin  de  là,  dans  la  ruelle  des  Orties,  que  Hans 
Aden  et  moi  nous  fîmes  halte  pour  reprendre 
haleine. 

«  Tu  as  du  blé,  Hans  Aden? 

—  Oui. 

—  Et  ton  couteau?     • 

—  Sois  donc  tranquille,  le  voilà.  Mais  écoute, 
Fritzel,  je  ne  peux  pas  tout  porter;  il  faut  que 
tu  prennes  les  briques  et  moi  les  tuiles. 

—  Oui;  allons.» 

Et  nous  repartîmes  à  travers  champs,  der- 
rière le  village,  ayant  de  la  neige  jusqu'aux 
hanches.  Le  mauser,  Eoffel,  l'oncle  lui-même 
nous  auraient  appelés  alors,  que  nous  nous 
serions  sauvés  conmie  des  voleurs,  sans  tour- 
ner la  tête. 

Nous  arrivâmes  bientôt  à  la  vieille  tuilerie 
abandonnée,  car  on  cuit  rarement  en  hiver,  et 
nous  primes  notre  charge  de  briques.  Puis,  re- 
montant la  prairie,  nous  traversâmes  les  haies 
du  Postthdl  toutes  couvertes  de  givre,  juste  en 
face  des  grands  fumiers  carrés,  derrière  les 
écuries  et  le  hangar.  Déjà  de  loin,  nous  voyions 
les  moineaux  aUgnés  au  bord  du  toit. 

«  Je  te  le  disais  bien ,  faisait  Hans  Aden  ; 
écoute...  écoute  1...  • 

Deux  minutes  après  nous  posions  nos  attrapes  * 
entre  les  fumiers,  en  déblayant  la  neige  au 
fond.  Hans  Aden  tailla  les  petites  fourches, 
plaça  les  tuiles  avec  délicatesse,  puis  il  seiaa 
le  blé  tout  autour.  Les  moineaux  nous  contexn- 


MADAME  THERESE, 


53 


plaient  du  haut  des  toits,  en  tournant  légère- 
ment la  tête  sans  rien  dire.  Hans  Aden  se  rele- 
va ,  &*e8suyani  le  nez  du  reyers  de  la  manche^ 
et  clignant  de  Toell  pour  observer  les  moineaux 

•  Arrive,  fit-il  tout  bas;  ils  vont  tous  des- 
cendre. • 

Nous  entrâmes  sous  le  hangar,  pleins  de 
bonnes  espérances,  et  dans  le  même  instant 
toute  la  bande  disparut.  Nous  pensions  qu'ils 
reviendraient;  mais  jusque  vers  quatre  heures 
nous  restâmes  blottis  derrière  les  bottes  de 
paille,  sans  entendre  im  cri  de  moineau.  Ils 
avaient  compris  ce  que  nous  faisions,  et  s'en 
étaient  allés  bien  loin,  à  Pautre  bout  du 
village. 

Qu'on  juge  de  notre  désespoir  !  Hans  Aden, 
malgré  son  bon  caractère,  éprouvait  une  indi- 
gnation terrible,  et  moi-même  je  faisais  les 
plus  tristes  réflexions,  pensant  qu'il  n'y  a  rien 
de  plus  bête  au  monde  que  de  vouloir  prendre 
des  moineaux  en  hiver,  lorsqu'ils  n'ont  que  la 
peau  et  les  os,  et  qu'il  en  faudrait  quatre  pour 
faire  une  bouchée. 

Enfin,  las  d'attendre  et  voyant  le  jour  bais- 
ser, nous  revînmes  au  village,  en  suivant  la 
grande  route,  grelottant,  les  mains  dans  les 
poches,  le  nez  humide  et  le  bonnet  tiré  sur  la 
nuque  d'un  air  piteux 

Lorsque  j'arrivai  chez  nous,  il  faisait  nuit. 
lisbetb  préparait  le  souper;  mais  conune 
j'éprouvais  une  sorte  de  honte  à  lui  raconter  la 
façon  dont  les  moineaux  s'étaient  moqués  de 
nous,  au  lieu  de  courir  à  la  cuisine,  selon  mon 
habitude,  j'ouvris  tout  doucement  la  porte  de 
la  salle  obscure,  et  j'allai  m'asseoir  sans  bruit 
derrière  le  fourneau. 

Rien  ne  bougeait;  Sdpio  dormait  sous  le  fau- 
teuil, la  tête  sur  la  hanche,  et  je  me  réchauf- 
fais depuis  un  quart  d'heure,  écoutant  bour- 
donner la  flamme,  lorsque  madame  Thérèse^ 
qui  semblait  dormir,  me  dit  d'une  voix  douce  : 

«Cesttoi,  Fritzel? 

—  Oui,  madame  Thérèse,  lui  répondis-je. 

—  Tu  te  réchauffes  ? 

—  Oui,  madame  Thérèse. 

—  Tu  as  donc  bien  froid  ? 

—  Ohl  oui. 

—  Qu'est-ce  que  vous  avez  donc  fait  cette 
^près^midiî 

—  Nous  avons  posé  des  attrapes  aux  moi- 
neaux, Hans  Aden  et  moi. 

—  Ah  î  Et  vous  en  avez  pris  beaucoup  ? 
--  Non,  madame  Thérèse,  pas  beaucoup. 

—  Combien?  • 

Cela  me  saignait  le  cœur  de  dire  à  cette 
nonnôle  personne  que  nous  n'en  avions  pas 
pris  du  tout 

Deux  ou  trois,  n'est-ce  pas,  Fritzel  î  fit-elle. 


•  1 


—  Non,  madame  Thérèse. 

—  Vous  n'en  avez  donc  pas  pris  ? 

—  Non.  » 

Alors  elle  se  tut,  et  je  me  fis  une  grande  idée 
de  son  chagrin. 

c  Ce  sont  des  oiseaux  bien  malins,  reprit-elle 
au  bout  d*un  instant. 

—  Oh  oui!... 

—  Tu  n*as  pas  les  pieds  mouillés,  Fritzel  t 

—  Non,  j'avais  mes  sabots. 

—  Allons,  allons,  tant  mieux.  Il  faut  te  con* 
soler,  une  autre  fois  tù  seras  plus  heureux.  » 

Conune  nous  causions  ainsi,  lisbeth  entra, 
laissant  la  porte  de  la  cuisine  ouverte. 

«  Hé  I  te  voilà,  dit-elle,  je  voudrais  bien  sa- 
voir où  tu  passes  tes  journées  ?  toujours  dehors, 
toujours  avec  ton  Hans  Aden ,  ou  ton  Frantz 
Sépel.  • 

—  Il  a  pris  des  moineaux,  dit  madame  Thé- 
rèse. 

— -  Des  moineaux!  si  j'en  voyais  seulement 
une  fois  un,  s'écria  la  vieille  servante.  Depuis 
trois  ans,  tous  les  hivers  il  court  après  les  moi- 
neaux. Une  fois,  par  hasard,  il  a  pris  en  au- 
tomne un  vieux  geai  déplun;ié,  qui  n^avait  plus 
la  force  de  voler,  et  depuis  ce  temps  il  croit 
que  tous  les  oiseaux  du  ciel  sont  à  lui.  » 

Lisbeth  riait.  Elle  se  remit  à  son  rouet,  de- 
vant Talcôve ,  et  dit  en  trempant  son  doigt 
dans  le  mouilloir  : 

•  Maintenant  tout  est  prêt,  quand  M.  le  doc- 
teur viendra,  je  n'aurai  plus  qu'à  mettre  la 
nappe.  Qu'est-ce  que  je  racontais  donc  tout  à 
l'heure? 

—  Vous  parliez  de  vos  conscrits,  mademoi- 
selle Lisbeth. 

—  Ahl  oui...  depuis  le  commencement  de 
cette  maudite  guerre,  tous  les  garçons  du  vil- 
lage sont  partis  :  le  grand  Ludwig,  le  fils  du 
forgeron,  le  petit  Christel,  Hans  Goemer  et 
bien  d'autres,  ils  sont  partis,  les  uns  à  pied, 
les  autres  à  cheval,  en  chantant  :  •  Faterlandl 
Faterland!  •  avec  leurs  camarades,  qui  les 
conduisrient  au  Kirschtàl,  à  l'auberge  du 
père  Fritz,  sur  la  route  de  SLaiserslautem. 
Ils  chantaient  bien,  mais  ça  ne  les  empêchait 
pas  de  pleurer  comme  des  malheureux  en  re- 
gardant le  clocher  d'Anstatt.  Le  petit  Christel, 
à  chaque  pas,  embrassait  Ludwig  en  disant  : 
«  Quand  reverrons-nous  Anstatt?  •  L'autre  ré- 
pondait :  «  Ah  bahl  il  ne  £aut  pas  penser  à  ça, 
le  seigneur  Dieu,  là-haut,  nous  sauvera  de  ces 
Républicains  que  le  ciel  confonde!  •  Ils  sanglo- 
taient ensemble,  et  le  vieux  sergent,  venu  teut 
exprès,  répétait  toujours  :  •  En  avant!...  Cou- 
rage !...  Nous  sommes  des  honmies  f  »  Il  avait 
le  nez  rouge,  à  force  de  trinquer  avec  nos  con- 
scrits. Le  grand  Hans  Goemerv  qui  devait  se 


u 


ROMANS   NATIONADX. 


marier  avec  Rosa  Mut?,  la  fllle  du  garde  cham- 
pâtra,  criait:  i  Encore  un  coup...  encore  on 
coup:..  C'est  peut-être  le  dernier  plat  de  chou- 
croute que  noua  voyons  devant  nos  yeux  !  • 

—  Pauvre  garçon  !  Ût  madame  Thérèse. 

—  Oui,  reprit  Lisbeth,  et  ça  ne  serait  eocore 
rien,  si  les  filles  pouvaient  se  marier;  mais 
quand  les  garçons  partent ,  les  filles  i-estent 
plantées  là,  à.  rêver  du  matin  au  soir,  à  se  con- 
pomer  et  à  s'ennuyer.  Elles  ne  peuvent  pour- 
t^ut  pas  prendm  des  vieux  de  soixante  ans,  des 
veufs,  ou  bien  des  bossus,  des  boiteux  ou  des 
borgnes.  Ab  !  madame  Thérèse,  ce  n'est  pas 
pour  vous  faire  des  reproches,  mais  sans  votre 
Révolution,  nou.1  serions  bien  tranquilles,  nous 
ne  pt^iiserians  qu'à  louer  le  Seigneur  de  ses 
grâces.  C'est  terril^e  une  République  pareille 
qui  dérange  tout  le  monde  de  ses  habitudes  !  ■ 

Tout  en  écoutant  cette  histoire,  je  sentais 
une  bonne  oduur  de  veau  farci  remplir  la 
chambre,  et  je  Qnis  par  me  lever  avec  Scipio, 
pour  aller  jeter  un  coup  .d'œil  à  la  cuisine  ! 
nous  avions  une  bonne  soupe  aux  oignons,  une 
poitrine  de  veau  farcie  et  des  pommes  de  terre 
frites.  La  chasse  m'avait  tellement  ouvert  l'ap- 
pétit, qu'il  me  semblait  que  j'aurais  tout  avalé 
d'une  bouchée. 

Scipio  n'était  pas  dans  de  moins  heureuses 
dispoï^itions;  la  patte  au  bord  de  l'Atre,  il  re- 
gardait du  nez  à  travers  les  marmites,  car  le 
nez  du  chien,  comme  le  dît  M,  de  Buffon,  est 
une  ?cr"nde  vue  fort  délicate. 

Aprus  avoir  bien  regardé,  je  me  mis  àfaire 
des  vœux  pour  le  retour  de  l'oncle. 

•  Ab  !  Lisbeth  I  m'écrïai-je  en  rentrant,  si  tu 
savais  comme  j'ai  faim  I 

—  Tant  mieux,  tant  mieux,  me  répondit  la 
vieille  eu  jacassant  toujours,  l'appétit  est  une 
bonno  chose.  • 

Puis  elle  piiursuivil  ses  histoires  de  village, 
que  madame  Tliérèse  semblait  écouter  avec 
plaisir.  Moi,  j'allais,  je  venais  de  la  salle  à  la 
cuisine,  et  Scipio  me  suivait  pas  à  pas;  il  avait 
sans  doute  les  marnes  idées  que  moi, 

La  nuit  dehors  devenait  noire. 

Bc  temps  eu  temps  madame  Thérèse  inter^ 
rompait  ia  vieille  servante,  levant  le  doigt  et 
disant  : 

■  Écoutez  !  ■ 

Alors  tout  le  monde  restait  tranquille  une 
seconde. 

■  Co  n'est  rien,  faisait  Lisbeth;  c'est  la  char- 
rette de  Hana  Bockel  qui  passe  ;  »  ou  bien  ; 
•  c'est  la  mère  Di  eyfus  qui  s'en  va  maintenant 
à  la  veillée  chez  les  Brêmer.  ■ 

Elle  cooDaissait  les  habitudes  de  tous  les 
gens  d'Anslatt,  et  se  faisait  un  véritable  bon- 
heur d'en  parler  à  la  dame  française,  mainte- 


nant qu'elle  avait  vu  la  sainte  Vierge  pendue  A 
son  cou  ;  car  sa  nouvelle  amitié  venait  de  là, 
comme  je  l'appris  plus  tard. 

Sept  heures  sonnèrent,  puis  la  demie.  A  la 
fin,  ne  sachant  plus  que  faire  pour  attendre,  je 
me  dressai  sur  une  chaise,  et  je  pris  dans  un 
rayon  VBUtoire  natvreile  de  M.  de  Buffon,  chose 
qui  ne  m'était  jamais  arrivée;  puis,  les  deux 
coudes  sur  la  table,  dans  une  sorte  de  déses- 
poir, je  me  mis  A  lire  tout  seul  en  français,  il 
me  fallait  tout  mon  appétit  pour  me  donner 
une  pareille  idée  ;  mais  à  chaque  instant  Je 
levais  la  tête,  regardant  la  fenêtre,  les  yeux 
tout  grands  ouverts  et  prêtant  l'oreille. 

Je  venais  de  trouver  l'histoire  du  moineau, 
qui  possède  deux  fois  plus  de  cervelle  que 
l'homme  en  proportion  de  son  corps,  quand 
enfin  un  bruit  lointain,  un  bruit  de  grelots  se 
fit  entendre;  ce  n'était  encore  qu'un  bruisse- 
ment presque  impercepUble,  perdu  dans  l'éloi- 
gnement,  mais  il  se  rapprochait  vite,  et  bientôt 
madame  Thérèse  dit  : 

•  C'est  M.  le  docteur. 

—Oui,  fit  Lisbeth  en  se  levanletremettantson 
rouet  au  coinde  l'horloge,  cette  fois  c'est  lui.  > 

Elle  courut  à  la  cuisine. 

J'étais  déjà  dans  l'allée,  abandonnant  M.  de 
fiuffon  sur  la  table,  et  je  lirais  la  porte  exté- 
rieure en  criant  : 

•  C'est  toi,  mon  oncle? 

—  Oui,  Friteel,  répondit  la  voix  joyeuse  de 
l'oncle,  j'arrive.  Tout  s'est  bien  passé  à  la  mai- 
son? 

—  Tré3*bien,  oncle,  tout  le  monde  se  porte 
bien. 

—  Bon, boni  ■ 

Au  même  instant,  Lisbeth  sortait  avec  la  lan- 
terne, et  je  vis  l'oncle.sous  le  hangar,  en  train 
de  dételer  le  cheval,  Il  était  tout  blanc  au  mi- 
lieu des  ténèbres,  et  chaque  poil  de  sa  houp- 
pelande et  de  son  gros  bonnet  de  loutre  scin- 
tillait à  la  lanterne  comme  une  étoile.  Il  se 
dépêchait;  Rappel,  tournant  la  tête  vers  l'écu- 
rie, semblait  ne  pouvoir  attendre. 

•  Seigneur  Dieu,  qu'il  fait  froid  dehors  I  dit 
la  vieille  servante  en  accourant  l'aider;  vous 
devez  être  gelé,  monsieur  le  docteur.  Allez, 
entrez  vite  vous  réchauffer,  je  finirai  bien  toute 
seule.  • 

Mais  l'oncle  Jacob  n'avait  pas  l'habitude  de 
laisser  le  soin  de  son  cheval  à  d'autres  ;  ce  n'est 
qu'en  voyant  Rappel  devant  son  râtelier  garni  de 
foin,  et  les  pieds  dans  la  bonne  litière,  qu'il  dit; 

•  Entrons  maintenant.  •  Et  nous  entrâmes 
tous  ensemble. 

•  Bonnes  nouvelles,  madame  Thérèse,  s'écria 
l'oncle  sur  le  seuil,  bonnes  nouvelles  1  J'arrive 
de  Kaiserslautern,  tout  va  bien  là-bas.  • 


MADAME  THËRfiSB. 


5S 


Madame  Thérèse,  assise  sur  son  lit,  le  regar- 
dait toute  pâle. 

Et  tandis  qu'il  secouait  son  bonnert  et  se  dé- 
barrassait  de  sa  houppelande  : 

■  Gomment,  monsieur  le  docteur,  fit-elle, 
vous  venez  de  Kaiserslautem  ? 

—Oui,  j'ai  poussé  jusque-là...  Je  voulais  en 
avoir  le  cœur  net.  J'ai  tout  vu.  • .  je  me  suis  in- 
formé de  tout,  dit-il  en  souriant;  mais  je  ne 
yoQ8  cache  pas,  madame  Thérèse,  que  je  tombe 
de  fatigue  et  de  faim.  • 

n  tirait  ses  grosses  bottes,  assis  dans  le  fau* 
teuil,  et  regardait  lisbeth  mettre  la  nappe 
d'un  œil  aussi  luisant  que  celui  de  Scipio  et  le 
mien. 

■  Tout  ce  que  je  puis  vous  dire,  s'écria-t-ll 
en  86  relevant,  c'est  que  la  bataille  de  Kaisers- 
lautem n'est  pas  aussi  décisive  qu'on  le  croyait, 
et  que  votre  bataillon  n*a  pas  donné;  le  petit 
Jean  n'a  pas  couru  de  nouveaux  dangers. 

—  Ah  1  cela  suffit,  dit  madame  Thérèse  en  se 
recouchant  d'un  air  de  bonheur  et  d'attendris- 
sementinexprimables,  cela  suffit  I  Vous  ne  m^en 
diriez  pas  plus,  que  je  jserais  déjà  trop  heureuse. 
RéchauSèz-vous,  monsieur  le  docteur,  mangez, 
ne  vous  pressez  pas,  je  puis  attendre  mainte- 
nant. • 

Lisbeth  servait  alors  la  soupe,  et  l'onde,  en 
s'asseyant,  dit  encore  : 

>  Oui,  c'est  positif,  vous  pouvez  être  tran- 
quille sur  ces  deux  points.  Tout  à  llieure  je 
TOUS  dirai  le  reste.  » 

Puis  nous  nous  mimes  à  manger,  et  Toncle, 
me  reg£;rd::nt  de  teTips  en  temps,  souriait 
comme  pour  dire  :  «  Je  crois  que  tu  veux  me 
rattraper  ;  où  diable  as-tu  pris  un  appétit  pareil, 
toi?» 

Bientôt  cependant  notre  grande  faim  se  ra- 
lentit; nous  songeâmes  au  pauvre  Scipio,  qui 
nous  regardait  d'un  œil  stolque,  et  ce  fut  son 
tour  de  manger*  L'oncle  but  encore  un  bon 
conp,  puis  il  alluma  sa  pipe,  et  se  rapprochant 
de  Talcôve,  il  prit  la  main  de  madame  Thérèse 
comme  pour  lui  tâter  le  pouls,  en  disant  : 

•M'y voilà!  » 

Ole  ne  disait  rien  et  souriait. 

Alors  il  avança  le  fauteuil,  écarta  les  ri- 
deaux, plaça  la  chandelle  sur  la  table  de  nuit^ 
et  s'étant  assis,  il  commença  l'histoire  de  la 
baiailie.  Je  l'écoutais,  le  bras  appuyé  derrière 
lui  loi  le  fauteuil.  Lisbeth  se  tenait  debout  dans 
Vombîedelasalle. 

"  Lea  Républicains  sont  arrivés  devant  Eai- 
•ewlautem  le  27  au  soir,  dit-il  ;  depuis  trois 
y^^^leaPrassiens  y  étaient;  ils  avaient  fortifié 
^  position  en  plaçant  des  canons  au  haut  des 

^^ins  qui  montent  sur  le  plateau.  Le  général 

^^^  les  suivait  depuis  la  Ugne  de  TErbach; 


il  avait  môme  voulu  les  entourer  à  Bisingen,  et 
résolut  aussitôt  de  les  culbuter  le  lendemain. 
Les  Prussiens  étaient  40,000  hommes,  et  les 
Français  30,000. 

«  Le  lendemain  donc,  l'attaque  commença 
sur  la  gauche;  les  Républicains,  conduits  par 
le  général  Ambert,  se  mirent  à  grimper  le  ravin 
au  pas  de  charge  en  criant  :  t  Landau  ou  la 
mort  !  *  Dans  ce  moment  même,  Hoche  devait 
attaquer  le  centre  ;  mais  il  était  couvert  de 
bois  et  de  hauteurs,  il  lui  fut  impossible  d'ar- 
river à  temps  ;  le  général  Ambert  dut  reculer 
sous  le  feu  des  Prussi^ns;  il  avait  toute  Tannée 
de  Brunsv^rick  contre  lui.  Le  jour  suivant  29  no- 
vembre, c'est  Hoche  qui  attaqua  par  le  centre; 
le  général  Ambert  devait  tourner  la  droite, 
mais  il  s'égara  dans  les  montagnes,  de  sorte 
que  Hoche  fut  accablé  à  son  tour.  Malgré  cela, 
Tattaque  devait  recommencer  le  lendemain 
30  novembre.  Ce  jour-là,  Brunswick  fit  un 
mouvement  en  avant,  et  les  Républicains,  de 
crainte  d'être  coupés,  se  mirent  en  retraite. 

c  Voilà  ce  que  je  sais  de  positif,  et  de  labouche 
même  d*un  commandant  républicain,  blessé 
d'un  coup  de  feu  à  la  hanche,  le  second  jour 
de  la  bataille.  Le  docteur  Feuerbach,  un  de  mes 
vieux  amis  d'Université,  m'a  conduit  près  de 
cet  honmie;  sans  cela  je  n'aurais  rien  appris 
au  juste,  car  des  Prussiens  on  ne  peut  tirer  que 
des  vanteries. 

«Toute  la  ville  parle  de  ces  évtoements,  mais 
chacun  à  sa  manière;  une  grande  agitation 
règne  encore  là-bas;  des  convois  de  blessés 
partent  sans  cesse  pour  Mayence  ;  Thôpital  de 
la  ville  est  encombré  de  malades,  et  les  bour- 
geois sont  forcés  de  recevoir  des  blessés  chez 
eux,  en  attendant  qu'il  soit  possible  de  les 
évacuer.  » 

On  pense  avec  quelle  attention  madame  Thé- 
rèse écoutait  ce  récit. 

f  Je  vois...  je  vois...  disait-elle  tristement, 
la  main  appuyée  contre  la  tempe,  nous  avons 
manqué  d'ensemble. 

—  Justement,  vous  avez  manqué  d'ensemble, 
voilà  ce  que  tout  le  monde  dit  à  Kaiserslau- 
tem; mais  cela  n'empêche  pas  que  l'on  recon- 
naisse le  courage  et  même  l'audace  extraordi* 
naire  de  vos  Républicains.  Quand  ils  criaient . 
«  Landau  ou  la  mort  1  *  au  milieu  du  roulement 
de  la  fusillade  et  du  grondement  des  canons, 
toute  la  ville  les  entendait,  il  y  avait  de  quoi 
vous  faire  frémir.  Maintenant  ils  sont  en  re- 
traite, mais  Brunswick  n'a  pas  osé  les  pour- 
suivre. » 

II  y  eut  un  instant  de  silence,  et  madame 
Thérèse  demanda  : 

fl  fit  comment  savei-vous  que  notre  bataillon 
n'a  pas  donné,  mons*  iur  le  docteur? 


ROMANS    NATIONAUX. 


i«  instant  loute  la  bande  dispanit.  (Pait«  63.} 


—  Ah  I  c'est  par  le  commandaat  républi- 
caÎD  i  il  m^^  dit  que  le  premier  bataillon  de  la 
deuxième  brigade  avait  éprouve  de  gruides 
pertes  dans  UD  village  de  la  moutagna  quelques 
jours  auparavant,  en  poussant  une  recounais- 
sance  du  côlë  de  Landau,  et  que,  pour  cette 
raison,  ou  l'avaiL  uiis  à  la  réserve.  C'est  alors 
que  J'ai  vu  qu*il  savait  exactement  lea  choses. 

—  Comment  s'appelle  ce  comnimandant  1 

—  Pierre  Ronsart;  c'est  un  honune  grand, 
brun,  les  cheveux  noirs. 

—  Ah  I  Je  le  connais  bien,  je  le  connais,  dit 
madame  Tliérèse,  il  était  capitaine  dans  notre 
bataillop  Vannée  demière;commentl  ce  pauvre 
RonMTt  est  prisonnier?  Est-ce  que  sa  blessure 
est  dangereuse  1 

—  Nen,  Feuerbach  mS  dit  qu'il  en  reviendra; 


maiail&Ludiaquelquetemps, •répondit  l'onde. 
Puis,  souriant  d'un  air  iin,  les  yeux  plisBéa  -, 
•  Oui,  oui,  flt-il,  voilà  ce  que  le  commandant 

m'a  raconté.  Mais  il  m'a  dit  bien  d'autres  choses 

encore,  des  choses...  des  choses  intéressantes... 

extraordinaires...  et  dont  Je  ne  me  serais  Jamais 

douté... 

—  Et  quoi  donc,  monsieur  le  docleurt 

—  Ahl  cela  m'a  bien  étonné,  fit  l'oncle  en 
serrant  le  tabac  dang  sa  pipe  du  bout  de  son 
doigt  et  tirant  une  grosse  bouffée  les  ^eux  en 
l'air,  bien  étonné  I...  et  pourtant  pas  trop... 
non,  pas  trop...  car  des  idées  pareilles  m'étaient 
venues  quelquefois. 

—  Mais  quoi  donc,  monsieur  Jacob?  fit  ma- 
dame Thérèse  d'un  air  surpris. 

—  Ah  I  il  m'a  parlé  d'une  certaine  cito76iuk« 


MADAME    THERESE. 


Il 


IbiUnie  Tbéftee  itùl  itieDue  loute  linoM.  (Pifa  d 


'ftiérèse,  d'une  espèce  de  Gomëlia,  connue  de 
loute  l'armée  de  la  Moselle,  et  que  les  soldats 
tppeUeal  lout  bonnement  la  Citoyenne  iHâl 
bel  hèl  il  paraît  ^e  cette  citoyenne-lâ  ne 
manque  pas  d'un  certain  courage  I  > 
Et  se  tournant  vers  Lisbetli  et  moi  : 
•  Figurez-vous  qu'un  jour,  comme  le  chef 
de  leur  bataillon  ven^l  d'être  tué,  en  essayant 
d^entralner  ses  honuDes ,  et  qu'il  fallait  tra- 
un  pont  défendu  par  une  batterie  et 
:  lègimentB  prussiens,  et  que  tous  les  plus 
Tieoi  Républicains,  les  plus  terribles  d'entre 
te«  hommes  courageoi  reculaient,  flgurez-TOUS 
que  cette  citoyenne  Thérèse  prit  le  drapeau,  et 
qn'ellr.  marcha  toute  seule  sur  le  pont,  en 
dist:ii  Â son  petit  frère  Jean  de  battre  la  charge 
dev,uit  elle  comme  devant  une  armée  ;  ce  qui 


produisit  un  tel  effet  sur  les  Républicams,  qu'ils 
s'élancèrent  tous  à  sa  suite,  et  s'emparèrent 
des  canonsi  — Compreneï-TOUB  ça,  vous  autres  T 
—  C'est  le  commandant  Ronsart  qui  m'a  ra- 
conté la  chose.  • 

Bt  comme  nous  regardions  madame  Thérèse, 
tout  stupËfaits,  moi  surtout,  les  yeux  tout 
grands  onverts,  nous  vîmes  qu'elle  devenait 
toute  rouge. 

<  Ahl  fit  l'oDCle,  on  apprend  tous  les  jours 
de  nouvelles  choses;  ça,  c'est  grand,  ça,  c'est 
beaul  Oui...  oui...  quoique  je  sois  partisan  de 
la  paix,  ça  m'a  tout  à  fait  touché. .> 

—  Mais ,  monsieur  le  docteur,  répondit  en- 
fin madame  Thérèse,  comment  pouvez-vous 
croire?... 

—  Oh  I  interrompit  l'oncle  es  ètendao>  la 


20 


HOMANS  NATIONAUX. 


main,  i;e  n'esl  pas  co  commandant  tout  seul 
qui  ni'a  dit  cela  ;  deux  autres  capilaines  blessés, 
qui  se  trouvaient  là,  .'n  entendant  dire  que  la 
citoyenne  Tliéréao  vivait  encore,  se  sont  bien 
réjouis... son  liistoiredu  drapeau  est  connue  du 
dernier  soldai.  Voyons...  oui  ou  non,  est-ce 
qu'elle  a  fait  ça?  •  dit  l'oncle  en  fronçant  les 
sourcils  et  regardant  madame  Thérèse  en  face. 
Alors  elle,  penchant  la  tête,  se  mit  à  pleurer 
en  disant  : 

•  Le  chef  dt>  bataillon  qui  venait  d'être  tué 
était  notre  père...  nous  voulions  mourir,  le 
petit  Jeau  et  moi...  nous  étions  désespérés.  • 

En  songeant  à  cela,  elle  sanglotait.  L'oncle, 
la  regardant  alors,  devint  très-grave  et  dit  : 

■  Madame  Thérèse,  écoutez,  je  suis  fier 
d'avoir  sauvé  la  vie  d'une  femme  telle  que 
vous.  Que  ce  soit  parce  que  votre  père  était 
mort,  ou  poiLr  toute  autre  raison  que  vous  ayez 
agi  de  la  sorle,  c'était  toujours  grand,  noble  et 
courageux;  c'élait  même  extraordinaire,  car 
des  milliers  d'autres  femmes  se  seraient  con- 
tentées de  gémir  ;  elles  seraient  tombéeslà  sans 
force,  et  l'on  n'aurait  pu  leur  faire  de  re- 
proches. Mais  vous  êtes  une  femme  courageuse, 
et  longtemps  après  avoir  rempli  de  grands  de- 
voire,  vous  pleurez  lorsque  d'autres  commen- 
cent à  oublier  ;  vous  n'êtes  pas  seulement  la 
femme  qui  lève  le  drapeau  d'entre  les  morts, 
vous  êtes  encore  la  femme  qui  pleure,  et  voilà 
pourquoi  je  vous  estime. —  Et  je  dis  que  le  toit 
de  cette  maison,  habitée  autrefois  par  mon  père 
et  mon  graud-père,  est  honoré  de  votre  pré- 
sence, oui,  honoré  1  t 

Ainsi  parla  l'oncle,  gravement,  en  appuyant 
sur  les  mots,  et  déposant  sa  pipe  sur  la  tabla, 
parce  qu'il  était  vraiment  ému. 

Et  madame  Thérèse  finit  par  dire  : 

•  Monsieur  le  docteur,  ne  parlez  pas  ainsi, 
ou  je  seiai  forcée  de  m'en  aller.  Je  vous  «n 
prie,  ne  parlez  plus  de  tout  cela. 

—  Je  vous  ai  dit  ce  que  je  pense,  répondit 
l'oncle  en  se  levant,  et  maintenant  je  n'en  par- 
lerai plus,  puisque  telle  est  votre  volonté; 
mais  cela  ne  m'empêchera  pas  d'honorer  en 
vous  une  douce  et  noble  créature,  et  d'être 
fier  de  vous  avoir  donné  mes  soins.  Et  le  com- 
mandant m'a  dit  aussi  quel  était  votre  père  et 
quels  étaient  vos  frères  :  des  gens  simples, 
naïfs,  partis  tous  ensemble  pour  défendre  ce 
qu'ils  croyaient  (^tre  la  justice.  Quand  tant  de 
milliers  d'hommes  orgueilleux  ne  pensent  qu'à 
leurs  intérêts,  et,  je  le  dis  à  regret,  quand  ils 
se  croient  nobles  eu  ne  songeant  qu'aux  choses 
delamrtière,  ou  aime  avoir  que  la  vraie  no- 
blpsse,  "iille  qui  vient  du  désintéressement  et 
de  l'béroïsme,  se  réfugie  dans  le  peuple.  Qu'ils 
soient  Républicains  ou  non,  qu'importe!  je 


pense,  en  Smff  et  conscience ,  que  les  vrais 
nobles  à  la  faœ  de  l'Etemel  «ont  ceux  qm  rem- 
plissent leur  devoir.  > 

L'oncle  dans  son  exaltation,  allait  et  venait 
dans  la  salle,  se  parlant  à  lui-même.  Madame 
Thérèse,  ayant  essuyé  ses  larme»,  le  regardait 
en  souriant  et  lui  dit  : 

•  Monsieur  le  docteur,  vous  nous  avez  ap- 
porté de  bonnes  nouvelles, merci,  merci!  Main- 
tenant je  vais  aller  mieux. 

—  Oui,  répondit  l'oncle  en  s'arrétant,  vous 
irez  de  mieux  en  mieux.  Hais  voici  l'heure  du 
repos;  la  fatigue  a  été  longue,  et  je  crois  que 
ce  soir  nous  dormirons  tous  bien.  Allons, 
Fritzel,  allons,  Lisbetb,  en  routai  Bonsoir,  ma- 


—  Bonne  nuit,  monsieur  le  docteur.  • 
Il  prit  la  chandelle,  et  le  front  penché,  tout 
rêveur,  il  monta  derrière  nous. 


Le  lendemain  fut  un  jour  de  bonheur  pour 
la  maison  de  l'oncle  Jacob. 

Il  était  bien'tard  lorsque  je  m'éveillai  de 
mon  profond  sonuneil;  j'avais  dormi  douze 
heures  de  suite  comme  une  seconde,  et  la  pre- 
mière chose  que  je  vis,  ce  furent  mes  petites 
vitres  rondes  couvertes  de  ces  fleurs  d'argent, 
de  ces  toiles  transparentes  et  de  ces  mille  orne- 
ments de  givre,  tels  que  la  main  de  nul  cise- 
leur ne  pourrait  en  dessiner.  Ce  n'est  pourtant 
qu'une  simple  pensée  de  Dieu,  qui  nous  rap- 
pelle le  printemps  au  milieu  de  l'hiver;  mais 
c'estaussilesigne  d'un  grand  &oid,  d'un  froid 
sec  et  vif  gui  succède  à  la  neige;  alors  toutes 
les  rivières  sont  prises  et  même  les  fontaines; 
les  sentiers  humides  sont  durcis  et  les  petites 
flaques  d'eau  couvertes  de  cette  glace  blanche 
et  iriable  qui  craque  sous  les  pieds  comme  des 
coquilles  d'œufs. 

En  regardant  cela,  le  nei  à  peine  hors  de 
ma  couverture  et  le  bonnet  de  coton  tiré  jus- 
qu'au bas  de  lu  nuque,  je  revoyais  tous  les  hi- 
vers passés  et  je  me  disais  :  •  Fritzel,  tu 
n'oseras  jamais  te  lever,  pas  même  pour  aller 
déjeuner,  non,  tu  n'oseras  pas  1  > 

Cependant  une  bonne  odeur  de  soupe  à  la 
crème  montait  de  la  cuisine  et  m'insnirait  un 
terrible  courage. 

J'étais  là  dans  mes  réflexions  depuis  une 
demi-heure,  et  j'avais  arrêté  d'avance  que  je 
sauterais  du  lit,  que  je  prendrais  mes  habits 
sous  le  bras,  et  que  je  courrais  dans  la  cuisine 
m'habiUer  près  de  Titre,  lorsque  j'entendis 


I  l'oncle  Jacob  se  lever  dans  la  chambre  à  côté 

delà  mienne,  ce  qui  me  fit  juger  queles  grandes 
'  fïtignes  de  la  veille  l'avaient  rendu  tout  aussi 
dormeur  que  moi.  Quelques  instants  après, 
je  le  vis  entrer  dans  ma  chambre,  riant  et  gre- 
lottant, en  culotte  et  manches  de  chemise. 

«  Allons,  allons,  Fritzel,  s'écria-t-il,  hopl 
iiop!  du  courage...  Tu  ne  sens  donc  pas  l'odeur 
delà  soupe?  » 

11  agissait  ain^  tous  les  hivers,  quand  il 
ïûmi  bien  froid,  et  s'amusait  de  me  voir  dans 
nue  grande  incertitude. 

'  Si  l'on  pouvait  m'apporter  la  soupe  ici,  lui 
diï-je,  je  la  sentirais  encore  bien  mieux. 

—  Oh  I  le  poltron,  le  poltron  !  dit  l'oncle,  il 
aurait  le  cœur  de  manger  au  lit,  voîl  de  la  pa- 
resse! • 

Alors,  pour  me  montrer  le  bon  exemple,  il 
Tersa  l'eau  froide  de  ma  cruche  dans  la  grande 
écuelle,  et  se  lava  la  figure  des  deuz  mains  de- 
vant moi,  en  disant  : 

'  C'est  ça  qui  fait  du  bien,  Pritiel,  c'est  ça 
qui  vous  ragaillardit  et  vous  ouvre  les  idées. 
Allons, lève-toi... Arrivel  • 

Moi,  voyant  qu'il  voulait  me  laver,  je  sautai 
démon  lit,  et  d'un  seul  bondje  pris  mes  habits 
et  je  descendis  quatre  à  quatre.  Les  éclats  de 
rire  de  l'oncle  remplissaient  toute  la  maison. 

■  Ah  tu  ferais  un  fameux  Hépubliiiitia,  toi  I 
e'écriait-il;  le  petit  Jean  aurait  besoin  de  te 
battre  joUment  la  charge  pour  te  donner  du 
courage.  • 

Mais  une  fois  dans  la  cuisine,  je  me  moquais 
bien  de  ses  railleries  I  Je  m'habillai  auprès  d'un 
boa  feu,  je  me  lavai  avec  de  l'eau  tiède  que  me 
versa  Lisbeth  ;  cela  me  parut  bien  meilleur  que 
d'avoir  tant  de  courage,  et  je  commençais  à 
contempler  la  soupière  d'un  œil  attendri,  lors- 
que l'oDcle  descendit  à  son  tour;  il  me  pinça 
ForaUe  et  dit  à  Lisbelh  : 

•  Ëb  bieni  eh  bien!  comment  va  madame' 
Thérèse  œ  matin?  La  nuit  s'est  bien  paessée, 
l'espère? 

—  Entrez,  répondit  la  vieille  servante  d'an 
accent  de  bonne  humeur,  entrai,  monsieur  le 
docteur,  quelqu'un  veut  vous  parler.  • 

I  L'oncle  entra,  je  le  suivis,  et  d'abord  nous 

fûmes  trÈs^étonnés  de  ne  voir  personne  dans  la 
'  salle,  et  les  rideaux  de  l'alcAve  tirés.  Mais  notre 
èlonnementfutencore  bien  plus  grand  lorsque, 
nonaèlant  retournés,  nous  vîmes  madame  Thé- 
rèse dans  son  habit  de  cantinière,  —  la  petite 
vesleâboutons  de  cuivre  fermée  jusqu'au  men- 
ton, et  la  grosse  écharpe  rouge  autour  du  cou, 
—assise  derrière  le  fourneau  ;  elle  était  comme 
nouB  l'avionc  vue  la  première  fois,  seulement 
DU  eu  plus  pâle,  et  son  chapeau  sur  la  table, 
^  Borteque  eesbeaux  cheveux  noirs,  partagés 


MADAME  THËRfiSB. 


59 


au  milieu  du  front,  lui  retombaient  ftur  les 
épaules,  et  qu'on  aurait  dit  un  jeune  homme. 
E31e  souriait  à  notre  étonnement,  et  tenùt  la 
main  posée  sur  la  tête  de  Scipio  assis  auprès 
d'elle. 

■  Seigneur  Dieul  fit  l'oncle.  Comment,  c'est 
vous,  madame  Thérèsel....  Vous  êtes  levéel  > 

Puis  U  ajouta  d'un  air  d'inquiétude  : 

•  Quelle  imprudepcet  ■ 

Mais  elle,  continuant  de  sourire,  lui  lendit  la 
main  d'un  air  de  reconnaissance,  en  le  regar- 
dant de  ses  grands  yeux  noirs  avec  expression, 
et  lui  répondit  : 

<  Ne  craignez  rien,  monsieur  le  docteur, 
je  suis  bien,  très-bien  ;  vos  bonnes  nouvelles 
d'hier  m'ont  rendu  la  santé.  Voyet  vous- 
même?...  > 

n  lui  prit  la  main  en  silence  et  compta  le 
poulsd'un  air  rêveur  ;  puis  son  front  s'éclaircit, 
et  d'un  ton  joyeux  il  s'écria  : 

•Plue  de  fièvre  I  Ah  I  maintenant,  maintenant 
tout  va  bien  I  Mais  il  fau  t  encore  de  la  prudence, 
encore  de  la  prudence.  * 

Et  se  reculant,  il  se  mit  à  rire  comme  un 
enfant,  regardant  sa  malade  qui  lui  souriait 
aussi  : 

«  Telle  je  vous  ai  vue  la  première  fois,  dit-il 
lentement,  telle  je  vous  revois,  madame  Thé- 
rèse. Ahl  noua  avons  eu  du  bonheur,  bien  du 
bonheur  I 

—  C'est  vous  qui  m'aves  sauvé  la  vie,  mon- 
sieur Jacob,  dit^elle,  les  yeux  pleins  de  larmes.* 

Mais  hochant  la  tête  et  levant  la  main  : 

■  Non,  fit-il,  noD,  c'est  celui  qui  conserve 
tout  et  qui  anime  tout,  c'est  celui-là  seul  qui 
vous  a  sauvée  ;  car  il  ne  veut  pas  que  les 
grandes  et  belles  natures  périssent  toutes,  il 
veut  qu'il  en  reste  pour  donner  l'exemple  aux 
autres.  Allons,  allons,  qu'il  en  soit  remercié  I  * 

Puis,  changeant  de  voix  et  de  ^ure,  il 
s'écria: 

•  Réjouissons-nous I...  réjouissons-nous  1... 
Voilà  ce  que  j'appelle  un  beau  jour  I  • 

En  même  temps  U  courut  à  la  cuisine,  et 
comme  il  ne  revenait  pas  tout  de  suite,  ma- 
dame Thérèse  me  ût  signe  d'approcher  ;  elle 
me  prit  la  tête  entre  ses  mains  et  m'embrassa, 
éc^L^tant  mes  cheveux, 

•  Tu  es  un  bon  enfant,  Fritzel,  me  dit-elle; 
tu  ressembles  à  petit  Jean.  • 

J'étais  tout  fier  de  ressembler  à  petit  Jean. 

Alors  l'oncle  rentra,  clignant  des  yeux  d'un 
air  de  satisfaction  intérieure. 

(  Aujourd'hui,  dit-il,  je  ne  bouge  pas  de  chez 
nous;  11  faut  aussi  de  temps  en  ttimps  que 
l'homme  se  repose.  Je  vais  seulement  faire  im 
petit  tour  au  village,  pour  avoir  la  ^on9cieDce 
nette,  et  puis  je  rentre  passer  toute  la  journée 


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ROMANS   NATIONAUX. 


en  famille,  comme  au  bon  temps  où  la  grand'- 
mère  Lehnel  vivait  encore.  On  a  beau  dire,  ce 
sont  le»  femmes  oui  font  l'intérieur  d'une  mai- 
son I  > 

Tout  en  parlant  de  la  sorte,  il  se  coifiait  de 
son  gros  bonnet  et  se  jetait  la  houppelande 
sur  Tépaule.  Puis  il  sortit  en  nous  souriant. 

Madame  Thérèse  était  devenue  toute  rêveuse; 
elle  se  leva,  poussa  le  fauteuil  près  dWe  fe- 
2i=^tre,  et  se  mit  à  regarder  là  place  de  la  fontaine 
d'un  air  grave.  Moi,  je  sortis  déjeimer  dans  la 
cuisine  avec  Scipio. 

Environ  une  demi-heure  après,  j'entendis 
Toncle  qui  rentrait  en  disant  : 

«  Eh  bien  !  me  voilà  libre  jusqu'au  soir,  ma- 
dame Thérèse  ;  j*ai  fait  ma  tournée,  tout  est  en 
ordre,  et  rien  ne  m'oblige  plus  de  sortir.  » 

depuis  un  instant,  Scipio  grattait  à  la  porte^ 
je  lui  ouvris  et  nous  entrâmes  ensemble  dans 
la  salle.  L'oncle  venait  de  suspendre  sa  houp- 
pelande au  mur,  et  regardait  madame  Thé- 
rèse encore  à  la  même  place  et  toute  mélan- 
colique." 

«A  quoi  pensez- vous  donc^  madame  Thérèse? 
lui  dit-il,  vous  avez  l'air  plus  triste  que  tout  à 
l'heure. 

— Je  pense,  monsieur  le  docteur,  que,  malgré 
les  plus  grandes  souffrances,  on  est  heureux 
de  se  sentir  encore  sur  cette  terre  poui*  quelque 
temps,  dit-elle  d'une  voix  émue. 

—  Pour  quelque  temps  ?  s'écria  l'oncle,  dites 
donc  pour  bien  des  années  ;  car,  Dieu  merci, 
vous  êtes  d'tme  bonne  constitution^  et  d'ici  à  peu 
de  jours,  vous  serez  aussi  forte  qu'autrefois. 

—  Oui,  monsieur  Jacob,  oui,  je  le  crois,  lit- 
elle  ;  mais  quand  un  homme  bon,  un  homme 
de  cœur  vous  a  relevée  d'entre  les  morts  à  la 
dernière  minute,  c'est  un  bien  grand  bonheur 
de  se  sentir  renaître,  de  se  dire  :  «  Sans  lui,  je 
ne  serais  plus  là  I  » 

L'oncle  alors  comprit  qu^elle  contemplait  le 
théâtre  du  terrible  combat  soutenu  par  son  ba- 
taillon contre  la  division  autrichienne;  que 
cette  vieille  fontaine^  ces  vieux  murs  décrépits, 
ces  pignons,  ces  lucarnes,  enfin  toute  la  place 
étroite  et  sombre  lui  rappelait  les  incidents  de 
la  lutte^  et  qu'elle  savait  aussi  le  sort  qui  l'at- 
tendait, si  par  bonheur  il  n'était  survenu  quand 
Joseph  Spick  allait  la  jeter  dans  le  tombereau. 
Il  resta  comme  étourdi  de  cette  découverte,  et 
seulement  au  bout  dhin  instant  il  demanda  : 

«  Qui  donc  vous  a  raconté  ces  choses,  ma- 
dame Thérèse? 

—  Hier,  pendant  que  nous  étions  seules, 
Lisbeth  m'a  dit  ce  que  je  vous  dois  de  recon- 
naissance. 

-^  Lisbeth  vous  a  dit  cela!  s'écria  l'oncle 
désolé;  j'avais  pourtant  bien  défendu... 


—  Ah  1  ne  lui  faites  pas  de  reprochée»,  mon- 
sieur le  docteur^  dit-elle,  je  l'ai  bien  aidée  un 
peu...  Elle  aime  tant  à  causer  1  « 

Madame  Thérèse  souriait  alors  à  l'oncle,  qui, 
s'apaisant  aussitôt,  dit  : 

«  Allons^  allons,  j'aurais  dû  prévoir  cela, 
n'en  parlons  plus.  Mais  écoutez-moi  bien, 
madame  Thérèse,  il  faut  chasser  ces  idées  de 
votre  esprit;  il  faut  au  contraire  tâcher  de  voir 
les  choses  en  beau,  c'est  nécessaire  au  rétablis- 
sement de  votre  santé.  Tout"  va  bien  mainte- 
nant, mais  aidons  encore  la  nature  par  des 
pensées  agréables,  selon  le  précepte  judicieux 
du  père  de  la  médecine,  le  sage  Hippocratès  : 
«  Une  âme  vigoureuse,  dit-il,  sauve  un  corps 
affaibli  I  »  La  vigueur  de  l'âme  vient  des  pensées 
douces  et  non  des  idées  sombres.  Je  voudrais 
que  cette  fontaine  fdt  à  l'autre  bout  du  village; 
mais  puisqu'elle  est  là,  et  que  nous  ne  pouvons 
l'ôter,  allons  nous  asseoir  au  coin  du  fourneau 
pour  ne  plus  la  voir,  cela  vaudra  beaucoup 
mieux. 

— Je  veux  bien,  »  répondit  madame  Thérèse 
en  se  levant. 

Elle  s'appuya  sur  le  bras  de  l'oncle,  qui  sem- 
blait heureux  de  la  soutenir.  Moi,  je  roulai  le 
fauteuil  dans  son  coin,  et  nous  reprimes  tous 
notre  place  autour  du  fourneau,  dont  le  pétil- 
lement nous  réjouissait. 

Quelquefois,  au  loin  dehors,  on  entendait 
un  chien  aboyer  au  village,  et  cette  voix  claire, 
qui  s'étend  sur  la  campagne  silencieuse  au 
temps  des  grands  froids,  éveillait  Scipio,  qui 
se  relevait,  faisait  quatre  pas  vers  la  porte  en 
grondant,  les  moustaches  ébouriffées,  puis  re- 
venait s'étendre  près  de  ma  chaise,  se  disant 
sans  doute  qu'un  bon  feu  vaut  mieux  que  le 
plaisir  de  faire  du  bruit. 

Madame  Thérèse,  dans  sa  pâleur,  ses  grands 
cheveux  noirs  tombant  avec  des  reflets  bleuâtres 
autour  de  ses  épaules,  semblait  heureuse  et 
calme.  Nous  causions  là  tranquillement,  l'oncle 
fumait  sa  grosse  pipe  de  faïence  avec  une  gra- 
vité pleine  de  satisfaction. 

c  Mais ,  dites-moi  donc,  madame  Thérèse , 
je  croyais  avoir  découpé  votre  veste,  fit-il  au 
bout  de  quelques  instants,  et  je  la  vois  comme 
neuve. 

—  Nous  l'avons  recousue  hier,  Lisbeth  et 
moi,  monsieur  Jacob,  répondit-elle. 

—  Ahl  bon,  bon...  Alors  vous  savez  cou- 
dre ?. . .  Cette  Idée  ne  m'était  pas  encore  venue.  ^ 
Je  vous  voyais  toujours  à  la  tête  d'un  pont,  ou 
quelque  part  ailleurs,  lé  long  d'und  rivière, 
éclairée  par  les  coups  de  fusil. 

Madame  Thérèse  sourit. 
«  Je  suis  la  fille  d'un  pauvre  maître  d'école, 
dit-elle,  et  la  première  chose'  à  faire  en 


MADAME  THÉRÈSE. 


61 


monde,  quand  on  est  pauvre,  c'est  d'apprendre 
à  gagner  sa  vie.  Mon  père  le  savait,  tous  ses 
enfanta  connaissaient  un  état.  Il  n^y  a  qu'un 
an  que  nous  sommes  partis,  et  non-seulement 
notre  famille,  mais  tous  tous  les  jeunes  gens 
de  la  ville  et  des  villages  d*a1entour,  avec  des 
fasils,  des  haches,  des  fourches  et  des  faux, 
tout  ce  qu'on  avait,  pour  aller  à  la  rencontre 
des  Prussiens.  La  proclamation  de  Brunswick 
rmi  soulevé  tous  les  pays  frontières;  on  ap- 
prenait l'exercice  en  route. 

«  Alors  mon  père,  un  homme  instruit,  fut 
nommé  d'abord  capitaine  à  Télection  populaire, 
et  plus  tard,  après  quelques  rencontres,  il  de- 
vint chef  de  bataillon.  Jusqu'à  notre  départ  je 
Tavais  aidé  dans  ses  classes,  je  faisais  Técole 
des  jeunes  filles  ;  je  les  instruisais  en  tout  ce'que 
de  bonnes  ménagères  doivent  savoir. 

■  Ah!  monsieur  Jacob,  si  Ton  m'avait  dit 
dans  ce  temps-là  qu'un  jour  je  marcherais  avec 
des  soldats,  que  je  conduirais  mon  cheval  par 
la  bride  au  milieu  de  la  nuit^  que  je  ferais 
passer  ma  charrette  sur  des  tas  de  morts,  et 
que  souvent,  durant  des  heures  entières,  au 
milieu  des  ténèbres,  je  ne  verrais  mon  chemin 
qu'à  la  lueur  des  coups  de  feu,  je  n'aurais  pu 
le  croire,  car  je  n'aimais  que  les  simples  de- 
Toiis  de  la  famille;  j'étais  même  très-timide, 
un  regard  me  faisait  rougir  malgré  moi.  Mais 
que  ne  fait-on  pas  quand  de  grands  devoirs 
nous  tirent  de  Tobscurité,  quand  la  patrie  en 
danger  appelle  ses  enfants!  Alors  le  cœur 
s'élève,  on  n'est  plus  le  même,  on  marche,  la 
penr  s'oublie,  et  longtemps  après,  on  est  étonné 
d'être  si  changé,  d'avoir  fait  tant  de  choses  que 
l'on  aurait  crues  tout  à  fait  impossibles! 

—Oui,  oui,  faisait  l'oncle  en  inclinant  la  tête, 
maintenant  je  vous  connais. ..je  vois  les  choses 
clairement...  Ah  I  c'est  ainsi  qu'on  s'est  levé... 
c'est  ainsi  que  les  gens  ont  marché  tous  en 
masse...  Voyez  donc  ce  que  peut  faire  une  idée  ! 
Nous  continuâmes  à  causer  de  la  sorte  jusque 
vers  midi  ;  alors  Lisbeth  vint  dresser  la  table 
et  servir  le  dtner  ;  nous  la  regardions  aller  et 
venir,  étendre  la  nappe  et  placer  les  couverts, 
avec  un  vrai  plaisir^  et  quand  enfin  elle  apporta 
la  soupière  fumante  : 

«  AUons,  madame  Thérèse,  s'écria  l'oncle 
tout  joyeux,  en  se  levant  et  l'aidant  à  marcher, 
mettons-nous  à  table.  Vous  êtes  maintenant 
uolre  bonne  grand'mère  Lehnel.  la  gardienne 
^  îoyer  domestique,  comme  disait  mon  vieux 
professeur Eberhardt,  de  Heidelberg.  > 

£Ue  souriait  aussi,  et  quand  nous  fûmes 
Mis  les  uns  en  face  des  autres,  il  nous  sembla 
que  tout  rentrait  dans  l'ordre,  que  tout  devait 
être  ainsi  depuis  les  anciens  temps,  et  que 
pisqu'àce  jour  il  nous  avait  manqué  quelqu'un 


de  la  famille,  dont  la  présence  nous  rendait 
plus  heureux.  Lisbeth  elle-même  en  apportant 
le  bouilli,  les  légumes  et  le  rôti,  s'arrêtait 
chaque  fois  à  nous  contempler  d'un  air  de  sa- 
tisfaction profonde,  et  Scipio  se  tenait  aussi 
souvent  près  de  moi  qu'auprès  de  sa  maîtresse, 
ne  faisant  plus  de  différence  entre  nous. 

L'oncle  servait  madame  Thérèse,  et  comme 
elle  était  encore  faible,  il  découpait  lui-même 
les  viandes  sur  son  assiette,  disant  : 

«  Encore  ce  petit  morceau  !  ce  qu'il  vous  faut 
maintenant,  ce  sont  des  forces  ;  mangez  encore 
cela,  mais  ensuite  nous  en  resterons  là,  car 
tout  doit  arriver  avec  ordre  et  mesure.  » 

Vers  la  fin  du  repas  il  sortit  un  instant,  et 
comme  je  me  demandais  ce  qu'il  était  allé  faire, 
il  reparut  avec  une  vieille  bouteille  au  gros  ca- 
chet rouge  toute  couverte  de  poussière. 

■  Ça,  madame  Thérèse,  dit- il  en  déposant  la 
bouteille  sur  la  table,  c'est  un  de  vos  compa- 
triotes qui  vient  vous  souhaiter  la  bonne  santé; 
nous  ne  pouvons  lui  refuser  cette  satisfaction, 
car  il  arrive  de  Bourgogne  et  on  le  dit  d'humeur 
joyeuse. 

— Est-ce  ainsi  que  vous  traitez  tous  vos  mala- 
des, monsieur  Jacob  ?  demanda  madame  Thé- 
rèse d'une  voix  émue. 

—Oui,  tous,  je  leur  ordonne  tout  ce  qui  peut 
leur  faire  plaisir. 
*— Kh  bien,  vous  possédez  la  vraie  science, 
celle  qui  vient  du  cœur  et  qui  guérit.  • 

L'oncle  allait  verser;  mais,  s'arrétant  tout  à 
coup,  il  regarda  la  malade  d'un  air  grave  et  dit 
avec  expression  : 

«  Je  vois  que  nous  sommes  de  plus  en  plus 
d'accord,  et  que  vous  finirez  par  vous  couver^ 
tir  aux  doctrines  de  la  paix.  • 

Ayant  dit  cela,  il  versa  quelques  gouttes  dans 
mon  verre ,  et  remplit  le  sien  et  celui  de  ma* 
dame  Thérèse  jusqu'au  bord,  en  s'écriant  : 

«  A  votre  santé,  madame  Thérèse  1 

—A  la  vôtre  et  à  celle  de  Fritzel  !  »  dit-elle. 

Et  nous  bûmes  ce  vieux  vin  couleur  pelure 
d'oignon,  qui  me  parut  très*bon. 

Nous  devenions  tous  gais,  les  joues  de  ma* 
dame  Thérèse  prenaient  une  légère  teinte  rose, 
annonçant  le  retour  de  la  santé;  elle  souriait 
et  disait  : 

•  Ce  vin  me  ranime.  » 

Puis  elle  se  mit  à  parler  de  se  rendre  utile  à 
la  maison. 

«  — ^Je  me  sens  déjà  forte,  disait-^Ue,  je  puis 
travailler,  je  puis  raccommoder  votre  vieux 
linge  ;  vous  devez  en  avoir,  monsieur  Jacob? 

— Ohl  sans  doute,  sans  doute,  répondit  l'on- 
cle en  souriant  ;  Lisbeth  n'a  plus  ses  yeux  de 
vingt  ans,  elle  passe  des  heures  à  faire  une 
reprise,  vous  me  serez  très-utile,  très-utile. 


ROMANS  NATIONAUX. 


Mais  iJouB  n  en  sommes  pas  encore'là.Ie  repos 
.  vous  est  encore  nécessaire. 

— Mais,  dJt-elle  alors  en  me  regai'daiit  avec 
douceur,  si  je  ne  puis  encore  travailler,  vous 
me  puniii'lt.reî  au  moins  de  vous  remplacer 
quelquefûid  auprès  de  Fritiel;  vous  n'avez  pas 
toujours  ]e  cemps  de  lui  donner  vos  bonnes 
leçons  de  Trunçais,  et  si  vous  voulez... 

—Ah  !  pour  cela,  c'est  différent,  s'écria  l'on- 
cle, oui,  voilà  ce  qui  s'appelle  une  idée  excel- 
lente, A  la  bonne  heure.  Ecoute,  Fritzel,  à 
l'avenir  lu  prendras  les  leçons  de  madame  Thé- 
rèse ;  tu  tàctieras  d'en  profiter,  car  les  bonnes 
occasions  de  s'instruire  sont  rares,  bien  rares.  > 

J'élais  devenu  tout  rouge,  en  songeant  que 
madame  Thérèse  avait  beaucoup  de  t«np3  de 
reste;  elle,  devinant  ma  pensée,  me  dit  d'un 
air  bon  : 

«  Ne  craioa  rien,  Pritzel,  va,  je  te  laisserai 
au  lemjis  pour  courir.  Nous  lirons  ensemble 
monsieur  llaffon,  ime  heure  le  matin  seule- 
ment et  uno  heure  le  soir.  Rassure-toi,  mon 
cnfaul.ji.'  i]R  t'ennuietai  pas  trop.  • 

Elle  ui.ivrùt  attiré  doucement  et  m'embras- 
sait, lursiin-  la  porte  s'ouvrit  et  que  lemauser 
et  Hotlr'.  I  nlrèrent  gravement  en  habits  des 
âiinatii.'ii"^ .  ils  venaient  prendre  le  café  avec 
noua,  n  '.'.lit  facile  de  voir  que  l'oncle,  en 
allaiil  les  liiviier  le  matin,  leuj  avait  parlé  du 
courage  et  de  la  grande  renommée  de  ma- 
dame Tlierose  dans  les  années  de  la  Repabli- 
(]iie,  r;ir  ils  n'étaient  plus  du  tout  les  mêmes. 
Le  li.du  Li-  ne  conservait  plus  son  bonnet  de 
martre  sur  la  tête,  il  ouvrait  les  yeux  et  regar- 
dait tout  Bilentif,  et  EofTel  avait  mis  une  che- 
mise bknrhe,  dont  le  collet  lui  remontait  jus- 
que p;u'-dessua  les  oreilles;  il  se  tenait  tout 
di'oil,  les  mains  dans  les  poches  de  sa  veste,  et 
sa  fenuiir  .i\aitdù  lui  mettre  un  bouton  pour 
atiachfT-  I,.  :  ijconde  bretelle  de  sa  culotte,  car, 
au  lieu  di  iiuQcher  sur  la  hanche,  elle  était 
relevée  (■L-;iteraent  des  deux  eûtes;  en  outre, 
au  lieu  dr  ><  s  savates  percées  de  trous,  il  avait 
mis  ses  Muillers  des  jours  de  fâtes.  Enfin  tous 
deux  avaient  la  mine  de  grave»  personnage» 
arrivant  pour  quelque  conférence  extraordi- 
naire, cl  tous  deux  saluèrent  en  se  courbant 
d'un  ail'  digne  et  dirent  : 

•  Salut  bien  &  la  compagnie,  salutl 

— Bon,  vous  voilà,  dit  l'oncle,  vene»  voua 

asseoir.  • 
Puis  SI!  tuLirnant  vers  la  cuisine,  il  s'écria  : 
1  Lisli.ili.  lu  peux  apporter  le  café.  • 
Au  nii'nii-  mstant,  regardant  par  hasard  du 

côté  di's  irjiiUres,  il  vit  passer  le  vieux  Adam 

Schmill,  i".,  se  levant  aussitôt,  il  alla  frapper  A 

la  vitre,  ru  disant: 

*  Voici  un  vieux  soldat  de  Frédéric,  ma- 


dame Thérèse  ;  vous  serez  heureuse  de  faïie  an 
connaissance,  c'est  un  hrave  homme.  • 

Le  père  Schmitt  était  venu  voir  pourquoi 
monsieur  le  docteur  l'appelait,  et  l'oncle  Jacoh, 
ayant  ouvert  le  châssis,  lui  dit  : 

'  Père  Adam,  faites-nons  donc  le  plaisir  db 
venir  prendre  le  café  avec  nous;  j'ai  toujours 
de  ce  vieux  cognac,  vous  savez  T 

— Hél  volontiers,  monsieur  le  docteur,  ré- 
pondit Schmitt,  bien  volontiers.  ■ 

Puis  il  parut  sur  le  eeuil,  la  main  retournée 
contre  l'oreille,  disant  : 

•  Pour  vous  rendre  mes  devoirs^-  • 

Alors  le  mauser,  EofTel  et  Schmitt,  debout 
autour  de  la  table  d'un  air  embarraraé,  se 
mirent  à  parler  entre  eux  tout  bas,  regardant 
madame  Thérèse  du  coin  de  l'oeil  comme  s'ils 
avaient  eu  à  se  communiquer  des  choses  gra- 
ves; tandis  que  Lisbeth  levait  la  nappe  et 
déroulait  la  toile  cirée  sur  la  table,  et  que 
madame  Thérèse  continuait  à  me  sourire  et  à 
me  passer  la  main  dans  les  cheveux,  sans  avoir 
l'air  de  s'apercevoir  qu'on  parlait  d'elle. 

Enfin  Lisbeth  apporta  les  tasses  et  les  petite» 
carafes  de  cognac  et  de  kircbenwasser  sur  un 
plateau,  et  cette  vue  fit  se  retourner  le  vieux 
Schmitt,  dont  les  yeux  se  plissèrent.  Lisbeth 
apporta  la  cafetière,  et  l'oncle  dit  i 

■  Asseyons-nous.  • 

Alors  tout  le  monde  s'assit,  et  madame  Thë< 
rèse,  souriant  à  tous  ces  braves  gens  : 

<  Permettes  que  je  vous  serFe«  messieurs,  > 
dit-elle. 

Aussitôt  le  père  Schmitt,  levant  la  main  A 
son  oreille,  répondit  : 

■  A  vous  les  honneurs  militaires!  • 
Eoffel  et  le  mauser  se  lancèrent  un  regard 

d'admiration,  et  chacun  pensa  :  ■  Ce  père 
Schmitt  vient  de  dire  une  chose  pleine  d'à- 
propos  et  de  bon  sens  I  • 

Madame  Thérèse  emplit  donc  les  tasses,  et 
tandis  qu'on  buvait  en  silence,  l'oncle,  plaçant 
la  main  sur  l'épaule  du  père  Schmitt,  dit  : 

(  Madame  Thérèse,  je  vous  présenta  un 
vieux  soldat  du  grand  Frédéric ,  un  homme  qui, 
malgré  ses  campagnes  et  ses  blessures,  son 
courage  et  sa  bonne  conduite,  n'est  devenu  que 
simple  sergent,  mais  que  tous  les  braves  gens 
du  village  estiment  autant  qu'un  hauptmann. 

Alors  madame  Thérèse  regarda  le  père 
Schmitt,  qui  s'était  redressé  sur  sa  chaise  plein 
d'un  sentiment  de  dignité  naturelle. 

•  Dana  les  armées  do  la  République,  Mon- 
sieur aurait  pu  devenir  général,  dit-elle.  Si  la 
France  combat  maintenant  toute  l'Europe,  c'est 
qu'elle  ne  veut  plus  souffrir  que  les  honneurs, 
la  fortune  et  tous  les  biens  de  la  terre  reposent 
SUT  la  tête  de  quelques-uns,  malgré  leurs  vices. 


r 


MADAME  THÂRÈSS. 


63 


'    (t  tantes  Iftt  misères,  toutes  les  humilialions 
fin  la  tête  o'es  autres,  malgré  leur  mérite  et 
leurs  vertus.  La  uatiou  trouve  cela  contraire  i 
ta  Id  de  Dieu,  et  c'est  pour  eu  obtenir  le  chan- 
gement que  noua  mourrons  tous  s'il  le  faut.  • 
D'abord  personne  n^  répondit;  Schmitt  re- 
gardait cette  femme  gravetnent,  ses  grands 
yeux  gris  bien  ouverts,  et  son  nez  légèrement 
crochu,  lecourbé  :  il  avait  les  lèvres  serrées  et 
semblait  réfléchir  ;  le  mauser  et  Koffel,  l'un  en 
face  de  l'autre,  s'observaient  ;  madame  Thérèse 
paraissait  un  peu  animée  et  l'oncle  restait 
j    calme.  Moi,  j'avais  quitté  la  table,  parce  que 
'    l'oncle  ne  me  laissait  pas  prendre  de  café, 
I    disant  que  c'était  nuisible  aux  enfants;  je  me 
tenais  derrière  le  Eonmeau,  regardant  et  pré- 
!    tant  l'oreille. 

;      An  bout  d'un  instant,  l'oncle  Jabob  dit  à 
Schniitt: 

•  Madame  était  cantinière  an  2*  bataillon  de 
I    la  1"  brigade  de  l'armée  de  la  Moselle. 

:      —Je  le  sais  déjà,  monsieur  le  docteur,  répon* 
dit  le  vieux  soldat,  et  je  sais  aussi  ce  qu'elle  a 

I   Mt.  • 

I      Puis,  élevant  la  voix,  il  s'écria  : 

I      •  Oui,  Madame,  si  j'avais  eu  le  bonheur  de 
serrir  dans  Us  armées  de  la  République,  je 

,   lerais  devenu  capitaine,  peut-être  même  com- 
mandant, ou  je  serais  mort  I  • 
Bt  s'appuyant  la  main  sur  la  poitrine  : 

•  l'avais  de  l'amour-propre ,  dit-il  ;  sans 
vouloir  me  flatter,  je  ne  manquais  pas  de  cou- 
rage, et  si  j'avais  pu  monter,  J'aurais  eu  honte 
de  rester  en  bas.  Le  roi,  dans  plusieurs  ocea- 
lions,  m'avait  remarqué,  chose  bien  rare  pour 
nn  sioiple  soldat,  et  qui  me  fait  honneur.  A 
RoBbach,  pendant  que  le  haaptmann  derrière 
Dons  criait  :  •  Porvertx!  •  c'est  Adam  Schmitt 
qni  commandait  la  compagnie-  Eh  bien  I  tout 
cela  n'a  servi  à  rien  ;  et  maintenant,  quoique 
je  reçoive  une  pension  du  roi  de  Prusse,  je  suis 
forcé  de  dire  que  les  Républicains  ont  raison. 
Voila  mon  opinion.  • 

Alors  il  vida  brusquement  son  petit  verre, 
etdignant  de  l'œil  d'un  air  bizarre,  il  ajouta  : 

•  Et  ils  se  battent  bien...  j'ai  vu  ça...  oui, 
ils  se  battent  bien.  Ils  û'ont  pas  encore  les 
mouvements  réguliers  des  vieux  soldats;  mais 
ils  soutiennent  bien  une  charge,  et  c'est  A  cela 
^'OQ  reconnaît  les  hommes  solides  dans  les 
rangs  . 

Aprfea  ces  paroles  du  père  Schmitt,  chacun 
te  mit  3  célébrer  les  idées  nouvelles  ;  on  aurait 
dit  qu'il  venait  de  donner  le  signal  d'une  con- 
fiance plus  grande,  et  que  chacun  mettait  au 
ioui  àea  pensées  depuis  longtemps  tenues 
•wrttes.  K.offel,  qui  se  plaignait  toujours  de 
aavtài  pas  reçu  d'instruction,  dit  que  tous  les 


enfants  devraient  aller  à  l'école  aux  frais  du 
pays  ;  que  Dieu  n'ayant  pas  donné  plus  de  cœur 
et  d'esprit  aux  nobles  qu'aux  autres  hommes, 
chacun  avait  droit  à  la  rosée  et  à  la  lumière  du 
ciel;  qu'ainsi  l'ivraie  n'étoufferait  pas  le  bon 
grain,  et  qu'on  ne  prodiguerait  pas  inutilement 
aux  chardons  la  culture  qui  pouvait  faire 
prospérer  des  plantes  pins  utiles. 

Madame  Thérèse  répondit  que  la  Convention 
nationale  avait  voté  cinquante-quatre  millions 
de  francs  pour  l'instruction  pubïque,  —  avec 
le  regret  de  ne  pouvoir  faire  plus,  —  dans  un 
moment  où  toute  l'Europe  ee  levait  contre  elle, 
et  où  il  lui  follait  tenir  quatorze  armées  sur 
pied. 

Les  yeux  de  Eoffel,  en  entendant  cela,  se 
remplirent  de  larmes,  et  je  me  rappellerai 
toujours  qu'il  dit  d'une  voix  tremblante  : 

•  £h  bieni  qu'elle  soit  bénie,  qu'elle  soït 
bénie  I  Tant  pis  i>out  nous  ;  mais,  quand  je 
devrais  tout  y  perdre,  c'est  pour  elle  que  sont 
mes  vœux.  • 

Le  mauser  resta  longtemps  silencieux,  mais 
une  fois  qu'il  eut  commencé,  il  n'en  finit  plus  ; 
£6  n'est  pas  seulement  l'instruction  des  enfants 
qu'il  demandait,  lui,  c'était  le  bouleversement 
de  tout  de  fond  en  comble.  On  n'aurait  jamais 
cru  qu'un,  homme  si  paisible  pouvait  couver 
des  idées  pareilles. 

■  Je  dis  qu'il  est  honteux  de  vendre  des  régi- 
ments comme  des  troupeaux  de  boeufs,  s'écriait* 
il  d'un  ton  grave,  la  main  étendue  sur  la  table; 
—  je  dis  qu'il  est  encore  plus  honteux  de  ven- 
dre des  places  de  juges,  parce  que  les  juges, 
pour  rentrer  dans  leur  argent,  vendent  la  jus- 
tice; —  je  dis  que  les  Républicains  ont  bien 
fait  d'abolir  les  couvents,  où  s'entretiennent  la 
paresse  et  tous  les  vices,  —  et  je  dis  que  chacun 
doit  être  libre  d'aller,  de  venir,  de  commercer, 
de  travùller,  d'avancer  dans  tous  les  grades, 
sans  que  personne  s'y  oppose.  —  Et  finalement 
je  crois  que  si  les  frelons  ne  veulent  pas  s'en 
aller  ni  travailler,  le  bon  Bleu  veut  que  les 
abeilles  s'en  débarrassent,  ce  qu'on  a  tot^ours 
Tu,^t  ce  qu'on  verra  toujours  jusqu'à  la  fin  des 
siècles.  • 

Le  vieux  Schmit^  alors  plus  A  son  aise,  dit 
quil  avait  les  mêmes  idées  que  le  mauser  et 
Koffel;  et  l'oncle,  qui  jusqu'alors  avait  gardé 
son  calme,  ne  put  s'empêcher  d'approuver  ces 
sentiments,  les  plus  vrais,  les  plus  naturels  et 
les  plus  justes. 

I  Seulement,  dit-il,  au  lieu  de  tout  vouloir 
faire  en  un  jour,  il  vaudrait  mieux  aller  len- 
tement et-progressivement;  il  faudrait  em- 
ployer des  moyens  de  persuasion  et  de  dou- 
ceur, comme  l'a  fait  le  Christ  ;  ce  serait  plus 
sage,  et  l'on  obtiendrait  les  mêmes  résultats. 


HOMANS    NATIONAUX. 


1 


Pour  voui  rendre  mes  devoln,  d[t  le  vleui  Scbmiit.  (Pte»  03'} 


Madame  Thérâse,  souriant  atore,  lui  dit  : 
I  khi  monsieur  Jacob,  sans  doute,  sans 
ioute.si  toutle  monde  vous  ressemblait;  mais 
depuis  combien  de  centaines  d'années  le  Cbriet 
a-t-il  prêché  la  bonté,  la  justice  et  la  douceur 
aux  hommes?  Et  pourtant,  voyes  si  vos  nobles 
Vécoutent;  voyez  s'ils  traitent  les  paysans 
comme  des  frères...  non...nonI  C'est  malheu- 
reux, mais  il  faut  la  ^erre.  Dans  les  trois  ans 
qui  viennent  de  se  passer,  la  République  a 
plus  fait  pour  les  droits  de  l'homme  que  les 
ilx-huitcentB  ans  avant.  Croyez-moi,  monsieur 
le  docteur,  la  résignation  des  honnêtes  gens 
est  un  grand  mal,  elle  donne  de  l'audace  aux 
gueux  et  ne  produit  rien  de  bon.  • 

Toius  Gdux  qui  se  trouvaient  là  pensaient 
comme  madame  Thérèse,  et  l'oncle  Jacob  allait 


répondre,  lorsque  le  messager  ClémenU,  avec 
son  grand  chapeau  recouvert  d'une  toile  diée 
et  sa  gibecière  de  cuir  roux,  entr'ouvrit  la  porte 
et  lui  tendit  le  journal. 

•  Vous  ne  prenez  pas  le  café,  démenti,  lui 
dit  l'oncle. 

— Non,  monsieur  Jacob,  merci...  je  sais 
pressé,  toutes  les  lettres  sont  en  retard...  Une 
autre  fois,  • 

n  sortit,  et  nous  te  vîmes  repasser  devant 
nos  fenêtres  en  courant. 

L'oncle  rompit  la  bande  du  journal  et  se  mit 
i  lire  d'une  voix  grave  les  nouvelles  de  ces 
tKDps  lointains.  Quoique  bien  jeime  alors,  j'en 
ai  gardé  le  souvenir;  cela  ressemblait  aux  pré- 
dictions du  mauser  et  m'inspirait  un  mtérét 
véritable.  Le  vieux  Ztiti>lau  traitait  les  Repu- 


MADAMR    THÉRÈSE. 


U  montiil  1  chenl  bial  rtwar,  (P*ge  S7.) 


blicuna  d'espèces  de  fous,  ayant  formé  l'entre- 
prise andacietise  de  changer  lea  lois  étemelles 
de  la  oatnre.  Il  rappelait  an  commencement 
la  maDière  terrible  dont  Jupiter  avait  accablé 
les  Titans  rëvollés  contre  son  trûne,  en  les 
écrasant  soua  des  montagnes,  de  sorte  que, 
depuis,  ces  malheureux  Tomissent  de  la  cen- 
dre etde  la  flamme  dans  les  Bëpulcres  du  Vésu- 
Tîm  et  de  l'Etna.  Puis  il  parlait  de  la  fonta  des 
clochei,  dérobées  au  culte  de  nos  pères  et 
transFormto  en  canons,  l'une  des  plus  grandes 
proCaoations  qui  se  puissent  coacevoir,  puis- 
que ce  qui  devait  donner  la  vie  i  l'âme  était 
destiné  maintenant  à  tuer  le  corps. 

D  disait  aussi  que  lea  aiaignats  ne  vaUî^t 
n€D  et  que  SeutAt,  quand  les  nobles  seraient 
rentrés  en  pos«eaeîon  de  leurs  châteaux  et  les 


prêtres  de  leurs  couvents,  ces  papiers  sans 
hypothèque  ne  seraient  plus  bons  que  pour 
Allumer  le  feu  des  cuisines.  11  avertissait  cha- 
ritablement les  gens  de  les  refuser  à  n'importe 
quel  prix. 

Après  cela  venait  la  liste  des  exécationi  capi^ 
taies,  et  malheureusement  elle  était  longue  ; 
aussi  le  Zàtblatt  s'écriait  que  ces  Républicaina 
feraient  changer  le  proverbe  <  que  les  loups 
•  ne  se  mangent  pas  entre  eux.  i 

Enfin  il  se  moquait  de  la  nouvelle  ère,  pré- 
tendue républicaine,  dont  les  mois  s'appelaient 
vendémiaire,  brumaire,  frimaire,  nivAse,  plu- 
viôse, etc.  Il  disait  que  ces  fous  avaient  Vm~ 
tentiou  de  changer  le  cours  des  astres  et  de 
pervertir  les  saisons,  de  mettre  l'hiver  en  éti 
et  le  printemps  en  automne,  de  sorte  qa^on  a» 


6fi 


ROMANS   NATIONAUX. 


saurait  plus  quand  faire  les  semailles  ni  les 
moissons  ;  que  cela  n'avait  pas  le  sens  commun, 
et  que  tous  les  paysans  de  France  en  étaient 
indignés* 

Ainsi  s'exprimait  le  ZeitblatU 

Eoffel  et  le  mauser^  pendant  cette  lecture,  se 
jetaient  de  temps  en  temps  un  coup  d'œil 
rêveur,  madame  Thérèse  et  le  père  Schmîtt 
semblaient  tout  pensifs  j  personne  ne  disait 
rien.  L'oncle  lisait  toujours,  en  s'arrétant  ime 
seconde  à  chaque  nouveau  paragraphe,  et  la 
vieille  horloge  poursuivait  sa  cadence  éter- 
nelle. 

Yera  la  fin,  il  était  question  de  la  guerre  de 
Vendée,  de  la  prise  de  Lyon,  de  l'occupation 
de  Toulon  par  les  Anglais  et  les  Espagnols,  de 
rinvasion  de  l'Alsace  par  Wûrmser  et  de  la 
bataille  deEaisersIautern,  où  ces  fameux  Répu- 
blicains s'étaient  sauvés  comme  des  lièvres.  Le 
Zeitblatt  prédisait  la  fin  de  la  République  pour 
le  printemps  suivant,  et  finissait  par  ces  paroles 
du  prophète  Jérémie,  qu'il  adressai  tau  peuple 
français  :  «  Ta  malice  te  châtiera  et  tes  infidé- 
«  lités  te  reprendront;  tu  seras  remis  sous  ton 

*  joug  et  dans  tes  liens  rompus,  afin  que  tu 

•  saches  que  c'est  une  chose  amère  que  d'aban- 
«  donner  TÉtemel  ton  Dieu  I  • 

Alors  l'oncle  replia  le  journal  et  dit  : 
«  Que  penser  de  tout  cela?  Chaque  jour  oh 
nous  annonce  que  cette  République  va  finir; 
il  y  a  six  mois  elle  était  envahie  de  tous  côtés, 
les  trois  quarts  de  ses  provinces  étaient  soûle* 
vées  contre  elle,  la  Vendée  avait  remporté  de 
grandes  victoires  et  nous  aussi  ;  eh  bien  1  main- 
tenant elle  nous  a  repoussés  de  presque  partout, 
elle  tient  tête  à  toute  l'Europe,  ce  que  ne  pour- 
rait faire  une  grande  monarchie;  nous  ne 
sommes  plus  dans  le  cœur  de  ses  provinces, 
mais  seulement  sur  ses  frontières,  elle  s'avance 
même  chez  nous,  et  Ton  nous  dit  qu'elle  va 
périr  !  Si  ce  n'était  pas  le  savant  docteur  Zacha- 
rias  qui  écrive  ces  choses,  je  concevrais  de 
grands  doutes  sur  leur  siijcérité. 
i  — ^Hé!  monsieur  Jacob,  répondit  madame 
Thérèse,  ce  docteur-là  voit  peut-être  les  choses 
comme  il  les  désire  ;  cela  se  présente  souvent 
et  n'ôte  rien  à  la  sincérité  des  gens;  ils  ne  veu- 
lent pas  tromper,  mais  ils  se  trompent  eux- 
mêmes. 

— Moi,  dit  le  père  Schmitt  en  se  levant,  tout 
ce  que  je  sais,  c'est  que  les  soldats  républicains 
se  battent  bien,  et  que  si  les  Français  en  ont 
trois  ou  quatre  cent  mille  comme  ceux  que  j'ai 
vus,  j'ai  plus  peur  pour  nous  que  pour  eux. 
Voilà  mon  idée.  Quant  à  Jupiter^  qui  met  les 
gens  sous  le  Vésuvius  poinr  leur  faire  vomir  du 
feu,  c'est  an  nouveau  genre  de  batterie  que  je 
ne  connais  pas,  mais  je  voudrais  bien  le  voir. 


— ^Et  moi,  dit  le  mauser,  je  pense  que  ce 
docteur  Zacharias  ne  sait  pas  ce  qu'il  dit  ;  si 
j'écrivais  le  journal  à  sa  place,  je  le  ferais  au- 
trement. 

n  se  baissa  près  du  fourneau  pour  ramasser 
une  braise,  car  il  éprouvait  un  grand  besoin 
de  fumer.  Le  vieux  Schmitt  suivit  son  exemple, 
et  comme  la  nuit  était  venue,  ils  sortirent  tous 
ensemble,  Eoffel  le  dernier,  en  serrant  la  main 
de  Toncle  Jacob  et  saluant  madame  Thérèse. 


XIII 


Le  lendemain,  madame  Thérèse  s^occupait 
déjà  des  soins  du  ménage;  elle  visitait  les 
armoires,  dépliait  les  nappes,  les  serviettes, 
les  chemises,  et  même  le  vieux  linge  tout  jaune 
entassé  là  depuis  la  grand'mère  Lehnel;  elle 
mettait  à  part  ce  qu'on  pouvait  encore  réparer, 
tandis  que  Lisbeth  dressait  le  grand  tonneau 
plein  de  cendres  dans  la  buanderie.  Il  fallut 
faire  bouillir  de  l'eau  jusqu  à  minuit  pour  la 
grande  lessive.  Et  les  jours  suivants  ce  fut  bien 
autre  chose  encore,  lorsqu'il  s'agit  de  blanchir, 
de  sécher,  de  repasser  et  de  raccommoder  tout 
cela. 

Madame  Thérèse  n'avait  pas  son  égale  pour 
les  travaux  de  l'aiguiUe  ;  cette  femme,  qu'oir 
n'avait  crue  propre  qu'à  verser  des  verres 
d'eau-de-vie  et  à  se  trimbaler  sur  une  charrette 
derrière  un  tas  de  sans-culottes,  en  savait  plus, 
touchant  les  choses  domestiques,  que  pas  une 
commère  d'Anstatt.  Elle  apporta  même  chez 
nous  l'art  de  broder  des  guirlandes,  et  de  mar- 
quer en  lettres  rouges  le  beau  linge,  chose 
complètement  ignorée  jusqu'alors  dans  la  mon- 
tagne, et  qui  prouve  combien  les  grandes  révo- 
lutions répandent  les  lumières. 

De  plus,  madame  Thérèse  aidait  Lisbeth  à  la 
cuisine,  sans  la  gêner,  sachant  que  les  vieux 
domestiques  ne  peuvent  souffrir  qu'on  dérange 
leurs  affaires. 

«  Voyez  pourtant,  madame  Thérèse,  lui 
disait  quelquefois  la  vieille  servante,  conune 
les  idées  changent  ;  dans  les  premiers  temps,  je 
ne  pouvais  pas  vous  souffrir  à  cause  de  votre 
République,  et  maintenant  si  vous  partiez,  je 
croirais  que  toute  la  maison  s'en  va,  et  que 
nous  ne  pouvons  plus  vivre  sans  vous. 

—Hé!  lui  répondait-elle  en  souriant,  c^est 
tout  simple,  chacun  tient  à  ses  habitudes;  voua 
ne  me  connaissiez  pas>  je  vous  inspirais  de  la 
défiance;  chacuni  à  votre  place^  eût  étÀ  de 
même.  » 

Puis  eUe  ajoutait  tristement  : 


MADAME  THÏHBSB. 


67 


n  faudra  pourtant  que  je  parte,  Lisbetb; 
'  ma  plac«  n'est  pas  ici,  d'autres  soins  m'ap- 
pellent ailleurs.  • 

Klle  songeait  toujours  à  son  bataîUon,  et 
lorsque  IJsbeth  s'écriait  : 

■  Babl  TOUS  resterez  chei  nous;  tous  ne 
pcmTei  plus  nous  quitter  maintenant.  Vous 
'  laursi  qu'on  tous  considère  beaucoup  dans  le 
village,  et  que  les  gens  de  bien  tous  respectent. 
laissez  là  vos  sans-culottes  ;  ce  n'est  pas  la  vie 
d'une  honnête  personne  d'attraper  des  balles 
ou  d'autres  mauTals  coups  à  la  suite  des  sol- 
dats. Nous  ne  tous  laisserous  plus  partir.  • 

Alors  elle  hochait  la  tête,  et  l'on  TOyait  bien 
qa'imjour  ou  l'autre  elle  dirait:  «  Aujourd'hui, 
je  pars  I  •  et  que  rien  ne  pourrait  la  retenir. 

D'un  autre  cAté,  les  discussions  sur  la  guerre 
et  BUT  la  paix  continuaient  toujoun,  et  c'était 
l'oncle  lacob  qui  les  recommençait.  Chaque 
malin  il  iiescendait  pour  couTortir  madame 
:  Thérèse,  disfjit  que  la  paix  doTait  régner  sur 
la  terre,  que  dans  les  premiers  temps  la  paix 
avait  été  fondée  par  Dieu  lui-même,  non-seule- 
ment entre  les  hommes,  mais  encore  entre  les 
iuimaui;  que  toutes  les  religions  recomman- 
dent la  paix  ;  que  toutes  les  souffrances  vien- 
nent de  la  guerre  :  la  peste,  le  meurtre,  le  pil- 
lage, l'incendie  ;  qu'il  faut  un  chef  A  la  tête  des 
Euts  pour  maintenir  l'ordre,  et  par  conséquent 
des  nobles  qui  soutiennent  ce  chef;  que  ces 
choses  avaient  existé  de  tout  temps,  chez  les 
Hébreux,  chez  les  Egyptiens,  les  Assyriens,  les 
Grecs  et  les  Romains;  que  la  répuî}]ique  de 
Rome  avait  compris  cela,  que  les  consuls  et  les 
diclateors  étaient  des  espèces  de  rois  soutenus 
par  de  nobles  sénateurs,  soutenus  eux-mêmes 
par  de  nobles  cbeTaliers,  lesquels  s'élevaient 
an-desBUS  du  peuple;  —  que  tel  était  l'ordre 
naturel  et  qu'on  ne  pouvait  le  changer  qu'au 
détriment  des  plus  pauvres  eux-mêmes;  car, 
disait-il,  les  pauTres,  dau8  le  désordre,  ne  trou- 
vent plus  à  gagner  leur  rie  et  périssent  comme 
les  feuilles  en  automne,  lorsqu'elles  se  déta- 
chent des  branches  qui  leur  portaient  la  sève. 

0  disait  encore  une  foule  de  choses  non  moins 
fortes;  mais  toujours  madame  Thérèse  trouvait 
de  bonnes  réponses  soutenant  que  les  hommes 
■ont  égaux  en  droits  par  la  volonté  de  Dieu; 
que  le  rang  doit  appartenir  au  mérite  et  non  à 
la  nussance;  que  des  lois  sages,  égales  pour 
tous,  établissent  seules  des  différences  équita- 
ble* fiotre  les  citoyens,  en  approuvant  les 
actions  des  uns  et  condamnant  celles  desautret; 
qn'u  -isl  honteux  et  misérable  d'accorder  des 
honneuis  et  de  l'aulorilô  à  ceux  qui  n'en  méri- 
tent pas;  que  c'est  avilir  l'autorité  et  l'honneur 
lui-même  en  les  faisant  représenter  par  des 
«trei  indignes,  et  que  c'est  détruire  dans  tous 


les  coeurs  le  sentiment  de  la  justice,  en  mon- 
trant que  cette  justice  n'existe  pas,  puisque 
tout  dépend  du  hasard  de  la  naissance;  que 
pour  établir  un  tel  état  de  choses,  il  faut  abru- 
tir les  hommes,  parce  que  des  êtres  intelligents 
ne  le  souffriraient  pas  ;  qii'un  tel  abrutissement 
est  contraire  aux  lois  de  l'Etemel;  qu'il  faut 
combattre  par  tous  les  moyens  ceux  qui  veu- 
lent le  produire  &  leur  profit,  même  par  la 
guerre,  le  plus  terrible  de  tons,  il  est  vrai,  mais 
dont  le  crime  retombe  sur  la  tête  de  ceux  qui 
le  proToquent  en  voulant  fonder  l'iniquité 
étemelle  t 

Chaque  fois  que  l'oncle  entendait  ces  répon- 
ses, il  devenait  graTe.  Avait-il  une  course  à 
faire  dans  la  montagne,  il  montait  à  cheval 
tout  rêveur,  et  toute  la  journée  il  cherchait  de 
nouvelles  et  plus  fortes  raisons  pour  convain- 
cre madame  Thérèse.  Le  soir  il  revenait  plus 
joyeux,  avec  des  preuves  qu'il  croyait  invin- 
cibles, mais  sa  croyaoce  ne  durait  pas  long- 
temps; car  cette  femme  simple,  au  lieu  de 
parler  des  Grecs  et  des  Egyptiens,  voyait  tout 
de  suite  le  fbnd  des  choses,  et  détruisait  les 
preuves  historiques  de  l'oncle  par  le  bon  sens. 

Malgré  tout  cela,  l'oncle  Jacob  ne  se  fâchait 
pas;  au  contraire,  il  s'écriait  d'un  air  d'admi- 
ration :  • 

■  Quelle  femme  vous  êtes,  madame  Tbérésel 
Sans  avoir  étudié  la  logique,  tous  répondez  à 
.  loutl  Je  voudrais  bien  voir  la  mine  que  ferait 
le  rédacteur  du  ZeUbiatt  en  discutant  contre 
tous;  je  suis  sûr  que  tous  l'embarraseeriez, 
malgré  sa  grande  science  et  même  sa  bonne 
cause  ;  car  la  bonne  caïue  est  de  notre  cdté, 
seulement  je  la  défends  mal.  • 

Alors  ils  riaient  tous  deux  ensemble,  et  ma- 
dame Thérèse  disait  : 

'  Vous  défendez  très-bien  la  paix,  je  suis  de 
votre  avis  ;  seulement  tâchons  de  nous  débar- 
rasser d'abord  de  ceux  qui  veulent  la  guerre, 
et  pour  nous  en  débarrasser,  faisons-la  mieux 
qu'eux.  Vous  et  moi  nous  serions  bientAt  d'ac- 
cord, car  nous  sommes  de  bonne  foi,  et  nous 
voulons  la  justice  ;  mais  les  autres,  il  faut  bien 
les  convertir  àcoups  de  canon,  puisque  c'est  la 
seule  voix  qn'ils  entendent,  et  la  seule  raison 
qu'ils  comprennent.  ■ 

L'oncle  ne  disait  plus  rien  alors,  et,  chose 
qui  m'ëtonnait  beaucoup,  il  avait  même  l'air 
content  d'avoir  été  battu. 

Après  ces  grandes  discussions  politiques,  ce 
qui  faisait  le  plus  de  plaisir  à  l'oncle  Jacob, 
c'était  de  me  trouver,  au  retour  de  ses  courses, 
en  train  de  prendre  ma  leçon  de  français,  ma- 
dame Thérèse  assise,  le  bras  autoiu-  de  ma 
taille,  et  moi  debout,  penché  sur  le  livre.  Alors 
il  entrait  tout  doucement  pour  ne  pas  nous 


68 


ROMANS  NATIONAUX. 


déranger,  et  rasseyait  en  Bileace  derrière  le 
fourneau,  allongeant  les  jambes  et  prêtant 
l'oreille  dans  une  sorte  de  ravissement  j  il 
attendait  quelquefois  une  demi-heure  avant  de 
tirer  ses  bottes  et  de  mettre  sa  camisole,  tant 
il  craignait  de  me  distraire,  et  quand  la  leçon 
était  finie,  il  s'écriait  : 

■  A  la  bonne  heure,  Fritzel.â  la  bonne  heure, 
tu  prends  goût  à  cette  belle  langue,  que  ma- 
dame Thérèse  t'explique  si  bien.  Quel  bonheur 
pour  toi  d'avoir  un  maître  pareil  I  Tu  ne  sauras 
cela  que  plus  tard.  ■ 

Il  m'embrassait  tout  attendri  :  ce  que  ma- 
dame Thérèse  faisait  pour  moi,  il  l'estimait 
plus  que  pour  lui-même. 

Je  dois  reconnaître  aussi  que  cette  excellente 
femme  ne  m'ennuyait  pas  ime  minute  durant 
ses  leçons  ;  voyait-elle  mon  attention  se  lasser, 
aussitât  elle  me  racontait  de  petites  histoires 
gui  me  réveillaient  ;  elle  avait  surtout  un  cer- 
tain catéchisme  répubUcain ,  plein  de  traits 
nobles  et  touchants,  d'actions  héroïques  et  de 
belles  sentences,  dont  le  souvenir  ne  s'effacera 
jamais  de  ma  mémoire. 

Les  choses  se  poursuivirent  ainsi  plusieurs 
Jours.  Le  mauser  et  Koffel  arrivaient  tous  les 
soirs,  selon  leur  habitude;  madame  Thérèse 
était  complètement  rétablie,  et  cela  semblait 
devoir  durer  jusqu'à  la  consommation  des 
siècles,  lorsqu'un  événement  extraordinaire 
vint  troubler  noire  quiétude,  et  pousser  l'oncle 
Jacob  aux  entreprises  les  plus  audacieuses. 


Un  matin  l'oncle  Jacob  lisait  gravement  le 
catéchisme  républicain  derrière  le  fourneau; 
madame  Thérèse  cous.til  près  de  la  fenélre,  et 
moi  j'attendais  un  bon  moment  pour  m'échap- 
peravec  Scipio. 

Dehors,  notre  voisin  Spick  fendait  du  bois  ; 
aucun  antre  bruit  ne  s'entendait  au  village. 

La  lecture  de  l'oncle  semblait  l'intéresser 
beaucoup,  de  temps  en  temps  il  levait  sur 
nous  un  regard  en  disant  : 

•  Ces  Républicains  ont  de  bonnes  choses;  ils 
voient  les  hommes  en  grand. ..  leurs  principes 
éléventl"àme.,.  C'est  vraiment  beau  I  Je  conçois 
que  la  jeunesse  adopte  leurs  doctrines,  car  tous 
le»  4tre3  jeunes,  sains  de  corps  et  d'esprit, 
aiment  la  vertu;  les  èlres  décrépits  avant  l'âge 
par  l'égolsme  et  les  mauvaises  passions  peuvent 
seuls  admettre  des  principes  contraires.  Quel 
dommage  que  de  pareilles  gens  recourent  sans 
c«BSt3  à  la  violence  I . . .  • 


Mots  madame  Thérèse  souriait,  et  l'on  se 
remettait  à  lire.  Cela  durait  depui»  environ 
une  demi-heure,  et  Lisbeth,  après  avoir  ba- 
layé le  seuil  de  la  maison,  était  sortie  faire  sa 
partie  de  commérage  ches  la  vieille  Hoësel, 
comme  à  Vordin&iie,  lorsque  tout  à  coup  un 
homme  à  cheval  s'arrêta  devant  notre  porte.  II 
avait  un  gros  manteau  de  drap  bleu,  un  bon- 
net de  peau  d'agneau,  le  nés  camard  et  la  barbe 
grise. 

L'oncle  venait  de  déposer  son  hvre;.iioiu 
regardions  tous  cet  inconnu  par  les  fenêtres. 

.  On  vient  vous  chercher  pour  quelque  ma- 
lade, monsieur  le  docteur,  •  dit  madame  Thé- 
rèse. 

L'oncle  ne  répondit  pas. 

L'homme,  e^rés  avoir  attaché  sonjcheval  au 
pilier  du  hangar,  entrait  dans  l'allée. 

•  Monsieur  le  docteur  Jacob?  ôt-il  en  ouvrant 
la  porte, 

—  C'est  moi,  monàeur. 

—  Voici  une  lettre  de  la  part  de  U.  le  doc- 
teur Feuerbach,  de  Kaieerslautem. 

~  Veuilles  vous  asseoir,  monsieur,  ■  dit 
l'oncle. 

L'homme  resta  debout. 

I.'oucle,  en  reUsant  la  lettre,  devint  tout  pile 
el  durant  une  minute  il  parut  comme  troublé, 
regardant  madame  Thérèse  d'un  œil  v^ue. 

•  Je  dois  rapporter  la  réponse  s'il  y  en  a,  dit 
l'homme. 

—  Vous  direi  à  Feuerbach  que  je  le  remer- 
cie, c'est  tonte  la  réponse.  • 

Puis,  sans  rien  ajouter,  il  sortit  la  tête  nue, 
avec  le  messager  que  noua  vîmes  s'éloigner 
daus  la  rue,  conduisantson  cheval  par  la  bride, 
vers  l'auberge  du  Cruchon-tfOr.  U  allait  sans 
doute  se  rafraîchit  avant  de  se  remettre  en 
route.  Nons  vîmes  aussi  l'oncle  passer  devant 
les  fenêtres  et  entrer  sous  le  hangar.  Ma- 
dame Thérèse  parut  alors  inquiète. 

>  Fritzel,  dit-elie,  va  porter  son  bonnet  à  ton 
oncle.  ■ 

Je  sortis  aussittit  et  je  vis  l'oncle  qui  se  pro- 
menait de  long  en  large  devant  la  grange;  il 
tenait  toujours  la  lettre,  sans  avoir  l'idée  de  la 
mettre  en  poche.  Splck,  du  seuil  de  sa  maison, 
le  regardait  d'un  air  étrange,  les  mains  croi- 
sées sur  sa  hache  ;  deux  ou  trois  voisins  regar- 
daient aussi  derrière  leurs  vitres. 

Il  faisait  très-froid  dehors,  je  rentrât  Ua- 
dame  Thérèse  avait  déposé  son  ouvrage  et 
restait  pensive,  le  coude  au  bord  de  la  fenêtre; 
moi,  je  m'assis  derrière  le  foomeau  sons  «voir 
envie  de  ressortir. 

Toutes  ces  choses,  je  m'en  suis  tot^ours  sot.-- 
venu  durant  mon  enfance;  mais  ce  qui  vint 
ensuite  m'a  longtemps  produit  l'effet  d'un  rêve 


L 


MâDAMB  THfiRfiSE. 


b9 


car  je  ne  pouvais  le  comprendre,  et  ce  n'est 
qu'avec  l'âge,  en  y  pensant  plus  tard,  que  j'en 
ai  saisi  le  sens  véritable. 

Je  me  rappelle  bien  que  Toncle  rentra 
quelques  instants  après,  en  disant  que  les 
hommes  étaient  des  giieuz,  des  êtres  qui  ne 
dierchaient  qu*à  se  nuire;  qu'il  s'assit  à  Tin- 
térieur  de  la  petite  fenêtre,  non  loin  de  la  porte, 
et  qu'il  se  mit  à  lire  la  lettre  de  son  ami  Feuer- 
bach;  tandis  que  madame  Thérèse  Técoutait 
debout  i  gauche,  dans  sa  petite  veste  à  double 
rangée  de  boutons,  les  cheveui  tordus  sur  la 
nuque,  droite  et  calme. 

Tout  cela  je  le  vois,  et  je  vois  aussi  Scipio, 
le  nez  en  Fair  et  la  queue  en  trompette  au  mi- 
lieu de  la  salle.  Seulement  la  lettre  étant  écrite 
en  allemand  de  Saxe,  tout  ce  que  je  pus  y  com- 
prendre, c'estqu'on  avait  dénoncé  Toncle  Jacob 
comme  un  jacobin,  chez  lequel  se  réunissaient 
les  gueux  du  pays  pour  célébrer  la  Révolution; 
—  que  madame  Thérèse  était  aussi  dénoncée 
comme  une  femme  dangereuse,  regrettée  des 
Républicains  à  cause  de  son  audace  extraordi- 
naire, et  qu'un  officier  prussien,  accompagné 
d'une  bonne  escorte,  devait  venir  la  prendre  le 
lendemain  et  la  diriger  sur  Mayence  avec  les 
autres  prisonniers. 

Je  me  rappelle  également  que  Feuerbach 
Gonseillait  i  Tonde  une  grande  prudence,  parce 
que  les  Prussiens,  depuis  leur  victoire  de  Eai- 
serslautem,  étaient  maîtres  du  pays,  qu'ils 
emmenaient  tous  les  gens  dangereux,  et  qu'ils 
les  envoyaient  jusqu'en  Pologne,  à  deux  cents 
lieues  de  là,  au  fond  des  marais,  pour  donner 
le  bon  exemple  aux  autres. 

Hais  ce  qui  me  parut  inconcevable,  c'est  la 
hçon  dont  l'oncle  Jacob,  cet  homme  si  calme, 
ee  grand  amateur  de  la  paix,  s'indigna  contre 
l'avis  et  les  conseils  de  son  vieux  camarade.  Ce 
jour-li  notre  petite  salle»  si  paisible,  fut  le 
khé&tre  d'un  terrible  orage,  et  je  doute  que, 
depuis  les  premiers  temps  de  sa  fondation,  elle 
en  eût  vu  de  semblables.  L'onde  accusait 
Feuerbach  d'être  un  égoïste,  prêt  à  fléchir  la 
tête  sous  l'arrogance  des  Prussiens,  qui  trai- 
taient le  Palatinat  et  le  Hûndsruck  en  pays  con- 
quis ;  il  s'écriait  qu^il  existait  des  lois  à  Mayence , 
i  Trêves,  à  Spire,  aussi  bien  qu'en  France  ;  que 
loadame  Thérèse  avait  été  laissée  pour  morte 
par  les  Autrichiens;  qu'on  n'avait  pas  le  droit 
de  réclamer  les  personnes  et  les  choses  aban- 
domées;  qu'elle  était  libre;  qu'il  ne  souffrirait 
pas  qu'on  mit  la  main  sur  elle  ;  qu'il  proteste- 
Qit;  qu'il  avait  pour  ami  le  jurisconsulte  Pfeffel 
de  Heddelberg;  qu'il  écrirait,  qu'il  se  défen- 
dmt^  qu'il  remuerait  le  ciel  et  la  terre;  qu'on 
verrait  »  Jacob  Wagner  se  laisserait  mener  de 
la  aorte  ;  qu'on  serait  étonné  de  ce  qu'un  homme 


paisible  était  capable  de  faire  pour  la  justice 
et  le  droit. 

En  disant  ces  choses,  il  allait  et  venait,  il 
avait  les  cheveux  ébouriffés;  il  mêlait  toutes 
les  andennes  ordonnances  qui  lui  revenaient 
en  mémoire,  et  les  récitait  en  latin.  11  parlait 
aussi  de  certaines  sentences  des  droits  de 
l'homme  qu'il  venait  de  lire,  et  de  temps  en 
temps  il  s'arrêtait,  appuyant  le  pied  à  terre 
avec  force,  en  pliant  le  genou,  et  s'écriant  : 

«  Je  suis  sur  les  fondements  du  droit,  sur  les 
bases  d'airain  de  nos  anciennes  chartes.  Que 
les  Prussiens  arrivent...  qu'ils  arrivent  1  Cette 
femme  est  à  moi,  je  l'ai  recueillie  et  sauvée  : 
«  La  chose  abandonnée,  ra  derelicta  est  re$  pu- 
blica^  res  viUgata.  • 

Je  ne  sais  pas  où  il  avait  appris  tout  cela  ; 
c'est  peut-être  à  l'Université  de  Heidelberg,  en 
entendant  discuter  ses  camarades  entre  eux. 
Mais  alors  toutes  ces  vieilles  rubriques  lui  pas- 
saient par  la  tête,  et  il  avait  l'air  de  répondre  à 
dix  persoimes  qui  l'attaquaient. 

Madame  Thérèse,  pendant  ce  temps,  était 
calme,  sa  longue  figure  maigre  semblait  rê- 
veuse ;  les  dtations  de  l'oncle  l'étonnaient  sans 
doute,  mais  voyant  les  choses  clairement, 
comme  d'habitude,  elle  comprenait  sa  positioià 
véritable.  Ce  n'est  qu'au  bout  d'ime  grande 
demi-heure,  lorsque  l'oncle  ouvrit  son  secré- 
taire, et  qu'il  s'assit  pour  écrire  au  juriscon- 
sulte Pfeffel,  qu'elle  lui  posa  doucement  la  main 
sur  l'épaule,  et  lui  dit  avec  attendrissement  : 

•  N'écrivez  pas,  monsieur  Jacob,  c'est  inu- 
tile ;  avant  que  votre  lettre  n'arrive,  je  serai 
déjà  loin.  » 

L'oncle  la  regardait  alors  tout  pâle. 

«  Vous  voulez  donc  partir?  fit-il  les  joues 
tremblantes. 

— ^Je  suis  prisonnière,  dit-elle,  je  savais  cela; 
mon  seul  espoir  était  que  les  Républicains 
reviendraient  à  la  charge,  et  qu'ils  me  délivre- 
raient en  marchant  sur  Landau;  mais  puisqu'il 
en  est  autrement,  il  faut  que  je  parte. 

—Vous  voulez  partir  I  répéta  l'onde  d'un  ton 
désespéré. 

— Oui,  monsieur  le  docteur,  je  veux  partir 
pour  vous  épargner  de  grands  chagrins;  vous 
êtes  trop  bon,  trop  généreux  pour  comprendre 
les  dures  lois  de  la  guerre  :  vous  ne  voyez  que 
ia  justice  !  Mais  en  temps  de  guerre,  la  justice 
n'est  rien,  la  force  est  tout.  Les  Prussiens  sont 
vainqueurs,  ils  arrivent^  ils  m'enmièneront 
parce  que  c'est  leur  consigne.  Les  soldats  ne 
connaissent  que  leur  consigne  :  la  loi,  la  vie, 
l'honneur,  la  raison  des  gens  ne  sont  rien  ;  leur 
consigne  passe  avant  tout.  » 

L'oncle,  renversé  dans  son  fauleml,  ses  gros 
yeux  pleins  de  larmes,  ne  savait  que  répondre; 


70 


ROMANS  NATIIONAUX. 


seulement  il  avait  pris  la  main  de  madame 
Thérèse  et  la  serrait  avec  une  émotion  extraor* 
diAaire  *,  puis,  se  relevant  la  face  toute  boule- 
versée, il  se  remit  à  marcher,  en  vouant  les 
oppresseurs  du  genre  humain  à  Texécration 
de^  siècles  futurs,  en  maudissant  Hichter  et 
toiis  les  gueux  de  son  espèce,  et  déclarant 
d'une  voix  de  tonnerre  que  les  Républicains 
avaient  raison  de  se  défendre,  que  leur  cause 
était  juste,  qu'il  le  voyait  maintenant,  et  que 
toutes  les  vieilles  lois,  les  vieux  fatras  des 
ordonnances,  des  règlements  et  des  chartes  de 
toutes  sortes  n'avaient  jamais  profité  qu'aux 
nobles  et  aux  moines  contre  les  pauvres  gens. 
Ses  joues  se  gonflaient,  il  trébuchait,  il  ne 
parlait  plus,  il  bredouillait;  il  disait  que  tout 
devait  être  aboli  de  fond  en  comble,  que  le 
règne  du  courage  et  de  la  vertu  devait  seul 
triompher,  et  finalement,  dans  une  sorte  d'en- 
thousiasme extraordinaire,  les  bras  étendus 
vers  madame  Thérèse,  et  les  joues  rouges  jus- 
qu'à la  nuque,  il  lui  proposa  de  monter  avec 
elle  sur  son  traîneau  et  de  la  conduire  dans  la 
haute  montagne  chez  un  bûcheron  de  ses  amis, 
otrelle  serait  en  sûreté;  il  lui  tenait  les  deux 
mains  et  disait  : 

%  Partons...  allons-nous-en...  vous  serez 
très-bien  chez  le  vieux  Gkinglof...  C'est  un 
homme  qui  m'est  tout  dévoué...  Je  les  ai  sau- 
vés, lui  et  son  ûls...  ils  vous  cacheront.. ^  Les 
Prussiens  n'iront  pas  vous  chercher  dans  les 
gorges  du  Lauterfelzl  • 

Mais  madame  Thérèse  refusa,  disant  que  si 
les  Prussiens  ne  la  trouvaient  pas  à  Anstatt,  ils 
arrêteraient  l'oncle  à  sa  place,  et  qu'elle  aimait 
mieux  risquer  de  périr  de  fatigue  et  de  froid  sur 
la  grande  route, que  d'exposer  à  un  tel  malheur 
l'homme  qui  l'avait  sauvée  d'entre  les  morts. 

Elle  dit  cela  d'une  voix  très-ferme,  mais  l'on- 
cle ne  tenait  plus  compte  alors  de  semblables 
raisons.  Je  me  rappelle  que  ce  qui  l'ennuyait  le 
plus,  c'était  de  voir  partir  madame  Thérèse 
avec  des  hommes  barbares,  des  sauvages  venus 
du  fond  de  la  Poméranie;  il  ne  pouvait  sup- 
porter cette  idée  et  s'écriait  : 

«  Vous  êtes  faible...  vous  êtes  encore  ma- 
lade... Ces  Prussiens  ne  respectent  rien...  c'est 
une  race  pleine  de  jactance  et  de  brutalité... 
Vous  ne  savez  pas  comment  ils  traitent  leurs 
prisonniers...  je  l'ai  vu,  moi...  c'est  une  honte 
pour  mon  pays. . .  J'aurais  voulu  le  cacher,  mais 
il  JEaut  que  je  l'avoue  maintenant  :  c'est  affreux! 

«—Sans  doute,  monsieur  Jacob,  répondit-elle, 
je  connais  cela  par  d'anciens  prisonniers  de 
mop  bataillon  :  nous  marcherons  deux  à  deux, 
quatre  à  quatre,  tristes,  quelquefois  sans  pain, 
sonvent  brutalisés  et  pressés  par  Tescorle.  Mais 
les  gens  de  la  campagne  sont  bons  ehec  vous. 


ce  sont  de  braves  gens...  ils  ont  de  la  pitié...  et 
les  Français  sont  gais,  monsieur  le  docteur... 
il  n'y  aura  que  la  route  de  pénible,  et  encore  je 
trouverai  dix,  vingt  de  mes  camarades  pour 
porter  mon  petit  paquet  :  les  Français  ont  des 
égards  pour  les  femimes.  Je  vois  cela  d'avance, 
fit-elle  en  souriant  toute  mélancolique,  un 
d'entre  nous  marchera  devant  en  chantant  un 
vieil  air  de  l'Auvergne,  pour  marquer  le  pas, 
ou  bien  un  air  plus  joyeux  de  la  Provence,  pour 
éclaircir  votre  ciel  gris;  nous  ne  serons  pas 
aussi  malheureux  que  vous  pensez,  monsieur 
Jacob.  » 

Elle  parlait  ainsi  doucement,  la  voix  un  peu 
tremblante,  et  à  mesure  qu'elle  parlait^  je  la 
voyais  avec  son  petit  paquet  dans  la  file  des 
prisonniers,  et  mon  cœur  se  fendait.  Oh!  c'est 
alors  que  je  sentis  combien  nous  l'aimions, 
combien  cela  nous  faisait  de  peine  d'être  forcés 
de  la  voir  partir;  car  tout  à  coup  je  me  pris  à 
fondre  en  larmes,  et  l'oncle,  s'asseyant  en  face 
de  son  secrétaire,  les  deux  mains  sur  sa  figure, 
resta  dans  le  silence  ;  mais  de  grosses  larmes 
coulaient  lentement  jusque  sur  son  poignet. 
Madame  Thérèse  elle-même,  voyant  ces  choses, 
ne  put  se  défendre  de  sangloter;  elle  me  pre- 
nait dans  ses  bras  doucement,  et  me  donnait 
de  gros  baisers  en  me  disant  : 

r  Ne  pleure  pas,  Fritzel,  ne  pleure  pas  ainsi. .  • 
Vous  penserez  quelquefois  à  moi,  n'est-ce  pas? 
Moi,  je  ne  vous  oublierai  jamais  !  » 

Scipio  seul  restait  calme,  se  promenant  au- 
tour du  fourneau,  et  nous  regardant  sans  rien 
comprendre  à  notre  chagrin. 

Ce  ne  fut  que  vers  dix  heures,  lorsque  nous 
entendîmes  lisbeth  allumer  du  feu  dans  la 
cuisine,  que  nous  reprimes  un  peu  de  calme. 

Alors  l'oncle  se  mouchant  avec  force^  dit  : 

>  Madame  Thérèse,  vous  partirez^  puisque 
vous  voulez  partir  absolument  ;  mais  il  m'est 
impossible  de  consentir  à  ce  que  ces  Prussiens 
viennent  vous  prendre  ici  comme  ime  voleuse, 
et  vous  emmènent  au  nailieu  de  tout  le  village. 
Si  l'une  de  ces  brutes  vous  adressait  une  parole 
dure  ou  insolente,  je  m'oublierais...  car  main- 
tenant ma  ](^atience  est  à  bout...  je  le  sens,  je 
serais  capable  de  me  porter  à  quelque  grande 
extrémité.  Permettez-moi  donc  de  vous  con- 
duire moi-même  à  Kaiserslautem  avant  que  ces 
gens  n'arrivent.  Nous  partirons  de  grand  ma- 
tin, vers  quatre  ou  cinq  heures,  sur  mon  traî- 
neau; nous  prendrons  les  chemins  de  traverse, 
et  à  midi  au  plus  tard  nous  sejx)ns  là-bas.  T 
consentez- vous? 

^Oh  !  monsieur  Jacob,  comment  pourrais-je 
refuser  cette  dernière  marque  de  votre  affec- 
tion? ditrelle  tout  attendrie.  J'accepte  avar 
reconnalasanee. 


r 


MADAUE  THSRSSE. 


71 


—Cela  se  fera  donc  de  la  sorte,  dit  l'oncle 
giavement.  Et  maintenaat  easuyons  nos  lar- 
mes, écartoQS  autant  que  possible  ces  pensées 
amixes,  afin  de  ne  pas  trop  attrister  les  der- 
uiffls  instants  que  nous  passerons  easemble.  * 

D  vint  m'enibrasser,  écarta  les  cheveux  de 
mon  front  et  dît  : 

•  Fritzel,  tu  es  nn  bon  enfont,  ta  as  un 
eicelleut  cœur.  Rappelle-toi  que  ton  oncle 
Jacob  a  été  content  de  toi  en  ce  jour  :  c'est  une 
bonne  pensée  de  se  dire  qu'on  a  donné  de  la 
satisfaction  à  ceux  qui  nous  aiment  I  > 


Depuis  cet  instant  le  calme  se  rétablit  chez 
DOua.  Chacun  songeait  au  départ  de  madame 
Thérèse,  au  grand  vide  que  cela  ferait  dans 
notre  maison,  &  la  tristesse  qui  succéderait 
pendant  des  semaines  et  des  mois  aux  bonnes 
«niées  que  nous  avions  passées  ensemble,  à  la 
donleur  du  mauser ,  de  Koffel  et  du  vieux 
ScbmiU  en  apprenant  celte  mauvaise  nouvelle; 
phu  on  rêvait,  plus  on  découvrait  de  nouveaux 
mjeti  d'être  désolé. 

ïloi,  ce  qui  me  semblait  le  plus  amer,  c'était 
ie  quitter  mon  ami  Scipio;  je  n'osais  pas  le 
dire,  mus  en  pensant  qu'il  allait  partir,  que 
je  ne  pourrais  plus  me  promener  avec  lui  dans 
le  village,  au  milieu  de  l'admiration  univer- 
lelle,  que  je  n'aurais  plus  le  bonheur  de  lui 
roir  faire  l'exercice,  et  que  je  serais  comme 
avant,  seul  &  me  promener  les  mains  dans  les 
poches  et  le  bonnet  de  coton  tiré  sur  les  oreilles, 
sans  honneur  et  sans  gloire,  un  tel  désastre  me 
semblait  le  comble  de  la  désolation.  Et  ce  qui 
finissait  de  m'abreuver  d'amertume,  c'est  que 
Sd^o,  grave  et  pensif,  était  venu  s'asseoir 
devant  moi,  me  regardant  à  travers  ses  épais 
sonrcils  frisés,  d'un  air  aussi  diagrin  que  s'il 
eftt  compris  qu'il  fallait  nous  séparer  dans  les 
siècles  des  siècles.  Oh  I  quand  je  pense  A  ces 
choses,  encore  aujourd'hui  je  m'étonne  que  les 
grosses  boucles  blondes  de  mes  cheveux  ne 
soient  pas  devenues  toutes  grises,  an  milieu  de 
ces  rèQexioDs  désolantes,  le  ne  pouvais  pas 
même  pleurer,  tant  ma  douleur  était  cruelle; 
le  testais  le  nez  en  l'air,  mes  grosses  lèvres 
retroussées,  elles  deux  mains  croisées  autour 
d'un  genou. 

l'oncle,  lui,  se  promenait  de  long  en  large, 
et  de  temps  eu  temps  il  toussait  tout  bas  en 
redoublant  de  marcher. 

Madame  Thérèse,  toujours  active,  malgré  sa 
teisiesBB  ei  ses  70U1  ronges,  avait  ouvert  l'ar- 


moire du  vietu  linge,  et  se  taillait  dans  du  la 
grosse  toile,  une  espèce  de  sac  à  doubles  bre- 
telles pour  mettre  ses  efTets  de  rouie  ;  on  enten- 
dait crier  les  ciseaux  sur  la  lable,  elle  ajustait 
les  pièces  avec  son  adresse  ordinaire.  Enâu, 
quand  tout  fut  prêt,  elle  tira  de  sa  poche  une 
aiguille  et  du  fil,  puis  elle  s'assît,  mit  le  dé  au 
bout  de  son  doigt,  et  depuis  cet  instant  on  ne 
vit  plus  que  sa  main  ^ler  et  venir  comme 
l'éclair. 

Tout  cela  se  faisait  dans  le  plus  graud  silence; 
on  n'ântendait  que  le  pas  lourd  de  l'oncle  sur 
le  plancher  et  la  marche  cadencée  de  notre 
vieille  horloge,  que  ni  nos  joies  ni  notre  déso- 
lation ne  faisaient  avancer  ou  relarder  d'une 
seconde.  Ainsi  va  la  vie;  le  temps  qui  marche 
ne  demande  pas  :  •  Etes- vous  tristes?  étes-vous 
gais?  riei-vouBÎ  pleurez-vous?  est-ce  le  prin- 
temps, l'automne  ou  l'hiver?  ■  Il  va,  va  tou- 
joursl  Et  ces  millions  d'atomes  qui  tourbil- 
lonnent dans  un  rayon  de  soleil,  et  dont  la  vie 
commence  et  finit  d'un  tic-tac  à  l'autre,  comp- 
tent autant  pour  lui  que  l'existence  d'un  vieil- 
lard de  cent  ans.  Hélas  1  nous  sommes  bien  peu 
de  chose. 

yjdi)etb  étant  venue  vers  midi  mettre  la 
nappe,  l'oncle  s'arrêta  et  lui  di  t  : 

'  Tu  feras  cuire  un  petit  jambon  pour 
demain  matin  ;  madame  Thérèse  part. 

Et  comme  la  vieille  servante  le  regardait 
toute  saisie  : 

•  Les  Prossiens  la  réclament,  dit-il  d'une 
voix  enrouée;  ils  ont  la  force  pour  eux...  il 
faut  obéir.  > 

Alors  Lisbetb  déposa  ses  assiettes  au  bord  de 
la  table  et,  nous  regardant  ]'un  après  l'autre, 
elle  releva  son  bonnet  sur  sa  tète,  comme  si 
cettenouvelleavailpu  le  déranger,  puis  elle  dit: 

•  Madame  Thértee  part...  ça  n'est  pas  pos- 
sible... je  ne  croirai  jamais  cela. 

— 11  le  faut,  ma  pauvre  Lisbeth,  répondit 
madame  Thérèse  tristement,  il  le  faut,  je  suis 
prisonnière...  on  vient  me  chercher. 

— Les  Prussiens? 

—Oui,  les  Prussiens.  • 

Alors  la  vieille,  que  l'indignation  suffoquait 
dit: 

■  J'ai  toujours  pensé  que  ces  Prnssiens  n'é- 
taient pas  grand'chose  :  des  tas  de  gueux,  de 
véritables  bandits  1  Venir  attaquer  une  hounéte 
femmeT  Si  les  hommes  avaient  pour  deux  liarda 
de  cœur,  est-ce  qu'ils  souffriraient  çaî 

— Et  que  ferais-tuT  lui  demanda  l'oncle,  dont 
la  face  se  ranimait,  car  l'indignation  de  la  vieille 
lui  faisait  plaisir  intérieurement. 

—  Uoi,  je  chargerais  mes  kouydreiur', 

•  Piitolad  d«  otTtlgria. 


ROMANS    NATIONAUX. 


1 


"C'-'.-v-pr^it^M 


Fû  toutmn  peasJ  qm  cm  Pnusiau  n'tukit  pu  gnnd'chosa.  (PiEC  71.} 


s  écria  Lisbetb,  je  leur  dinÛB  par  la  fendtre  ; 
«  Passez  votre  chemin,  bandits  1  n'entrez  pas, 
ou  gare  I  ■  Et  le  premier  gni  dépasserait  la 
porte,  je  l'éteodraiB  roide.  Oh  !  les  gueuz  I 

—  Oui,  oui,  ât  l'oncle,  toïU  comment  on 
devrait  recevoir  des  gens  pareils  ;  mais  nous  ne 
sommes  pas  les  pins  forts.  • 

Puis  il  se  remit  A  marcher,  et  Uibeth,  tonte 
tremblante,  plaça  les  couverts. 

Madame  Thôi^  ne  disait  rien. 

La  table  mise,  nous  dinimes  tout  rêveurs. 
Ce  n'est  qu'à  la  fin,  lorsque  l'oncle  alla  cher- 
cher une  vieille  bouteille  de  boui^ogne  à  la 
cave,  et  que  rentrant  il  s'écria  tristement  : 

•  Bt^jouissons  un  peu  nos  cœurs,  et  fortiâons- 
Qous  contre  ces  grands  chagrins  qui  nous  ac- 
cablent. Qu'avant  votre  départ,  madame  Thé- 


rèse, ce  vieux  vin  qui  tous  a  rendu  Ja  force,  et 
qui  nous  a  tous  égayés  un  jour  de  bonheur, 
brille  encore  au  niilieu  de  nous,  comme  un 
rayon  de  soleil,  et  dissipe  quelques  instants  les 
nuages  qui  nous  entourent.  > 

Ce  n'est  qu'au  moment  où  d'une  voix  ferme, 
il  dit  cela,  que  nous  sentîmes  renaître  un  peu 
notre  courage. 

Maisquelquesinstanlsaprès,  lorsque,  s' adres- 
sant à  Lisbeth,  il  lui  dit  de  chercher  un  verre 
pour  trinquer  avec  madame  Thérèse,  et  que  la 
pauvre  vieille  se  mit  à  fondre  en  larmes,  le  ta- 
blier sur  la  figure,  alors  notre  fermeté  dispa- 
rut, et  tous  ensemble  nous  nous  mimes  à  san- 
gloter comme  des  malheureux. 

I  Oui,  oui,  disait  l'oncle,  nous  avons  en  du 
bonheur  ensemJile...  voiU  l'histoire  humaine  : 


MADAME   THKRESr:. 


e  Tliiirâsu!  li'tge  li.i 


(«  instâDls  de  joie  passent  vite  et  la  douleur 
lî'ire  /ocgtemps.  Celui  qui  nous  regarde  ti- 
liatK  «ait  pourtant  que  nous  ne  mérilons  pas  de 
«affrir  ainsi,  que  des  êtres  mèchanis  nous  ont 
(tesoiéa  ;  mais  il  sait  aussi  que  la  force,  !a  vraie 
force  est  dans  sa  main,  et  qu'il  pourra  nous 
rendre  heureux  dès»  qu'il  le  voudra.  C'esl  pour 
cela  qu'il  permet  ces  iniquilés,  car  il  a  confiance 
Abus  )a  réparation.  Soyons  donc  calmes  et 
tionB-Dous  en  lui.— A  la  santé  de  madame  Thé- 
rèse! • 

fô  OODS  bûmes  tous,  les  joues  couvertes  de 
tûmes. 

Lisbeth,  en  entendant  parler  de  la  puissance 

de  [heu,  s'était  un  peu  calmée,  car  elle  avait 

I  des  seoitunerttB  pieux,  et  pensa  que  les  choses 

àev^«nt  être  ainsi,  povirle  plus  tiraud  bien  de 


tous  dans  la  vie  éternelle,  mais  eiie  n'en  ood- 
linua  pas  moins  à  maudire  les  Prussiens  du 
fond  de  l'âme,  et  tous  ceux  qui  leur  ressem- 
blaient. 

Après  dîner,  l'oncle  recommanda  surtout  à 
l;i  vieille  servante  de  ne  pas  répandre  le  bruit 
de  ces  événements  au  village,  sans  quoi  Ricbter 
et  tous  les  gueux  d'Austatt  seraient  là  le  len- 
demain de  bonne  heure  pour  voir  le  départ  de 
madame  TLêrèse  et  jouir  de  notre  humiliation, 
Elle  le  comprit  très-bien,  et  lui  promit  de  mo- 
dérer sa  langue.  Puisl'oaiîle  sortit  pour  aller 
voir  le  mauaer. 

Toute  cette  après-midi,  je  ne  quittai  pas  la 
maison.  Madame  Thérèse  continua  ses  prepa- 
vatifs  de  départ;  Lisbeih  l'aidait  et  voulait 
fourrer  dans  son  sac  une  foule  de  cttoses  inu- 


tiles,  disant  qu'il  faut  de  tout  en  route,  qu'on 
est  content  de  trouver  ce  qu'on  a  mis  dans  un 
coin  ;  qu'étant  un  joui  iJlée  à  Pirmasens,  elle 
avait  bien  regi-elté  son  peigne  et  ses  tresses  à 
rubans. 

Madame  Thérèse  souriait 

«  Non,  Lisbethf  disait-elle,  songez  donc  que 
je  ne  voyagerai  pasen  voiture,  et  que  tout  cela 
sera  sur  mon  dos  :  trois  bonnes  chemises,  trois 
mouchoirs,  deux  paires  de  souliers  et  quelques 
paires  de  bas  suffisent.  A  toutes  les  haltes  on 
s'arrête  une  heure  ou  deux  près  de  la  fontaine  ; 
on  fait  la  lessive.  Vous  ne  connaissez  pas  la 
lessive  des  soldats?  Mon  Dieu,  que  de  fois  je  l'ai 
faite!  Nous  autres  Français,  nous  aimons  à 
être  propres,  et  nous  le  sommes  toujours  avec 
notre  petit  paquet.  » 

Elle  paraissait  de  bonne  humeur,  et  seule- 
ment lorsqu'elle  adressait  de  temps  en  tenips 
à  Scipio  quelques  paroles  amicales,  sa  voix 
devenait  toute  mélancolique;  je  ne  savais  pas 
pourquoi,  mais  je  le  sus  plus  tard,  lorsque 
l'oncle  revint. 

La  journée  s'avançait;  sur  les  quatre  heures, 
i3L  nuit  commençait  à  se  faire;  en  ce  moment 
tout  était  prêt,  le  sac  renfermant  les  effets  de 
madame  Thérèse  pendait  au  mur.  Elle  s'assit 
au  coin  du  fourneau,  m'attirant  sur  ses  genoux 
en  silence;  Lisbeth  rentra  dans  la  cuisine,  pré- 
parer le  3ouper,  et  dés  lors  aucune  parole  ne 
fut  échangée;  la  pauvre  femme  rêvait  sans 
doute  à  l'avenir  qui  l'attendait  sur  la  route  de 
Mayence,  au  miUeu  de  ses  compagnons  d'in- 
fortune ;  elle  ne  disait  rien,  et  je  jsentais  sa 
douce  respiration  sur  ma  joue. 

Gela  durait  depuis  une  demi-heure,  et  la 
nuit  était  venue,  lorsque  Toncle  ouvrit  la  porte, 
en  demandant  : 

«  Ëtes-vouslà,  madame  Thérèse? 

—  Oui,  monsieur  le  docteur. 

—  Bon...  bon...  j'ai  vu  mes  malades.. »  j'ai 
prévenu  Eoftel,  le  mauser  et  le  vieux  Schmitt; 
tout  va  bien,  ils  seront  ici  ce  soir  poiuf  recevoir 
vos  adieux.  » 

Sa  voix  était  raffermie.  Il  alla  lui-même 
chercher  de  la  lumière  à  la  cuisine,  et  nous 
voyant  ensemble  en  rentrant,  cela  parut  le  ré- 
jouir. 

«  Firitzel  se  conduit  bien,  dit-il.  Maintenant 
il  va  perdre  vos  bonnes  leçons;  mais  j'espère 
qu'il  s'exercera  tout  seul  à  lire  en  français,  et 
qu'il  se  rappellera  toujours  qu'un  homme  ne 
vaut  que  par  ses  connaissances.  Je  compte  là- 
dessus.  » 

Alors  madam3  Thérèse  lui  fit  voir  son  petit 
jquet  en  détail;  elle  souriait,  et  l'oncle  di- 


'î.'iit  : 


t  tjucl  heureux  caractère  ont  ces  Français  I 


Au  milieu  des  plus  grandes  infortunes^  ils  con- 
servent un  fonds  de  gaieté  naturelle;  leur  déso- 
lation ne  dure  jamais  plusieurs  jours.  Voilà  ce 
que  j'appelle  im  présent  de  Dieu,  le  plus  beau, 
le  plus  désirable  de  tous.  > 

Mais  de  cette  joiirnée, —  dont  le  souvenir  ne 
s'effacera  jamais  de  ma  mémoire,  parce  qu'elle 
fut  la  première  où  je  vis  la  tristesse  de  ceux  que 
j'aimais  ;  —  de  tout  ce  jour,  ce  qui  m'attendrit 
le  plus,  ce  fut  quelques  instants  avant  le  sou- 
per, lorsque,  tranquillement  assise  derrière  le 
poêle,  la  tête  de  Scipio  sur  les  genoux,  et  i*e- 
gardant  au  fond  de  la  salle  obscure  d'un  air 
rêveur,  madame  Thérèse  se  prit  tout  à  coup  i 
dire  : 

«  Monsieur  le  docteur,  je  vous  dois  bien  des 
choses...  et  cependant  il  faut  que  je  vous  fasse 
encere  une  demande. 

—  Quoi  donc,  madame  Thérèse? 

—C'est  de  garder  auprès  devons  mon  pauvre 
Scipio...  de  le  garder  en  souvenir  de  moi... 
Qu'il  soit  le  compagnon  de  Fritzel,  comme  il  a 
été  le  mien,  et  qu'il  n'ait  pas  à  supporter  les 
nouvelles  épreuves  de  ma  vie  de  prisonnière.  • 

Comme  elle  disait  cela,  je  crus  sentir  mon 
cœur  se  gonfler,  et  je  frémis  de  bonheur  et  de 
tendresse  jusqu'au  fond  des  entrailles.  J^étais 
accroupi  sur  ma  petite  chaise  basse  devant  le 
fourneau  ;  je  pris  mon  Scipio,  je  l'attirai,  j'en- 
fonçai mes  deux  grosses  mains  rouges  dans  son 
épaisse  toison,  un  véritable  déluge  de  larmes 
inonda  mes  joues;  il  me  semblait  qu'on  venait 
de  me  rendre  tous  les  biens  de  la  terre  et  du 
del  que  j'avais  perdus. 

L'oncle  me  regardait  tout  surpris;  il  com- 
prit sans  doute  ce  que  j'avais  souffert  en  son- 
geant qu'il  fallait  me  séparer  de  Scipio,  car 
au  lieu  de  faire  des  observations  à  madame 
Thérèse  sur  le  sacrifice  qu'elle  s'imposait,  il 
dit  simplement  : 

«  J'accepte,  madame  Thérèse,  j'accepte  pour 
Fritzel,  afin  qu'il  se  souvienne  combien  vous 
l'avez  aimé;  qu'il  se  rappelle  toujours  que  dans 
le  plus  grand  chagrin  vous  lui  avez  laissé^ 
comme  marque  de  votre  affection,  un  être  bon, 
fidèle,  non-seulement  votre  propre  compagnon, 
mais  encore  celui  de  Petit-Jean,  votre  frère  ; 
qu'il  ne  l'oublie  jamais  et  qu'il  vous  aime 
aussi.  » 

Puis  s'adressant  à  moi  : 

c  Fritzel,  dit-il,  tu  ne  remercies  pas  madame 
Thérèse! 

Alors  je  me  levai,  et  sans  pouvoir  dire  un 
mot  tant  je  sanglotais,  j'allai  me  jeter  dans  les 
bras  de  cette  excellente  femme  et  je  ne  la  quit- 
tai plus;  je  me  tenais  près  d'elle,  le  bras  sur 
son  épaule,  regardant  à  nos  pieds  Scipio  à  tr:-.- 
vers  de  grosses  larmes,  et  le  touchant  du  '::oui 


f 


HADANB  THERBSB. 


des  doigts  avec  un  sentiment  de  joie  ioezpri- 

n  [lUut  du  temps  pour  m'apaiser.  Madame 
Thérèse,  en  m" embrassant,  disait  :  i  Cet  enfant 
a  1)011  cœur,  il  s'attache  facilement,  c'est  bien!  • 
ce  ifiii  redoublait  encore  mes  pleurs.  Elle  écar- 
lail  mes  ulieveux  de  mon  front  et  semblait 
atlendrie. 

Après  le  souper,  Eoffel,  le  mauser  et  le  vieux 
Schmitt  arrivèrent  gravement,  le  bonnet  soua 
le  bras;  ils  exprimèrent  à  madame  Thérèse 
leur  chagrin  de  la  voir  partir,  et  leur  indigna- 
tion contre  ce  gueux  de  Richter,  auquel  tout  le 
monde  attribuait  la  dénonciation,  car  seul  il 
était  capable  d'an  trait  pareil. 

On  s'était  assis  autour  du  fourneau  ;  madame 
Thérèse  semblait  touchée  de  la  douleur  de  ces 
braves  gens,  et  malgré  cela,  son  caractère 
ferme,  décidé,  ne  l'abandonnait  pas. 

■  Econtet,  mes  amis,  dit-elle,  si  le  monde 
était  semé  de  roses,  et  si  l'on  ne  trouvait  par- 
font que  des  gens  de  cœur  pour  célébrer  la 
jnstice  et  le  bon  droit,  quel  mérite  aurail-on  à 
«mtenir  ces  principes  T  Franchement,  cela  ne 
Tandrait  pas  la  peine  de  vivre  I  Nous  avons  de 
la  chance  d'arriver  dans  un  temps  où  l'on  fait 
de  grandes  choses,  où  l'on  combat  pour  la 
liberté;  du  moins  on  parlera  de  nous,  et  notre 
emlence  n'aura  pas  été  inutile  :  toutes  nos 
misères,  tontes  nos  souffrances,  tout  notre 
tang  répandu  formeront  un  sublime  spectacle 
pour  les  générations  futures;  tous  les  gueux 
frémiront  en  pensant  qu'ils  auraient  pu  nous 
rencontrer  et  que  noua  les  aurions  balayés,  et 
toutes  tes  grandes  âmes  regretteront  de  n'avoir 
pu  prendre  part  à  nos  travaux.  Voilà  le  fond 
des  choses.  Ne  me  plaignez  donc  pas;  je  suis 
fiëre  et  je  suis  heureuse  de  souffrir  pour  la 
Fiance,  qui  représente  dans  te  monde  la  liberté, 
la  justice  et  le  droit.  —  Vous  nous  crojec  peut- 
être  twttust  c'est  une  erreur  mous  avons 
reculé  d'un  pas  hier,  noua  en  ferons  vingt  en 
avant  demain-  Kt  ai  par  malheur  la  France  ne 
représente  plus  un  jour  cette  grande  cause  que 
nous  défendons,  d'autres  peuples  prendront 
notre  place  et  poursuivront  notre  ouvrage,  car 
la  jusûce  et  la  liberté  aont  immortelles  et  tous 
les  despotes  du  monde  ne  parviendront  jamais 
à  les  détruire.  —  Quant  à  moi,  je  pars  pour 
Mayence  et  peut-être  pour  la  Prusse,  escortée 
par  des  soldats  tlf  Brunswick;  mais  souvenez- 
vous  de  ce  que  je  vous  dis  :  tes  Républicains 
n'en  sont  encore  qu'à  leur  première  étape,  et  je 
s'iîs  sûre  qu'avant  la  hn  de  l'année  prochaine 
■U  '-iendront  me  délivrer,  • 

.■Unsi  parlait  cette  femme  flère,  qui  souriait, 
et  dont  les  yeux  ëlincelaient.  On  voyait  bien 
loe  les  misâres  n'étaient  rien  pour  elle,  et 


chacun  pensait  ;  t  Si  ce  sont  là  les  femmes 
républicaines,  qu'est-ce  que  le^  hommes  doi- 
vent donc  être  T  ■ 

Eoffel  pâlissait  de  plaisir  en  l'écoutant  parler; 
le  mauser  clignait  de  l'œil  à  l'oncle  et  lui  disait 
tout  bas  : 

•  Tout  ça,  je  le  sus  depuis  longtemps,  c'est 
écrit  dans  mon  livre  ;  U  faut  que  ces  choses  ar- 
rivent... c'est  écrit  I  » 

Le  vieux  Schmitt,  ayant  demandé  la  per- 
mission d'allumer  sa  pipe,  lançait  de  grosses 
bouffées  coup  sur  coup,  et  murmurait  entre  ses 
dents  : 

<  Quel  malheur  que  je  n'aie  pas  vingt  anal 
j'irais  m'engager  chez  ces  gens-là!  Voilà  ce 
qu'il  me  fallait...  Qu'est-ce  qui  m'empêche- 
rait de  devenir  général  comme  le  premier 
venut  Quel  malheur  I  ■ 

Enfin,  sur  le  coup  de  neuf  heures,  l'oncle 
dit: 

<  n  se  fait  tard...  il  faudra  partir  avant  le 
jour...  Je  crois  que  noua  ferions  bien  d'aller 
prendre  un  peu  de  repos.  • 

,  Et  tout  le  monde  se  leva  dans  une  sorte  d'at- 
tendrissement; on  s'embrassa  les  uns  les  autres 
comme  de  vieilles  connaissances,  en  se  pro- 
mettantde  nejamais  s'oublier.  Eoffelet  Schmitt 
sortirent  les  premiers,  le  mauser  et  l'oncle  s'en- 
tretinrent un  instant  tout  bas  sur  le  seuil  de  la 
maison.  Il  faisait  un  clair  de  lune  superbe,  tout 
était  blanc  sur  la  terre  ;  le  ciel,  d'un  bleu  som- 
bre, fourmillait  d'étoiles.  Madame  Thérèse, 
Scipioetmoi  nous  sortîmes  contempler  ce  ma- 
gnifique spectacle,  qui  montre  bien  la  petitesse 
et  la  vanité  des  choses  humaines  quand  on  y 
pense,  et  qui  confond  l'esprit  par  sa  grandeur 
sans  bornes. 

Puis  le  mauser  s'éloigna,  serrant  de  nouveau 
la  main  de  l'oncle;  on  le  voyait  comme  en 
plein  jour  marcher  dans  la  rue  déserte.  Enfin 
il  disparut  au  coin  de  la  nielle  des  Orties,  elle 
froid  étant  trés-vif,  nous  rentrâmes  tous  en 
nous  souhaitant  le  bonsoir. 

L'oncle,  sur  le  seuil  de  ma  chambre,  m'em- 
brassa et  me  dit  d'une  voix  étrange,  en  me  ser- 
rant sur  son  cœur  : 

«  Fritzel...  travaille...  travaille...  et  conduis- 
toi  bien,  cher  enfant!  • 

n  entra  chez  lui  tout  ému. 

Moi,  je  ne  pensais  qu'au  l>onheur  de  garder 
Scipio.  One  fois  dans  ma  chambre,  je  le  fia  cou- 
cher à  mes  pieds,  entre  le  chaud  duvet  et 
le  bois  de  lit;  il  se  tenait  là  tranquille,  la  tête 
entre  les  pattes  ;  je  sentais  ses  Qancs  se  dilater 
doucement  à  chaque  respi  ration,  et  je  n'aurais 
pas  changé  mon  «Jrt  contre  celui  de  "«empe- 
reur d'Allen:  îgne. 

Jusque  passé  dix  heures,  il  me  fut  impos^le 


■r. 


ROMANS    NATIONAUX. 


■le  dormir,  en  sODgeant  à  ma  félicité.  L'oncle 
allait  et  venait  chez  lui;  je  l'entendis  ouvrir 
snn  secrétaire,  puis  faire  du  feu  dans  le  poêle 
de  sa  chambre  pour  la  première  fois  de  l'hiver; 
je  pensai  qu'il  avait  l'idée  de  veiller,  et  je  finis 
par  m' endormir  profondément. 


Neuf  heures  sonnaient  à  l'église,  lorsque  je 
fus  éveillé  par  un  cliquetis  de  ferraille  devant 
notre  maison  ;  des  chevaux  piétinaient  sur  la 
terre  durcie,  on  entendait  des  gens  parler  à 
notre  purte. 

L'idée  me  vint  aussitôt  que  les  Prussiens 
arrivaient  pour  prendre  madame  Thérèse,  et  je 
souhaitât  de  tout  mon  cœur  que  l'oncle  Jacob 
li'oilt  pas  aussi  longtemps  dormi  que  moi.  Deux 
minutes  après  je  descendais  l'escalier,  et  je 
découvrais  au  bout  de  l'allée  cinq  ou  six  hus- 
sards enveloppés  dans  leur  dolman,  la  grande 
sabretaclie  pendant  jusqu'au-dessous  de  l'é- 
trier,  et  le  sabre  au  poing.  L'officier,  un  petit 
blond  très-maigre,  les  joues  creuses,  les  pom- 
mettes plaquées  de  rose  et  les  grosses  mous- 
taches d'un  roux  fauve,  se  tenait  en  travers  de 
l'allée  sur  un  grand  cheval  noir,  et  Lisbeth,  le 
balai  à  la  main,  répondait  à.  ses  questions  d'uu 
air  effrayé. 

Plus  loin,  s'étendait  un  cercle  de  gens,  la 
bouche  béante,  se  penchant  l'un  sur  l'autre 
pour  entendre.  Au  premier  rang,  je  remar- 
quai le  mauser,  les  mains  dans  les  poches,  et 
H.  Richter  qui  souriait,  les  yeux  plissés  et 
les  dents  découvertes,  comme  un  vieux  renard 
en  jubilation.  Il  était  venu  sans  doute  pour 
jouir  de  la  confosion  de  l'oncle. 

•  Ainsi  votre  maître  et  k  prisonnière  sont 
partis  ensemble  ce  matin?  disait  l'officier. 

— Oui,  monsieur  le  commandant,  répondit 
Lisbeth. 

— A  quelle  heure? 

— Entre  cinq  et  six  heures,  monsieur  le  com- 
mandant, il  faisait  encore  nuit;  j'ai  moi-même 
accroché  la  lanterne  au  timon  du  traîneau. 

—Vous  aviez  donc  reçu  l'avis  de  notre  arri- 
vée ?  dit  l'offlcier  en  lui  lançant  un  coup  d'œil 
perçant?  • 

Lisbeth  regarda  le  mauser,  qui  sortit  du 
cercle  et  répondit  pour  elle  sans  gène  , 

t  Sauf  vo  tre  respect,  j 'ai  tu  le  docteur  Jacob 
hier  soir,  c'est  un  de  ms3  amis...  Cette  pauvre 
vieille  ne  sait  rien...  Depuis  longtemps  le  doc- 
teur était  las  de  la  Française,  î)  avait  envie  de 
s'en  débarrasser,  et  quand  il  a  ru  qu'elle  pou- 


vait supporter  le  voyage,  il  a  profité  du  pre- 
mier moment. 

— Mais  comment  ne  les  avons-nous  pas  ren- 
contrés sur  la  route?  s'écria  le  Prussien  en 
regardant  le  mauser  de  la  tête  aux  pied?. 

— Hél  vous  aurez  pris  le  chemin  de  la  vallée, 
-le  docteur  aura  passé  par  le  Waldeck  et  la 
mont^ne;  il  y  a  plus  d'un  chemin  pour  aller  à 
Kaiserslant«m.  > 

L'officier,  sans  répondre,  sauta  de  son  che- 
Tal,  il  entra  dans  notre  chambre,  poussa  la 
porte  de  la  cuisine  et  fit  semblant  de  regarder 
à  droite  et  à  gauche;  puis  il  ressoriit  et  dit  en 
se  remettant  en  selle  : 

■  Allons,  voilà  noire  affaire  faite;  le  reste  ne 
noua  regarde  plus.   • 

Use  dirigea  vers  le  Cruchon-d'or,  ses  hommes 
le  suivirent,  et  la  foule  se  dispersa,  causant  de 
ces  événements  extraordinaires.  Richter  sem- 
blait confus  et  comme  indigné,  Spick  nous 
regardait  d'un  œil  louche  ;  ils  remontèrent  en- 
semble les  marches  de  l'auberge,  et  Scipio, 
qui  s'était  tenu  sur  notre  escalier,  sortit  alors 
en  aboyant  de  toutes  ses  forces. 

Les  hussards  se  rafraîchirent  au  Cruchon- 
d'Or,  puis  nous  les  revîmes  passer  devant  cheE 
nous,  sur  la  route  de  Eaiserslaulern,  et  depuis 
nous  n'en  eûmes  plus  de  nouvelles. 

Lisbeth  et  moi  nous  pensions  que  l'oncle  re- 
viendrait à  la  nuit;  inais  quand  nous  vîmes 
s'écouler  tout  le  jour,  puis  le  lendemain  et  le 
surlendemain  sans  même  recevoir  de  lettre , 
on  peut  s'imaginer  notre  inquiétude. 

Scipio  montait  et  descendait  dans  la  maison; 
il  se  tenait  le  nez  au  bas  de  la  porte  du  matin 
au  soir,  appelant  madame  Thérèse,  reniflant 
et  pleurant  d'un  ton  Jamentable.  .Sa  désolation 
nous  gagnait;  mille  idées  de  malheurs  nous 
passaient  par  la  tète. 

Le  mauser  venait  nous  voir  tous  les  soirs  et 
nous  disait  : 

■  Bah  !  tout  cela  n'est  rien;  le  docteur  a  voulu 
recommander  madame  Thérèse,  il  ne  pouvait 
pas  la  laisser  partir  avec  les  prisonniers,  c'était 
contraire  au  bon  sens;  il  aura  demandé  une 
audience  au  feld-marécbal  Brunswick,  pour 
tâcher  de  la  faire  entrer  à  l'hôpital  de  Eai- 
serslautem,..  Toutes  ces  démarches  deman 
dent  du  temps...  Tranquillisez- vous,  il  revien- 
dra. • 

Ces  paroles  nous  rassuraient  un  peu,  car  le 
taupier  semblait  très-calme;  il  fumait  sa  pipe 
au  coin  du  fourneau,  les  jambes  étendues  et 
lamine  rêveuse. 

Malheureusement  le  garde  forestier  Rœdig, 
qui  demeurait  dans  hs  bois,  sur  le  chemin  de 
Pirmasens,  où  se  trouvaient  alors  les  Français, 
vintapporter  un  rapporta  la  mairie  d'Anslatt. 


^ 


MADAME  THÉRÈSE. 


77 


i 


f 


et  s'étant  arrâté  quelques  instants  à  Tauberge 
de  Spick,  il  raconta  que  Toncle  Jacob  avait 
passé,  trois  jours  auparavant,  vers  huit  heures 
du  matin,  devant  la  maison  forestière  et  qu'il 
s'y  était  même  arrêté  un  instant  avec  madame 
Thérèse,  pour  se  réchauffer  et  hoire  un  verre 
de  vin.  Il  dit  aussi  que  Tonde  paraissait  tout 
joyeux,  et  qu'il  avait  deux  longs  kougelreiur 
dans  les  poches  de  sa  houppelande. 

Alors  le  bruit  courut  que  le  docteur  Jacob, 
au  lieu  de  se  rendre  à  Kaiserslautem,  avait 
conduit  la  prisonnière  chez  les  Républicains, 
et  ce  fut  un  grand  scandale  ;  Richter  et  Spick 
criaient  partout  qu'il  méritait  d'être  fusillé, 
que  c'était  une  abomination,  et  qu'il  fallait 
confisquer  ses  biens. 

Le  mauser  et  Eoffel  répondaient  que  le  doc- 
teur s'était  sans  doute  trompé  de  chemin  à 
cause  des  grandes  neiges,  qu'il  avait  pris  à 
gauche  dans  la  montagne;  au  lieu  de  tourner  à 
droite,  mais  chacun  savait  bien  que  Toncle  Ja- 
cob connaissait  le  pays  comme  pas  un  contre- 
bandier^  et  Tindignation  augmentait  de  jour  en 
jour. 

Je  ne  pouvais  plus  sortir  sans  entendre  mes 
camarades  ciier  que  Toncle  Jacob  était  un  ja- 
cobin ;  il  me  fallait  livrer  bataille  pour  le  dé- 
fendre ^  et  malgré  le  secours  de  Scipio,  je 
renim  plus  d'une  fois  à  la  maison  le  nez 
meurtri. 

.  Lisbeth  se  désolait  surtout  des  bruits  de  con- 
Gscation  :  "^  ♦ 

>  Quel  malheur  I  disait-elle  les  mains  jointes, 
quel  malheur  à  mon  âge,  d'être  forcée  de  faire 
son  paquet  et  d'abandonner  ime  maison  où  l'on 
apassé  la  moitié  de  sa  vie  1  » 

C'était  bien  triste.  Le  mauser  seul  conservait 
son  air  tranquille. 

«  Vous  êtes  des  fous  de  vous  faire  du  mau- 
vais sang,  disait-il  ;  je  vous  répète  que  le  doc- 
teur Jacob  se  porte  bien  et  qu'on  ne  confisquera 
rien  du  tout.  Tenez- vous  en  paix,  mangez 
bien,  dormez  bien,  et  pour  le  reste,  j'en  ré- 
ponds. > 

n  clignait  de  l'œil  d'un  air  malin,  et  finissait 
toujours  par  dire  : 

«  Mon  tivre  raconte  ces  choses...  Maintenant 
elles  s'accomplissent  et  tout  va  très-bien.  • 

Malgré  ces  assurances  tout  allait  de  mal  en 
pis,  et  la  racaille  du  village  excitée  par  ce 
gueux  de  Richter  commençait  à  venir  crier 
sous  nos  fenêtres,  lorsqu'un  beau  matin  tout 
rentra  subitement  dans  Tordre.  Vers  le  soir  le 
Hïauser  arriva,  la  mine  riante,  et  prit  sa  place 
ordinaire  en  disant  à  Lisbeth  qui  filait  : 

•  îh  bien,  on  ne  crie  plus,  on  ne  veut  plus 
nous  confisquer,  on  se  tient  bien  tranquille, 
bôJhèlhêl. 


n  n'en  dit  pas  davantage,  mais  dans  la  nuit 
nous  entendîmes  des  voitures  passer  en  foule, 
des  gens  marcher  en  masse  par  la  grande  rue  ; 
c'était  pire  qu'à  Tarrivéedes  Républicains,  car 
personne  ne  s'arrêtait  :  on  allait...  on  allait 
toujours  I 

Je  ne  pus  dormir  une  minute,  Scipio  à  chaque 
instant  grondait.  Au  petit  jour,  ayant  regardé 
par  nos  vitres,  je  vis  encore  une  dizaine  de 
grandes  voitures  chargées  de  blessés,  s'éloigner 
en  cahotant.  C'étaient  des  Prussiens.  Puis  arri- 
vèrent deux  ou  trois  canons,  puis  une  centaine 
de  hussards,  de  cuirassiers,  de  dragons,  pêle- 
mêle  dcsis  un  grand  désordre;  puis  des  cava- 
liers démontés,  leur  porte-manteau  sur  l'épaule 
et  couverts  de  boue  jusqu'à  Téchine.  Tous  ces 
honunes  semblaient  harassés  ;  mais  ils  ne  s'ar- 
rêtaient pas,  ils  n'entraient  pas  dans  les  mai- 
sons, et  marchaient  comme  sHls  avaient  eu  le 
diable  à  leurs  trousses. 

Les  gens,  sur  le  seuil  de  leur  porte,. regar^ 
daient  cela  d'un  air  morne. 

En  jetant  les  yeux  sur  la  côte  du  Birkenwald, 
on  voyait  la  file  des  voitures,  des  caissons,  de 
la  cavalerie  et  de  l'infanterie  se  prolonger  bien 
au  delà  du  bois. 

C'était  l'armée  du  feld-maréchal  Brunswick 
en  retraite  après  la  bataille  de  Frœschwiller, 
comme  nous  l'avons  appris  plus  tard;  elle  avait 
tra^rsé  le  village  dans  une  seule  nuit.  Cela  se 
passait  du  28  au  29  décembre,  et  si  je  me  le 
rappelle  si  bien,  c^est  que  le  lendemain  de 
bonne  heure,  le  mauser  et  Eofiél  arrivèrent 
tout  joyeux,  ils  avaient  une  lettre  de  l'oncle 
Jacob,  et  le  mauser,  en  nous  la  montrant,  dit  : 

fl  Hé!  hél  hé!  ça  va  bien...  ça  va  bien!  le 
règne  de  la  justice  et  de  l'égalité  commence... 
Écoutez  un  peu!  » 

n  s'assit  devant  notre  table,  les  deux  coudes 
écartés.  J'étais  près  de  lui  et  je  lisais  par-des- 
sus son  épaule  ;  Lisbeth,  toute  p&le,  écoutait 
derrière,  et  Eoffel,  debout  contre  la  vieille  ar- 
moire, souriait  en  se  caressant  le  menton.  Ils 
avaient  déjà  lu  la  lettre  deux  ou  trois  fois,  le 
mauser  la  savait  presque  par  cœur. 

Donc  il  lut  ce  qui  suit,  en  s^arrêtant  parfois 
pour  nous  regarder  d'un  air  d'enthousiasme  : 

c  Wifleem bourg,  le  S  niTÔse  an  II 
«  de  la  République  française. 

•  Aux  citoyens  Mauser  et  Eoffel,  à  la  ci- 
toyenne  Lisbeth,  au  petit  citoyen  Fritzel, 
salut  et  fraternité  ! 

«  La  citoyenne  Thérèse  et  moi  nous  vous 
souhaitons  d'abord  joie,  concorde  et  prospé- 
rité, ^i 
■  Vous  saurez  enssite  que  nous  vous  écri* 
vous  ras  ligne»*  de  Wissembourg,  au  miliuia 


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ROMANS  NATIONAUX. 


•  des  triomphes  de  la  guerre  :  nous  avons 
i  chassé  les  Prussiens  de  Frœschwiller,  et  nous 

•  sommes  tombés  sur  les  Autrichiens  au  Geis- 

•  berg  comme  le  tonnerre. 

«  Ainsi  l'orgueil  et  la  présomption  reçoivent 
t  leur  récompense  ;  quand  les  gens  ne  veulent 
«  pas  entendre  de  bonnes  raisons,  il  faut  bien 
«  leur  en  donner  de  meilleures;  mais  c'est  teiv 
«  rible  d'en  venir  à  de  telles  extrémités,  oui, 

t^  c'est  terrible  I 

«  Mes  chers  amis,  depuis  longtemps  je  gémis- 
«  sais  en  moi-même  sur  Taveuglement  de  ceux 
«  qui  dirigent  les  destinées  de  la  vieille  Aile- 
«  magne  ;  je  déplorais  leur  esprit  d^injustice  , 
a  leiu*  égolsme;  je  me  demandais  si  mon  devoir 
t  d'honnête  homme  n'était  pas  de  rompre 
«  avec  tous  ces  êtres  orgueilleux,  et  d'adopter 
«  les  {principes  de  justice,  d'égalité  et  de  fra- 
c  temité  proclamés  par  la  Révolution  fran- 
«  çaise.  Tout  cela  me  jetait  dans  un  grand 

•  trouble,  car  Phomme  tient  aux  idées  qu'il  a 
«  reçues  de  ses  pères,  et  de  telles  révolutions 
«  intérieures  ne  se  font  pas  sans  un  grand  dé- 
«  déchirement.  Néanmoins  j'hésitais  encore, 
«  mais  lorsque  les- Prussiens,  contrairement  au 
«  droit  des  gens,  léclamèrent  la  malheureuse 

■  prisonnière  que  j'avais  recueillie,  je  ne  pus 
«  en  supporter  davantage  :  au  lieu  de  conduire 
«  madame  Thérèse  à  Kaiserslautem,  je  pris 
«  aussitôt  la  résolution  de  la  mener  à  Pirma- 
«  sens,  chose  que  j'ai  faite  avec  Taide  de 
«  Dieu. 

«  A  trois  heures  de  l'après-midi,  nous  étions 

«  en  vue  des  avant-postes,  et  comme  madame 

«  Thérèse  regardait,  elle  entendit  le  tambour  et 

c  s'écria  :  ■  Ce  sont  les  Français  )  monsieur  le 

'  docteur,  vous  m'avez  trompée!  »  Elle  se  jeta 

•  dans  mes  bras^  fondant  en  larmes,  et  je  me 
«  pris  moi-même  à  pleurer,  tant  j'étais  ému  ! 

«  Sur  toute  la  route,  depuis  les  Trots-Maisons 
M  jusqu'à  la  place  du  Temple-Neuf,  les  soldats 

•  criaient  :  «  Voici  la  citoyenne  Thérèse  I  >  Us 
f  nous  suivaient,  et  quand  il  fallut  descendre 
R  du  traîneau,  plusieurs  m'embrassèrent  avec 

•  une  véritable  effusion.  D'autres  me  serraient 
R  les  mains,  enfin  on  m'accablait  d'honneurs. 

fl  Je  né  vous  parlerai  pas,  mes  chers  amis, 
I  de  la  rencontre  de  madame  Thérèse  et  du 
t  petit  Jean  ;  ces  choses  ne  sont  pas  à  peindre! 
I  Tous  les  plus  vieux  soldats  du  bataillon , 
I  même  le  conamandant  Duchêne,  qui  n'est 

>  pas  tendre,'  détournaient  la  tête  pour  ne  pas 

>  montrer  leurs  larmes  :  c'était  un  spectacle 
H  comme  je  n'en  ai  jamais  vu  de  ma  vie.  Le 

■  petit  Jean  est  un  brave  garçon  ;  il  ressemble 
I  beaucoup  à  mon  cher  petit  Fritzel,  aussi  je 

>  l'aime  bien. 

«-  Eo  ce  même  jou>  il  se  passa   des  événo-» 


ments  extraordinaires  à  Pirm^^^ens.  Les  Ré- 
publicains campaient  autour  de  laville;le 
général  Hoche  annonça  qu'on  allait  prendre 
les  quartiers  d'hiver,  et  qu'il  fallait  construire 
des  baraques.  Mais  les  soldats  refusèrent,  ils 
voulaient  loger  dans  les  maisons.  Alors  le 
général  déclara  que  ceux  qui  refuseraient  le 
service  ne  marcheraient  pas  au  combat.  J'ai 
moi-même  assisté  à  cette  proclamation,  qui 
se  lisait  dans  les  compagnies,  et  j'ai  vu  le 
général  Hoche  forcé  de  pardonner  à  ces 
hommes  devant  le  palais  du  prince^  car  ils 
étaient  dans  le  plus  grand  désespoir. 
«  Le  général  ayant  appris  qu'un  médecin 
d'Anstatt  avait  ramené  la  citoyenne  Thérèse 
au  premier  bataillon  de  la  deuxième  brigade, 
je  reçus  l'ordre,  vers  huit  heures,  d'aller  à 
rOrangerie.  Il  était  là,  près  d'une  table  de 
sapin,  habillé  comme  un  simple  haupîmanny 
avec  deux  autres  citoyens  qu'on  m'a  dit  être 
les  conventionnels  Lacoste  et  Baudot^  deux 
grands  maigres  qui  me  regardaient  de  Ira» 
vers.  —  Le  général  vint  à- ma  rencontre  : 
c'est  un  homme  brun,  les  yeux  jaunes  et  les 
cheveux  partagés  au  milieu  du  front;  il  s'ar- 
rêta en  face  de  moi  et  me  regarda  deux 
secondes.  Moi,  songeant  que  ce  jeune  homme 
commandait  l'armée  de  la  Moselle,  j'étais 
troublé;  mais  tout  à  coup  il  me  tendit  la 
main  et  me  dit  :  •  Docteur  Wagner,  je  vous 
remercie  de  ce  que  vous  avez  fait  pour  la 
citoyenne  Thérèse;  vous  êtes  un  honmie  de 
cœur.  » 

t  Puis  il  m*emmena  près  de  la  table,  où  se 
trouvait  déployée  une  carte,  et  me  demanda 
différents  renseignements  sur  le  pays  d'une 
façon  si  claire,  qu'on  aurait  cru  qu'il  con- 
naissait les  choses  bien  mieux  que  moi.  Na- 
turellement je  répondais,  les  deux  autres 
écoutaient  en  silence.  Finalement  il  me  dit  : 
Docteur  Wagner^  je  ne  puis  vous  proposer 
de  servir  dans  les  années  de  la  République, 
votre  nationalité  s'y  oppose;  mais  le  1*'  ba- 
taillon de  la  2*  brigade  vient  de  perdre  son 
chirurgien-major,  le  service  de  nos  ambu- 
lances est  encore  incomplet,  nous  n'avons 
que  des  jeunes  gens  pour  secourir  nos  bles- 
sés, je  vous  confie  ce  poste  d'honneur  :  l'hu- 
manité n'a  pas  de  patrie!  Voici  votre  com- 
mission. •  Il  écrivit  quelques  mots  au  bout 
de  la  table,  et  me  prit  encore  une  fois  la 
main  en  me  disant  :  t  Docteur»  croyez  à  mou 
estime  !  »  Après  cela,  je  sortis. 
«  Madame  Thérèse  m'attendait  dehors,  et 
quand  elle  sut  que  j'allais  être  à  la  tête  de 
l'ambulance  du  1*'  bataillon,  vous  pouvez 
vous  figurer  sa  joie. 
•  Nous  pensions  tous  rester  à  Pirmasens  jus» 


•  •  V  1 


'it^"* 


MADAME  THERESE. 


qu'au  printemps,  les  baraques  étaient  en 
train  de  se  bâlir^  quand  dans  la  nuit  du  sur- 
lendemain^ vers  dix  heures,  tout  à  coup  nous 
reçûmes  Tordre  de  nous  mettre  en  route 
SiOns  éteindre  les  feux,  sans  faire  de  bruit, 
sans  battre  la  caisse  ni  sonner  de  la  trom« 
pette.  Tout  Pirmasens  dormait.  J'avais  deux 
chevaux^  l'un  sous  moi,  Tautre  en  main; 
j'étais  au  milieu  des  officiers,  près  du  com- 
mandant Duchéne. 

•  Nous  partons,  les  uns  à  cheval,  les  autres 
à  pied,  les  cauons,  les  caissons,  les  voitures 
ectre  nous^  la  cavalerie  sur  les  flancs^  saus 
lune  et  sans  hen  pour  nous  guider*  Seule- 
ment, de  loin  en  loin,  un  cavalier  au  tour- 
oant  des  chemins  disait  :  «  Par  ici...  par 
ici  I...  •  Vers  onze  heures  la  lune  se  montra, 
nous  étions  en  pleine  montagne  :  toutes  les 
cimes  étaient  blanches  de  neige.  Les  hommes 
âpied,  le  fusil  sur  l'épaule,  couraient  pour 
se  réchauffer  ;  deux  ou  trois  fois  il  me  &Uut 
descendre  de  cheval,  tant  j'avais  Tonglée. 
Madame  Thérèse,  dans  sa  charrette  couverte 
d'une  toile  grise,  me  tendait  la  gourde,  et  les 
capitaines  étaient  toujours  là,  prêts  à  la  rece- 
voir après  moi;  plus  d*un  soldat  avait  aussi 
son  tour. 

•  Mais  nous  allions,  nous  allions  sans  nous 
arrêter,  de  sorte  que  vers  six  heures,  quand 
le  soleil  pâle  se  mit  à  blanchir  le  ciel,  nous 
étions  à  Lembach^  sous  la  grande  côte  boisée 
deStem/elz,  à  trois  quarts  de  Ueue  de  Wœrth. 
Alors,  de  tous  les  côtés  on  entendit  crier  : 
Halte!...  halte!...  »  Ceux  de  derrière  arri- 
vaient toujours;  à  six  heures  et  demie  toute 
l'armée  était  réimie  dans  im  vallon,  et  Ton 
se  mit  à  faire  la  soupe. 

«  Le  général  Hoche,  que  j'ai  vu  passer  alors 
avec  ses  deux  grands  conventionnels,  riait; 
il  semblait  de  bonne  humeur.  Il  entra  dans 
la  dernière  maison  du  village;  les  gens 
étaient  étonnés  de  nous  voir  à  cette  heure, 
comme  ceux  d'Anstatt  à  l'arrivée  des  Répu- 
blicains. Les  maisons  sont  si  petites  ici  et  si 
misérables,  qu'il  fallut  porter  deux  tables 
dehors,  et  que  le  général  tint  conseil  en 
plein  air  avec  ses  officiers,  pendant  que  les 
troupes  cuisaient  ce  qu'elles  avaient  em- 
porté. 

Cette  halle  dura  juste  le  temps  de  manger 
et  de  reboucler  son  sac.  Ensuite  il  fallut 
repartir  mieux  en  ordre. 
■  xi  huit  heures,  en  sortant  de  la  vallée  de 
UeicbsUofen,  nous  vîmes  les  Prussiens  retran- 
cbês  sur  les  hauleui-s  de  Frœschwiller  et  de 
Wœrth;  ils  étaient  plus  de  vingt  mille,  et 
leurs  redoutes  s'élevaient  les  unes  au-dessus 

•  dfisauinjb. 


1 


«  Toute  l'armée  comprit  alors  que  xious 
avions  marché  si  vite  pour  surprendre  ces 
Prussiens  seuls,  car  les  Autrichiens  étaient  à 
quatre  ou  cinq  lieues  de  là,  sur  la  ligne  de  la 
Motter.  Malgré  cela,  je  ne  vous  cache  pas, 
mes  chers  amis,  que  cette  vue  me  porta  d'a- 
bord un  coup  terrible;  plus  je  regardais, 
plus  il  me  semblai  t  impossible  de  gagner  la  ba- 
taille. D'abord  ils  étaient  plus  nombreux  que 
nous,  ensuite  ils  avaient  creusé  des  fosséi 
garnis  de  palissades,  et  derrière  on  voyait 
très-bien  les  canouniers  qui  se  penchaient  à 
côté  de  leurs  canons  et  qui  nous  observaient, 
tandis  que  des  files  de  baïonnettes  innom- 
brables se  prolongeaient  jusque  sur  la  côte. 
«  Les  Français,  avec  leur  caractère  insou- 
ciant, ne  voyaient  pas  tout  cela  et  parais- 
saient même  très-joyeux.  Le  bruit  s'étant 
répandu  que  le  général  Hoche  venait  de  pro- 
mettre six  cents  francs  pour  chaque  pièce 
enlevée  à  l'ennemi,  ils  riaient  en  se  mettant 
le  chapeau  sur  Toreille,  et  regardaient  les 
canons  en  criant  :  c  Adjugé!  adjugé  1  »  11  y 
avait  de  quoi  frémir  de  voir  une  pareille 
insouciance  et  d'entendre  ces  plaisanteries. 

•  Nous  autres,  Tam^bulance,  les  voitures  de 
toute  sorte,  les  caissons  vides  pour  transpor- 
ter les  blessés,  nous  restâmes  derrière,  et 
pour  dire  la  vérité,  cela  me  fit  un  véritable 
plaisir. 

■  Madame  Thérèse  était  à  trente  ou  quarante 
pas  en  avant  de  moi,  j'allai  me  mettre  près 
d'elle  avec  mes  deux  aides,  dont  l'un  a  été 
garçon  apothicaire  à  Landrecîes,  et  l'autre 
dentiste,  et  qui  se  sont  fait  chirurgiens  d'eux- 
mêmes.  Mais  ils  ont  déjà  de  l'expérience,  et 
ces  jeunes  gens,  avec  tm  peu  de  loisir  et  de 
travail,  deviendront  peut-être  quelque  chose. 
Madame  Thérèse  embrassait  alors  le  petit 
Jean,  qui  se  mit  à  courir  pour  suivre  le  ba- 
taillon. 

«  Toute  la  vallée,  à  droite  et  à  gauche,  était 
pleine  de  cavalerie  en  bon  ordre.  Le  général 
Hoche,  en  arrivant,  choisit  lui-même  tout 
de  suite  la  place  de  deux  batteries  sur  les 
collines  de  Reichshofen,  et  Tinfanterie  fit 
halte  au  milieu  de  la  vallée. 

•  Il  y  eut  encore  une  délibération,  puis  toute 
l'infanterie  se  rangea  en  trois  colonnes; 
Tune  passa  sur  la  gauche,  dans  la  gorge  de 
Kéebach,  les  deux  autres  se  mirent  en  marche 
sur  les  retranchements  l'arme  au  bras. 

•  Le  général  Hoche,  avec  quelques  officiers, 
se  plaça  sur  une  petite  hauteur,  à. gauche  de 
la  vallée. 

«  Tout  ce  qui  suivit,  mes  chers  anils,  me 
semble  encore  un  rêve.  Au  moment  où  les 
colonnes  arrivaient  au  pied  de  la  côte,  uc 


nOMANS  NATIONAUX. 


Cooibat  lit  FriMu'Lliwviller,  (pif»  80,1 


'<  horribiefracas,  comme  une  espèce  de  dëcbi- 
»  rement  épouvantable,  retenlit;  tout  fut  cou- 
«  vert  de  fumëe  :  c'étaient  les  Pruasieus  qui 
'  venaient  de  licber  leurs  batteries.  Une  se- 

■  conde  après,  la  fumée  s'étant  un  peu  dissi- 
'  pée,  nous  vîmes  ies  iS-ançais  plus  baut  sur 

■  la  côte;  ils  allongeaient  le  pas,  des  quantités 

■  de  blessés  restaient  derrière,  les  uns  étendus 

■  sur  la  lace,  les  autres  assis  et  cherchant  à  se 
I  relever. 

(  Pour  la  seconde  fois  les  Prussiens  tirèrent, 

•  puis  on  entendit  le  cri  terrible  des  Aëpubli- 

•  cains  :  I  Ala  balonneiul  •  £t  toute  la  monta- 

■  gne  se  mit  à  pétiller  comme  nn  feu  de  char- 
«  bonnière  où  l'on  donne  un  coup  de  pied.  Oi, 
'  ne  SB  voyait  plus,  parce  que  le  vent  poussait 

■  k  fumée  sur  nous,  et  l'on  ne  pouvait  plus  se 


dire  un  mot  à  quatre  pas,  tant  la  fusilladi*, 
les  hommes  et  lecanon  tonnaient  et  hurlaient 
ensemble.  Sur  les  cAtée,  les  chevaux  de  notre 
cavalerie  hennissaient  et  voulaient  partir; 
ces  animauz  sont  vraiment  sauvages,  ils  ai- 
ment le  danger,  on  avait  mille  peines  â.  les 
retenir. 

•  De  tempsen  temps  ilsefaisaitun  trou  dans 
la  fumée,  alors  on  voyait  les  Républicains 
cramponnés  aux  pahssades  comme  uue  four* 
miliërejlesuns.àcoup  de  crosse,  essayaient 
de  renverser  les  retranchements,  d'autres 
cherchaient  un  passage;  les  commandants  â 
cheval,  l'épèe  en  l'air,  animaient  leurs  hom- 
mes, et  de  l'autre  cô'éles  Prussiens  laiit^aient 
descoupsde  baïonnette,  lâchaient  leurs  fusils 
dans  le  tas,  ou  levaient  des  deux  mains  Lou:  ^ 


MADAMK  THÉRÈSE. 


% 


Enfla  la  Ht  ronde  ;  il  Aall  à  dwnl  iv  Réppel.  (Ptge  S3.; 


•  grands  nfonloira  comme  âes  massues  pour 

•  assommer  les  gêna.  C'était  effrayant!  Ui^e 

>  seconde  a^irès,  un  autre  coup  de  vent  eou- 

■  Trait  tout,  etl'on  ne  pouvait  savoir  comment 

>  cela  finirait. 

■  Le  général  Hoche  envoyait  ses  officiers 

•  l'oD  après  l'autre  porter  de  nouveaux  ordres; 

•  ils  partaient  comme  le  vent  dans  la  fumée, 

•  on  aurait  dit  des  ombres.  Hais  la  bataille  se 

•  prolongeait  et  les  Républicains  commen- 

■  çaient  à  reculer,  quand  le  général  descendit 
'  lui-même  ventre  à  terre;  dix  minâtes  après, 

•  le  cbant  de  la  MarseiUaiu  courrait  tout  le 

•  tumulte,  ceux  qui  avaient  reculé  revenaient 

•  à  la  charge. 

<  La  seconde  attaque  commença  plus  fu- 

•  rïeuae  que  la  première.  Les  canons  seuls 


[  tonnaient  encore  et  renversaient  des  files 
I  d'hommes.  Tous  les  Républicaii^  s'avan- 
I  çaient  en  masse,  Hoche  au  milieu  d'eux.  Nos 
I  batteries  tiraient  aussi  sur  les  Prussiens.  Ce 
r  qutsepassaquandlesFrançalBfurentencore 
I  une  fois  près  des  palissades  est  quelque 
I  chose  d'impossible  Â  décrire.  Si  le  père  Adam 
I  Schmitt  avait  été  avec  nous,  il  aurait  vu  ce 
'  qu'on  peut  appeler  une  terrible  bataille.  Les 
I  Prussiens  montrèrent  là  qu'ils  étaient  les 
I  soldats  du  grand  Frédéric;  balonnettescontre 
I  baïonnettes,  tantôt  les  uns,  tantôt  les  autres 
r  reculaient  ou  poussaient  en  avant. 

•  Mais  ce  qui  décida  la  victoire  pour  les  Ré- 
I  publicaina,  ce  fut  l'arrivée  de  leur  troïpiteie 
I  colonne  sur  les  hauteurs,  à  gauche  de6  re- 
■  tranchements;  elle  avait  tourné  le  Réebaefa 


8S 


ROMANS   NATIONAUX- 


et  sortait  du  bois  au  pas  de  course.  Alors  il 
fallut  bien  quitter  la  partie;  les  Prussiens, 
pris  des  deux  côtés  à  la  fois^  se  retirèrent, 
abandopnant  dix-huit  pièces  de  canon,  vingt- 
quatre  caissons  et  leurs  retranchements 
pleins  de  blessés  et  de  moits.  Us  se  dirigèrent 
du  côté  de  Wœrth,  et  nos  dragons,  nos  hus- 
sards, qui  ne  se  possédaient  plus  d'impa- 
tience, partirent  enfin  courbés  sur  leurs 
selles,  comme  un  mur  qui  s'ébranle.  Nous 
apprîmes  le  même  soir  qu'ils  avaient  fait 
douze  cents  prisonniers  et  remporté  six  ca- 
nons. 

•  Voilà,  mes  chers  amis,  ce  qu'on  appelle  le 
combat  de  Wœrth  et  de  Frœschwiller,  dont 
la  nouj^elle  a  dû  vous  parvenir  au  moment 
où  je  vous  écris,  et  qui  restera  toujours  pré- 
sent à  ma  mémoire. 

«  Depuis  ce  moment,  je  n'ai  rien  vu  de  nou- 
veau ;  mais  que  d'ouvrage  nous  avons  eu  ! 
Jour  et  nuit  il  a  fallu  couper,  trancher,  am- 
puter, tirer  des  balles  ;  nos  ambulances  sont 
encombrées  de  blessés  :  c'est  une  chose  bien 
triste. 

«  Cependant,  le  lendemain  de  la  victoire, 
Tannée  s^était  portée  en  avant.  Quatre  jours 
après,  nous  avons  appris  que  les  conven- 
tionnels Lacoste  et  Baudot,  ayant  reconnu 
que  la  rivalité  de  Hoche  et  de  Pichegru  nui- 
s«it  aux  intérêts  de  la  République,  avaient 
donné  le  commandement  à  Hoche  tout  seul, 
et  que  celui-ci>  se  voyant  à  la  tête  des  deux 
armées  du  Rhin  et  de  la  Moselle,  sans  perdre 
une  minute,  en  avait  profité  pour  attaquer 
Wurmser  sur  les  lignes  de  Wissembourg; 
qu'il  l'avait  battu  complètement  au  Gaisberg, 
de  sorte  qu'à  cette  heure,  les  Prussiens  sont 
en  retraite  sur  Hayence,  les  Autrichiens  sur 
Gemersheim,  et  que  le  territoire  de  la  Ré- 
publique est  débarrassé  de  tous  ses  ennemis, 
t  Quant  à  moi,  je  suis  maintenant  à  Wissem- 
bourg, accablé  d'ouvrage;  madame  Thérèse, 
le  petit  Jean  et  les  restes  du  !«'  bataillon  oc- 
cupent la  place,  et  l'armée  marche  sur  Lan- 
dau, dont  l^eureuse  délivrance  fera  Padmi- 
ration  des  siècles  futurs. 

*  Bientôt,  bientôt,  mes  chers  amis,  nous 
suivrons  Tannée,  nous  passerons  par  Anstatt, 
couronnés  des  palmes  de  la  victoire  ;  nous 
pourrons  encore  une  fois  vous  serrer  sur  nos 
cœurs,  et  célébrer  avec  vous  le  triomphe  de 
Il  justice  et  de  la  liberté. 

»  0  chère  liberté  1  rallume  dans  nos  âmes  le 
feu  sacré  dont  brûlèrent  jadis  tant  de  héros; 
forme  au  milieu  de  nous  des  générations  qui 
ieiir  ressemblent  ;  que  le  cœur  de  tout  ci- 
toyen tressaille  à  ta  voix  ;  inspire  le  sage  qui 
Aédite  ;  porte  l'homme  courageux  aux  actions 


héroïques;  anime  le  guerrier  d'un  enthou- 
siasme sulDlime  ;  que  les  despotes  qui  divi- 
sent les  nations  pour  les  opprimer  disparais- 
sent de  ce  n^onde,  et  que  la  sainte  fraternité 
réunisse  tous  les  peuples  de  la  terre  dans  une 
même  famille  I 

«  Avec  ces  vœux  et  ces  espérances,  la  bonne 
madame  Thérèse,  petit  Jean  et  moi  nous  vous 
embrassons  de  cœur. 

«  Jacob  Wagner. 

«  P.  S.  —  Petit  Jean  recommande  à  son  ami 
Fritzel  d*avoir  bien  soin  de  Scipio.  » 


La  lettre  de  Ponde  Jacob  nous  remplit  tous  de 
joie,  et  Ton  peut  slmaginer  avec  quelle  impa- 
tience nous  attendîmes  dès  lors  le  1«'  bataillon. 

Cette  époque  de  ma  vie,  quand  j'y  pense,  me 
produit  PefTet  d'une  fête;  chaque  jour  nous 
apprenions  quelque  chose  de  nouveau  :  après 
l'occupation  de  Wissemboiurg,  la  levée  du  siège 
de  Landau,  puis  la  prise  de  Lauterbourg,  puis 
celle  de  Kaiserslautern,  puis  Poccupation  de 
Spire,  où  les  Français  recueillirent  un  grand 
butin,  que  Hoche  fit  transporter  à  Landau, 
pour  indemniser  les  habitants  de  leurs  pertes. 

Autant  les  gens  du  village  avaient  crié  contre 
noiis,  autant  çtlors  ils  nous  tenaient  en  vénéra- 
tion. Il  étaijb.méme  question  de  mettre  Eofifel 
du  conseil  municipal  et  de  nommer  le  mauser 
bourgmestre;  on  ne  savait  pas  pourquoi, 'car 
personne  jusqu'alors  n'avait  eu  cette  idée;  mais 
le  bruit  commençait  à  se  répandre  que  nous 
allions  redevenir  Français,  que  nous  avions  été 
Français  quinze  cents  ans  auparavant ,  et  que 
c'était  une  abomination  de  nous  avoir  tenus  d 
longtemps  en  esclavage. 

Richter  avait  pris  la  fuite,  sachant  bien  ce 
qui  l'attendait,  et  Joseph  Spick  ne  sortait  plus 
de  sa  baraque. 

Chaque  jour,  les  gens  de  la  grande  rue  regar- 
daient sur  la  côte  pour  voir  arriver  les  vérita- 
bles défenseurs  de  la  patrie;  malheureusement 
la  plupart  suivaient  la  route  de  Wissembourg 
à  Mayence,  laissant  Anstatt  sur  leur  gauche, 
dans  la  montagne  ;  on  ne  voyait  passer  que  des 
traînards,  qui  coupaient  au  coiurt  par  la  tra- 
verse du  Bourgerwald.  Cela  nous  désolait,  et 
nous  finissions  par  croire  que  notre  bataillon 
n'arriverait  jamais,  lorsqu'une  après-midi  le 
mauser  entra  tout  essoufflé  en  criant  : 

«  Les  voilà...  ce  sont  eux  1  » 

n  revenait  des  champs ,  la  pioche  sur  l'épaule  , 
et  de  loin  il  avait  vu  sur  la  route  une  foule  de 
soldats.  Tout  le  village  savait  déjà  la  nouvelle  « 
tout  le  monde  sortait.  Moi,  ne  me  possédant 
plus  d'enthousiasme,  je  courus  à  la  rencontre 
de  notre  bataillon,  avec  Hans  Aden  et  Frantz 


MADAME  THÉRÈSE. 


Sépel,  que  je  rencontrai  sur  la  route.  Il  fai- 
llit du  soleil,  la  neige  fondait,  les  flaques  de 
boue  éclataient  autour  de  nous  comme  des 
obus  à  chaque  pas;  mais  nous  n'y  proniunapas 
garde,-  el  durant  une  demi-heure  uous  ne  ces- 
(Ames  point  de  galoper.  La  moitié  du  village, 
hommes,  femmes,  enfants,  nous  suivaient  en 

criant:  •   Ils  arriventl ils  arriventl  •  Les 

idées  des  gens  changent  d'une  façon  singuUère, 
tontle  monde  était  alors  ami  de  la  République. 

Une  fois  sur  la  moulée  du  Birkenwald,  Hans 
Aden,  Fi-antz  Sépel  el  moi  nous  vîmes  enfin 
notre  bataillon  qui  s'approchait  à  mi-côte,  le 
tic  au  dos,  le  fusil  sur  l'épaule,  les  officiers 
derrière  les  compagnies.  Plus  loin,  sur  le  grand 
pont,  défilaient  les  voilures.  Tout  cela  s'avan- 
çait en  sifflant,  en  causant,  comme  les  soldats 
en  route  ;  l'un  s'arrêtait  pour  allumer  sa  pipe, 
l'autre  donnait  un  coup  d'épaule  pour  relever 
son  sac;  on  entendait  des  voix  glapissantes, 
des  éclats  de  rire,  car  les  Français  sont  ainsi, 
quand  ils  marchent  en  troupe,  il  leur  faut  tou- 
jours des  histoires  et  de  joyeux  propos  pour 
entretenir  leur  bonne  humeur. 

Moi,  -dans  cette  foule  je  ne  cherchais  des 
yeux  que  l'oncle  Jacob  et  madame  Thérèse;  il 
me  fallut  quelque  temps  pour  les  découvrir  à 
la  queue  du  bataillon.  Enfin  je  vis  l'oncle,  il 
était  derrière,  à  cheval  sur  Bappd.  J'eus  d'abord 
de  la  peine  à  le  reconnaître,  car  il  avait  un 
grand  chapeau  républicain,  un  habita  revers 
rouges  et  un  grand  sabre  à  fourreau  de  fer; 
cela  le  changeait  d'une  façon  incroyable,  il 
paraissait  beaucoup  plus  grand;  mais  je  le  re- 
connus tout  de  même,  ainsi  que  madame  Thé- 
rèse sur  sa  charrette  couverte  de  toile,  avec 
son  même  chapeau  et  sa  même  cravate;  elle 
avait  les  joues  roses  et  les  yeux  brillants; 
Voncle  chevauchait  près  d'elle,  ils  causaient 
ensen-ble- 

Je  reconnus  aussi  le  petil  Jean,  que  jen'a- 
Taia  vu  qu'une  fois;  il  marchait,  un  large  bau- 
drier orné  de  baguettes  en  travers  de  la  poi- 
bras  couverts  de  galons,  elson  sabre 


trine,  1 

ballottant  derrière  les  jambes.  £t  le  comman- 
dant, et  le  sergent  Lafièche,  et  le  capitaine  que 
j'avais  conduit  dans  notre  grenier,  el  tous  les 
soldais,  oui,  presque  tous  je  les  rec  un  naissais, 
il  me  semblait  être  dans  une  grande  famille;  et 
le  drapeau  couvert  de  toile  cirée  me  faisait 
■usai  plaisir  à  voir. 

Je  courais  é  travers  tout  le  monde,  IlansAden 
et  Franu  Sèpel  avaient  déji  trouvé  des  cama- 
rades-'-Moi,  je  marchais  toujours,  j'étais  à 
tr^uifc  pas  de  la  charrette  el  j'allais  appeler  : 
•  Oncle!  onclel  »  quand  madame  Thérèse,  se 
penchantparhaaard.s'écriad'une  voix  joyeuse: 
•  ViùdScipioI  • 


Dans  le  même  instant,  Sdpio,  que  j'avais 
oublié  chez  nous,  tout  affaré,  tout  croUè,  sau- 
tait dans  la  voiture. 

Aussitôt  petit  Jean  a'écriîi,  -, 

•  Scipiol  « 

Et  le  brave  caniche,  après  avoir  passé  deux 
ou  trois  fois  ses  grosses  moustaches  sur  les 
joues  de  madame  Thérèse,  bondit  à  terre  et  se 
mit  à  danser  autour  de  petit  Jean,  aboyant, 
poussant  des  cris  et  se  démenant  comme  un 
bienheureux . 

Tout  le  bataillon  l'appelait  : 

■  Scipio,  ici!...  Scipiol...  Scipiol  • 
L'oucle  venait  de  m'apercevoir  et  me  tendait 

les  bras  du  haut  de  son  cheval.  Je  m'accrochai 
à  sa  jambe,  il  me  leva  et  m'embrassa;  je  sentis 
qu'il  pleurait  et  cela  m'attendrit.  II  me  lendit 
ensuite  à  madame  Thérèse,  qui  m'attira  dans 
sa  charrette  en  me  disant  : 

■  Bonjour,  Fritzel.  » 

Elle  paraissait  bien  heureuse  et  m'embras- 
sait les  larmes  aux  yeux. 

Presque  aussitôt  le  mauser  et  Koflel  arrivè- 
rent, donnant  des  poignées  de  main  à  l'oncle  ; 
puis  les  autres  gens  du  village,  pêle-mêle  avec 
les  soldats,  qui  remettaient  aux  hommes  leurs 
sacs  et  leurs  fusils  pour  les  porter  en  triomphe, 
et  qui  criaient  aux  femmes  : 

•  Hél  la  givDSse  mèrel...  La  jolie  allé...  par 
ici...  par  icil  • 

C'était  une  véritable  confusion,  tout  le  monde 
fraternisait,  et  au  milieu  de  tout  cela,  c'était 
encore  petit  Jean  et  moi  qui  paraissions  les 
plus  heureux, 

•  Embrasse  petit  leau,  >  me  criait  l'oncle. 

—  Embrasse  Fritzel,  •  disait  madame  Thé- 
rèse à  son  frère. 

Et  nous  nous  embrassions,  noua  noua  regar- 
dions émerveillés. 

i  II  me  plaît,  cria  petit  Jean,  il  a  l'air  bon 
enfant. 

—  Toi,  tu  me  plais  aussi,  •  lui  dis-je,  tout 
fier  de  parler  en  français. 

Et  nous  marchions  bras  dessus  bras  dessous, 
tandis  que  l'oncle  et  madame  Thérèse  se  sou- 
riaient l'un  à  l'autre. 

Le  commandant  me  tendit  aussi  la  main  en 
disant  ; 

t  Hé!  docteur  Wagner,  voici  votre  défen- 
seur. —  Tu  vas  toujours  bien,  mon  braveî 

—  Oui,  commandant. 

—  A  la  bonne  heure!  • 

C'est  ainsi  que  nous  arriv&mes  aux  premières 
maisons  du  vill^e.  Alors  on  s'arrêta  quelque» 
instants  pour  se  mettre  en  ordre,  petil  Jean 
accrocha  son  tambour  sur  sa  cuiswL',  et  le  ùom- 
mandantayant  crié  :  •  E»  avaut,  marchel  * 
les  lamlwura  retentirent. 


84 


ROMANS  NATIONAUX. 


^. 


Nous  descendîmes  la  grande  rue,  marchant 
tous  au  pas  et  nous  réjouissant  d'une  entrée  si 
magnifique.  Tous  les  vieux  et  les  vieilles  qui 
n^avaient  pu  sortir  étaient  aux  fenêtres  et  se 
montraient  Toncle  Jacob,  qui  s'avançait  d*un 
air  digne  derrière  le  commandant  entre  ses 
deux  aides.  Je  remarquai  surtout  le  père 
Schmitt,  debout  i  la  porte  de  sa  baraque;  il 
redressait  sa  haute  taille  voûtée  et  nous  regar- 
dait défiler  avec  un  éclair  dans  l'œil. 

Sur  la  place  de  la  fontaine  le  commandant 
cria  :  «  Halte  I  »  On  mit  Iôb  fasils  en  faisceaux, 
et  tout  le  monde  se  dispersa,  les  uns  à  droite, 
les  autres  à  gauche;  chaque  bourgeois  voulait 
avoir  im  soldat,  tous  voulaient  se  réjouir  du 
triomphe  de  la  République  une  et  indivisible; 
mais  ces  Français,  avec  leurs  mines  joyeuses, 
suivaient  de  préférence  les  jolies  filles. 

Le  commandant  vint  avec  nous.  La  vieille 
Lisbeth  était  déjà  sur  la  porte,  ses  longues 
mains  levées  au  ciel,  et  criait  : 

«  Âhl  madame  Thérèse...  ahl  monsieur  le 
docteur!...  • 

Ce  furent  de  nouveaux  cris  de  joie,  de  nou- 
velles embrassades.  Puis  nous  entrâmes,  et  le 
festin  de  jambon,  d'andouilles  et  de  grillades 
arrosées  de  vin  blanc  et  de  vieux  bourgogne 
conmiença  :  KofFel,  le  mauser,  le  commandant, 
l'oncle,  madame  Thérèse,  petit  Jean  et  moi,  je 
vous  laisse  à  penser  quelle  table,  quel  appétit, 
quelle  satisfaction  I 

Tout  ce  jour-là  le  1**  bataillon  resta  chez 
nous;  puis  il  lui  fallut  poursuivre  sa  route,  car 
ses  quartiers  d'hiver  étaient  à  Hacmatt,  à  deux 
petites  lieues  d'Anstatt.  L'oncle  resta  au  village, 
iï  déposa  son  gr^nd  sabre  et  son  grand  chapeau; 
mais  depuis  ce  moment  jusqu'au  printemps^  il 


ne  se  passa  pas  de  jour  qu'il  ne  fût  en  route 
pour  Hacmatt  :  il  ne  pensait  plus  qu'à  Hao- 
matt. 

De  temps  en  temps  madame  Thérèse  venait 
aussi  nous  voir  avec  petit  Jean  ;  nous  riions, 
nous  étions  heureux,  nous  nous  aimions! 

Que  vous  dirai-je  encore?  Au  printemps, 
quand  commence  à  chanter  Talouette,  un  joiur 
on  apprit  que  le  l^  bataillon  allait  partir  pour 
la  Vendée.  Alors  l'oncle,  tout  pâle,  courut  à 
récurie  et  monta  sur  son  Rappel;  il  partit 
ventre  à  terre,  la  tête  nue,  ayant  oublié  de 
mettre  son  bonnet. 

Que  se  passa-t-il  à  Hacmatt?  Je  n'en  sais 
rien;  mais  ce  qu'il  y  a  de  silr,  c'est  que  le  len- 
demain Toncle  fier  conune  un  roi,  revint  avec 
madame  Thérèse  et  petit  Jean,  qu'il  y  eut 
grande  noce  chez  nous,  embrassades  etcéjouis^ 
sances.  Huit  jours  après,  le  commandant  Du- 
chêne  arriva  avec  tous  les  capitaines  du  batail- 
lon. Ce  jour-là,  les  réjouissances  furent  encore 
plus  grandes.  Madame  Thérèse  et  l'oncle  se 
rendirent  à  la  mairie,  suivis  d'une  longue  file 
de  joyeux  convives.  Le  mauser,  qu'on  avait 
nommé  bourgmestre  à  l'élection  populaire, 
nous  attendait,  son  écharpe  tricolore  autour 
des  reins.  Il  inscrivit  Toncle  et  madame  Thé- 
rèse sur  un  gros  registre,  à  la  satisfaction  uni- 
verselle; et  dès  lors  petit  Jeau  eut  un  père,  et 
moi  j'eus  une  bonne  mère,  dont  je  ne  puis  me 
rappeler  le  souvenir  sans  répandre  des  larmes. 

J'aurais  encore  bien  des  choses  à  vous  dire..« 
mais  c'est  assez  pour  une  fois.  Si  le  Seigneur 
Dieu  le  permet,  un  jour  nous  reprendrons  cette 
histoire,  qui  finit,  conune  toutes  les  autres,— 
par  des  cheveux  blancs  et  les  derniers  adieux 
de  ceux  qu'on  aime  le  plus  au  monde. 


N 


FIN    DE    MADAME    THÉRÈSE 


POURQUOI  HUNBBOURG  NE  FUT  PAS  RENDU. 


85 


POURQUOI  HUNEBOURG  NE  FUT  PAS  RENDU 


ÉPISODE  DE   i8i5 


Le  fort  de  Hunebourg,  taillé  dans  le  roc  à  la 
cime  d'un  pic  escarpé^  domine  toute  cette  bran- 
che secoodaire  des  Vosges  qui  sépare  la  Meur- 
the,  la  Moselle  et  la  Bavière  rhénane  du  bassin 
d'Alsace. 

Sn  1815,  le  commandement  de  Hunebourg 
appartenait  à  Jean-Pierre  Noél^  ez-sergent- 
xnajor  aux  fusiliers  de  la  garde,  amputé  de  la 
jambe  gauche  à  Bautzen  et  décoré  sur  le  champ 
de  bataille. 

Ce  digne  commandant  était  un  homme  de 
dnq  pieds  deux  pouces.  Il  avait  une  jolie  pe- 
tite bedaine,  de  bonnes  grosses  lèvres  sen- 
suelles et  de  grands  yeux  gris  pleins  d'é- 
nergie. 

Au  moral,  Jean-Pierre  Noël  aimait  à  rire.  Il 
aimait  aussi  le  bourgogne  •  pelure  d^oignon,  • 
le  jambon  et  les  andouilles  cuites  dans  leur 
jus. 

Ce  digne  commandant  avait  sous  ses  ordres 
one  compagnie  de  vétérans,  la  plupart  secs  et 
maigres  comme  des  râbles,  portant  de  longues 
capotes  grises  et  prisant  du  tabac  âd  contre? 
bande.  On  les  voyait  errer  sur  les  remparts, 
regarder  dans  l'abîme,  se  dessécher  au  soleil  ; 
l'aspect  du  del  bleu,  de  rhQriy)n  bleu,  ainsi 
que  l'eau  daire  de  la  citerne,  avaient  imprimé 
sur  leurs  fronts  le  sceau  d'une  incurable  mé- 
lancolie* 

^Telle  était  l'existence  pleine  de  variété  des 
habitants  de  Hunebourg,  lorsque  le  22  juin 
1815,  vers  cinq  heures  de  Taprès-midi,  le  com- 
mandant Jean-Pierre  donna  tout  à  coup  Tordre 
de  battre  le  rappel  et  de  fiBdre  mettre  la  garni- 
son sous  les  aimes.  Il  descendit  ensuite  dans  la 
cour  de  la  caserne,  son  grand  chapeau  à  cornes 
sur  Toreille,  ses  longues  moustaches  retrous- 
sées et  la  main  droite  dans  son  gilet. 

«  Mes  enfants,  s'écria-t-il  en  s'arrétant  de- 
vant le  front  de  la  compagnie,  vous  êtes  dans 
le  chemin  de  l'honneur  et  de  la  gloire.  Allez 
toujours,  et  vous  arriverez,  c'est  moi  qui  vous  le 
prédis  I  — Je  recois  à  l'instant  du  général  Rapp, 
commandant  le  cinquième  corps,  une  dépêche 
qui  m'informe  que  soixante  mille  Husses,  Au- 
tiichiend,  Bavarois  et  Wurtembergeois,  sous  les 
ordres  du  généralissime  prince  de  Schwart- 
itsnberg,  ^nnent  de  franchir  le  Hhin  à  Op- 


penheim.  L'ennemi  n'est  plus  qu'à  trois  jour- 
nées de  marche.  Il  parait  même  que  les 
cosaques  ont  déjà  poussé  des  reconnaissances 
jusque  dansnos  montagnes  :— Nous  allons  nous 
regarder  dans  le  blanc  des  yeux  !... 

«  Mes  enfants ,  je  compte  sur  vous,  comtne 
vous  comptez  sur  moi.  Nous  ferons  sauter  la 
bicoque^  plutôt  que  de  nous  rendre,  cela  va  sans 
dire;  maison  attendant  il  s'agit  d'approvision- 
ner la  place.  Pas  de  rations,  pas  de  soldats... 
les  moyens  d'existence  avant  tout...  c'est  mon 
principe  I  Sergent  Fargès,  vous  allez  vous  ren- 
dre, avec  trente  honmies,  dans  tous  les  hameaux 
et  villages  des  environs,  à  trois  lieues  du  fort. 
Vous  ferez  main  basse  sur  le  bétail ,  sur  les 
comestibles^  sur  toutes  les  substances  liquides 
ou  solides,  capables  de  soutenir  le  moral  de  la 
garnison.  Vous  mettrez  en  réquisition  toutes 
les  charrettes,  pour  le  transport  des  vivres, 
ainsi  que  les  chevaux,  les  ânes,  les  bœufs.  Si 
nous  ne  pouvons  pas  les  nourrir,  ils  nous 
nourriront! — ^Dès  que  le  convoi  sera  formé, 
.  vous  regagnerez  la  place,  en  suivant  autant 
^  que  possible  les  hauteurs.  Vous  chasserez  de- 
vant vous  le  bétail  avec  ordre  et  discipline, 
a^^ant  toujours  bien  soin  qu'aucune  bête  ne 
s'écarte  :  ce  serait  autant  de  perdu.  Si  par 
hasard  un  tourbillon  de  cosaques  cherche  à 
vous  envelopper,  vous  ne  lâcherez  pas  prise. .  • 
au  contraire...  une  partie  de  l'escorte  leur  fera 
face,  et  l'autre  poussera  le  troupeau  sous  les 
canons  du  fort.  De  cette  manière,  ceux  d^entre 
vous  qui  seront  tués,  auront  la  consolation  de 
penser  que  les  autres  se  portent  bien^  et  qu'ils 
conservent  des  vivres  pour  soutenir  le  aiége. 
On  admirera  leur  conduite  de  siècle  en  siècle, 
et  la  postérité  dira  d'eux  :  >  Jacques,  André , 
Joseph,  étaient  des  braves!...  » 

Des  cris  frénétiques  de  :  «  Vive  l'Empereur  ! 
vive  le  commandant  !  •  accueillirent  cette  ha- 
rangue. —  Le  tambour  battit  ;  Fargès  tira  ma* 
jestueusement  son  sabre,  fit  ranger  sa  petite 
troupe  en  colonne  et  commanda  le  départ. 

Les  vétérans,  pleins  d'arden ,  partirent  du 
pied  gauche,  et  Jean-Pierre  Noël,  les  bras  crcV 
ses  sur  la  poitrine  et  la  jambe  de  bois  en  avant, 
les  suivit  du  regard  jusqu'à  ce  qulls^eussent 
disparu  derrière  l'esplanade. 


86 


ROMANS  NATIONAUX. 


Après  avoir  gravi  les  pentes  boisées  du  Hom- 
berg,  qui  dominent  les  trois  villages  de  Hâ- 
zenbruck,  de  Véchenbach  et  de  Rôsenvein,  la 
petite  troupe  de  Fargès  avait  fait  halte  sur  le 
plateau  do  la  Roche-Creuse.  Il  était  environ 
neuf  heurts  du  soir.  La  lune  commençait  à 
poindre  dei  rière  les  hautes  sapinières.  Fargès 
et  le  capo  al  Lombard,  assis  au  pied  d  un 
arbre,  le  f  isil  entre  les  jambes,  discutaient 
leur  plan  d'attaque,  lorsqu'une  clameur  con- 
fuse mon'a  subitement  des  profondeurs  de 
la  vallée.  Le  sergent  se  leva  tout  surpris  et 
regarda  Lombard  ;  celui-ci,  rapide  comme  la 
pensée,  mit  un  genou  à  terre  et  colla  son 
oreille  contre  le  pied  de  Tarbre.  A  le  voir, 
immobile  au  milieu  des  ténèbres,  retenant  son 
haleino  pour  saisir  le  moindre  murmure,  on 
eût  dit  un  vieux  loup  à  Taffùt. 

Cependant  nul  autre  bruit  que  le  vague  fré- 
missement du  feuillage  ne  se  faisant  entendre, 
il  allait  se  relever,  quand  un  soufEle  de  la  brise 
apporta  de  nouveau  du  fond  de  la  gorge  le  tu- 
multe qu'ils  avaient  perçu  d*abord,  mais  cette 
fois  beaucoup  plus  distinct.  C'était  le  roulement 
confus  que  produit  la  marche  d*un  troupeau, 
accompagné  des  sons  champêtres  d'une  trompe 
d'écorce. 

Le  caporal  se  releva  lentement;  un  éclat 
de  lire  étoufTé  fendait  sa  bouche  jusqu'aux 
oreill(ï8,  et  ses  yeux  scintillaient  dans  Tombre  : 

•  Nous  les  tenons  I  dit-il...  hé  !  hé  I  hé  I  nous 
les  tenons  ! 

— Qui  ça? 

—Les  paysans  I  Ah  I  les  gueux  I  ils  se  sauvent 
dans  les  bois  avec  leur  bétail.  On  leur  a  donné 
réveil...  Quelle  chance  1...  Quelle  chance  1...  » 

Puis^  sans  autre  commentaire ,  ii  se  glissa 
presque  à  quatre  pattes  entre  les  broussailles. 
On  vit  les  vétérans  se  dresser  un  à  un,  saisir 
leurs  fusils  et  disparaître  derrière  les  sapins. 
Les  sentinelles  imitèrent  ce  mouvement,  et  rien 
ne  bougea  plus  dans  le  fourré. 

La  petite  troupe  se  tenait  cachée  depuis  un 
quart  d'heure,  lorsque  deux  montagnards  pa- 
rurent au  fond  des  pâles  clairières.  Ils  gravis- 
saient le  ravin  à  pas  lents.  Quand  ils  eurent 
atteint  la  roche  plate,  ils  s^arrétèreut  pour  res- 
pirer et  reprendre  la  suite  d'une  conversation 
interrompue. 

Le  premier  était  grand  et  maigre;  il  avait  un 
immense  parapluie  sous  le  bras  gauche,  un  tri- 
corne posé  sur  l'occiput,  et  le  profil  d'un  veau 
quitette. 

Le  second ,  également  coifiTé  d'un  tricorne, 
faisait  face  à  Lombard ,  et  la  lune  éclairait  en 
plein  sa  figure  fine  et  astucieuse  :  son  nez 
pointu,  ses  yeux  vifs,  ses  lèvres  sarcastiqut^c 
et  tout  reniemble  de  sa   petite   personne, 


annonçaient  quelque  diplomate  de  village. 

f  Monsieur  le  maire^  dit  le  petit  homme  au 
grand  maigre,  vous  avez  tort  de  vous  chagri- 
ner. Votre  place  est  à  vous...  Pétrus  Schmilt 
ne  l'aura  pas  1 

—Ça  dépend,  Daniel,  il  pourra  dire  que  j'ai 
emmené  les  bestiaux  du  village,  pour  empêcher 
la  garnison  d'avoir  des  vivres...  et  pour  la  faire 
périr  de  famine... 

— Ah  bah!  vous  n'y  êtes  pas.  Écoutez,  mon- 
sieur le  maire.  Si  le  roi  —  ici  le  petit  homme 
souleva  son  chapeau  d'un  geste  respectueux — 
si  notre  bon  roi  revient,  vous  direz  :  •  J'ai  sauvé 
les  bestiaux  du  village,  pour  que  la  garnison 
ne  puisse  pas  les  avoir,  et  qu'elle  rende  la 
place  aux  armées  de  notre  bon  roi  Louis  I  * 
Alors,  monsieur  le  préfet  dira  :  «  Oh  I  le  brave 
homme...  le  brave  homme...  qui  aime  l'hon- 
neur de  son  vrai  maître  I  »  On  vous  enverra  la 
croix...  voilà...  c'est  sûr! 

— La  croix,  Daniel?...  la  croix  avec  la  pen- 
sion? 

— ^Je  crois  bien...  avec  la  pension... 

— Oui...  mais,  balbutia  le  maire,  si...  si  l'au- 
tre enfonce  notre  bon  roi..,  notre  vrai  roi... 

—Halte!  balte  là,  monsieur  le  maire  ;  il  sera 
roi  pour  de  vrai,  s'il  est  le  plus  fort.  Mais  si 
notre  grand  empereur  enfonce  les  ennemis 
de  la  patrie,  eh  bien,  vous  direz  :  «  J'ai  sauvé 
les  bestiaux  du  village  pour  que  les  kaiserbcks, 
les  Cosaques  ne  puissent  pas  les  avoir  1...  >  Alors 
le  préfet  du  grand  empereur— nouveau  salut — 
dira:  «  Oh!  le  bon  maire...  l'honnête  citoyen.., 
il  faut  lui  envoyer  la  croix  !»  Et  ça  fait  que  vous 
aurez  toujours  la  croix,  et  que  nous  garderons 
nos  bestiaux. 

— Tu  as  raison,  Daniel,  reprit  le  grand  mai- 
gre d'un  air  convaincu.  Pourquoi  est-ce  que 
je  n'attraperais  pas  la  croix  tout  comme  un 
autre,  puisque  je  sauve  les  bestiaux  de  la  com- 
mune *> 

— Pardieu,  monsieur  le  maire,  il  y  en  a  plus 
d'un  qui  ne  l'a  pas  gagnée  autant  que  vous. 
Et  c'est  le  Schmitt  qui  sera  vexé!... 

— Hé  !  lié  I  hé  I  il  aura  un  bec  comme  ça,  fit 
le  maire,  en  appliquant  la  pomme  de  son  para- 
pluie au  bout  de  son  nez. 

En  ce  moment,  deux  grands  bœufs  dé- 
bouchèrent sous  le  dôme  des  sapinières  ;  ils 
marchaient  de  ce  pas  grave  et  solennel  qui 
semble  indiquer  le  sentiment  de  la  force;  puis 
derrière  eux  arriva  lentement  xme  longue  file 
de  génisses,  de  vaches,  de  chèvres,  mugissant, 
bêlant,  nasillant;  et  enfin,  la  moitié  du  village 
de  Hdzenbruck,  femmes,  vieillards,  petits  en- 
fants :  les  uns  accroupis  sur  leurs  vieux  che\  aux 
de  labour,  les  autres  à  la  mamelle,  ou  pendus 
à  la  robe  de  leur  mère.  Les  pauvres  gêna 


POURQUOI  HUNEBODRG  NE  PUT  PAS  REND 


87 


ayançaient  clopin-clopant ,  ils  paraissaient 
bien  las,  bien  tristes;  mais  à  la  guerre  comme 
à  la  guerre  :  on  ne  peut  pas  avoir  toujours  ses 
aises. 

La  troupe  atteignit  enfin  le  plateau.  Il  ne 
restait  plus  qu'un  petit  nombre  de  trainards 
dispersés  sur  la  pente  du  ravin  ;  c'était  le  mo- 
ment de  faire  main  basse.  Fargès  et  Lombard 
échangèrent  un  coup  d'œil  dans  l'ombre,  lis 
allaient  donner  le  signal,  lorsqu'im  cri  de  dé- 
tresse... un  cri  perçant  vola  de  bouche  en 
bouche  jusqu^au  sommet  de  la  côte,  et  glaça 
d'épouvante  toute  la  caravane  : 

c  Les  Cosaques!...  les  Cosaques!...  > 

Alors  ce  fut  une  scène  étrange;  Fargès  s'é- 
lança derrière  le  rideau  de  feuillage  pour  dis- 
tribuer de  nouveaux  ordres.  On  entendit  le 
bruit  sec  et  rapide  des  batteries ,  puis  de  ce 
c6té  tout  rentra  dans  le  silence. 

Quant  aux  fugitifs,  ils  n'avaient  pas  bougé  ; 
immobiles,  se  regardant  l'un  l'autre  la  bouche 
béante,  n'ayant  ni  la  force  de  fuir,  ni  le  cou- 
rage de  prendre  une  résolution,  ils  offraient 
rimage  de  la  terreur. 

Presque  aussitôt  Lombard  reconnut  aux  en- 
virons le  cri  rauque  des  Cosaques  ;  ils  accou- 
raient en  tous  sens,  à  travers  taillis,  halliers, 
broussailles.   A  les  voir  bondir   au  clair  de 
lune,  sur.  leurs  petits  chevaux  bessarabiens , 
TcBil  en  feu,  les  naseaux  fumants,  la  crinière 
hérissée,  on  les  eût  pris  pour  une  bande  de 
loupa  ^  ^amés  enveloppant  leur   proie.  Les 
bœu&  mugissaient,  les  femmes  sanglotaient, 
les  pauvres  mères  pressaient  leurs  enfants  sur 
leur  sein,  et  les  Baskirs  resserraient  toujours 
le  cercle  de  leurs  évolutions,  pour  foudre  sur 
ce  groupe.  Enfin,  ils  se  massèrent  et  parti- 
rent en  Ugne,  en  poussant  des  hourras  furieux. 
Tout  à  coup  le  sombre  feuillage  slUumina 
comme  d'un  reflet  de  foudre,  un  feu  de  pelo- 
ton étendit  sa  nappe  rougeâtre  sur  le  plateau, 
et  la  montagne  parut  frissonner  de  surprise  ! 
Quand  la  fumée  de  cette  décharge  se  fut  dissi- 
pée, on  vit  les  Cosaques  en  déroute  chercher 
à  fuir  dans  la  direction  du  Graufthâi,  mais  là 
s'étendait  une  barrière  de  rochers  infranchis- 
sables. 

•  En  avantl...  Pas  de  quartier !...  »  cria 
Fargès. 

Les  vétérans,  animés  par  ba  voix,  se  préci- 
pitèrent à  la  poursuite  des  fuyards.  Le  com- 
bat fut  court.  Acculés  à  la  pointe  du  roc,  les 
soldats  de  Platoff  firent  volte-face  et  chargè- 
rent avec  la  furie  du  désespoir.  Cinquante 
coups  de  lance  et  de  baïonnette  s'échangèrent  ■ 
en  xme  seconde.  Mais  dans  cet  étroit  espace, 
les  Cosaques ,  ne  pouvant  faire  manœuvrer 
leurs   chevaux,  furent  bientôt  écrasés.   Un 


seul  résista  jusqu'au  bout,  grand,  maigre^  à 
la  face  terne  et  cuivrée,  véritable  figure  mé« 
phistophélique,  il  était  recouvert  de  plusieurs 
peaux  de  mouton.  Lombard  en  enlevait  une 
à  chaque  coup  de  baïonnette. 

«  Canaille!  murmurait-il,  je  finirai  pourtan 
par  t'attaquer  le  cuir. . .  » 

n  se  trompait!...  Le  cosaque  bondit  au- 
dessus  de  sa  tête,  en  lui  assénant  avec  la  crosse 
de  son  pistolet,  un  coup  terrible  sur  la  mâ- 
choire. Le  caporal  cracha  deux  dents,  arma 
son  fusil,  ajusta  le  Baskir  et  fit  feu.  Mais 
attendu  que  l'arme  n'était  pas  chargée,  l'autre 
disparut  sain  et  sauf,  en  ayant  encore  l'air  de 
se  moquer  de  lui  par  un  triple  hourrah  ! 

C'ept  ainsi  que  l'intrépide  Lonabard,  après 
vingt-huit  ans  de  service  et  trente  campa- 
gnes^ eut  la  mâchoire  fortement  ébranlée  par 
un  sauvage  d'Ekatérinoslof ,  qui  ne  possédait 
pas  même  les  premiers  principes  de  la  guerre. 

t  Sang  de  chien,  dit-il  avec  rage,  si  je  te 
tenais!  > 

Fargès,  en  raffermissant  sa  baïonnette  toute 
gluante  de  sang,  promena  des  regards  étonnés 
autour  du  plateau  ;  les  habitants  dé  Hâzenbruck 
avaient  disparu.  Leurs  bœufs  erraient  i  l'a- 
venture dans  les  halliers.  Quelques  chèvres 
grimpaient  le  long  de  la  côte.  Et  sauf  une 
vingtaine  de  cadavre  étendus  dans  les.bruyè- 
res,  tout  respirait  le  calme  et  les  douceurs  de 
la  vie  champêtre.  Les  vétérans  eux-mêmes 
semblaient  surpris  de  leur  facile  triomphe; 
car  excepté  Nicolas  Rabeau,  anciei»  tambour- 
major  au  14*  de  ligne,  prévôt  d'armes,  de 
danse  et  de  grâces  françaises,  lequel  avait  eu 
la  gloire  d'être  embroché  par  un  cosaque  et  de 
rendre  l'âme  sur  le  champ  d'honneur,  à  cette 
exception  près,  tous  les  autres  en  étaient  quittes 
pour  des  horions. 

«  Ah  çàl  camarades,  dit  Fargès,  ce  grand 
pendard  de  cosaque  qui  vient  de  s'échapper, 
pourrait  gâter  nos  affaires.  Nos  provisions  sont 
complètes.  Ce  qu'il  y  a  de  plus  simple,  c'est  de 
réunir  le  bétail  et  de  gagner  le  fort,  avant  que 
l'ennemi  ait  eu  le  temps  de  nous  barrer  le 
passage.  > 

Tout  le  monde  se  mit  aussitôt  à  l'œuvre,  et, 
dix  minutes  après,  la  petite  colonne,  poussant 
devant  elle  le  troupeau,  reprenait  le  chemin 
de  Himebourg.  Vers  trois  heures  du  matin,  elle 
était  sous  le  canon  du  fort. 

On  peut  se  figurer  la  satisfaction  de  Jean- 
Pierre  Noël,  lorsque  ayant  entendu  crier  les 
chaînes  du  pont-levis,  et  s'étant  mis  à  sa  fenê- 
tre, en  simple  manches  de  chemise,  il  vit  dé- 
filer toute  la  razzia...  marchant  •  avec  ordre 
et  discipline  «  comme  il  avait  eu  soin  de  la 
recommander  à  Fargès. 


ROMANS  NATIONAUX. 


Le  uporii  ijusla  le  Bickir  d  Bt  ha.  (Pwgc  SI.) 


Le  choral  Lombard,  gravement  assis  but 
une  vieille  rosse  à  moitié  grise,  son  grand 
chapeau  à  cornes  sur  l'oreille,  et  le  fusil  en 
sautoir,  formait  à  lui  seul  l'arrifere-garde  de  la 
colonne. 

Le  brave  commandant  ne  sa  sentait  plus  de 
joie.  Aussi  lorsque  trois  jours  plus  tard  l'ar- 
chiduc Jean  d'Autriche,  A  la  tête  d'un  corps  de 
six  mille  hommes ,  fit  sommer  la  place  de  se 
rendre,  avec  menace  de  la  bombarder  et  de  la 
détruire  de  fond  en  comble  en  cas  de  refus, 
Jean-Pierre  ne  put  s'empêcher  de  sourire.  Qât 
dresser  un  état  de  ses  provisions  de  bouche,  et 
l'adressa  sous  forme  de  réponse  au  général  au- 
trichien .'ajoutant  : 

•  Qu'il  regrettait  de  ne  pouvoir  être  agréable 


A  Son  Altesse  ;  mais  ^'il  était  beaucoup  trop 
gourmand,  pour  quitter  une  place  si  bien  ap- 
provisionnée. Il  priait  conséquemment  Son  Al- 
tesse de  vouloir  bien  l'excuser....  etc.,  etc. 

I  Quant  à  votre  menace  de  bombarder  la 
forteresse  et  de  la  détruire  de  fond  en  comble, 
disait-il  en  terminant,  je  m'en  soude  comme 
du  roi  Dagobert  I  • 

L'archiduc  Jean  d'Autriche  entendait  très- 
bien  le  français..;.  II  avait,  de  plus,  nn  faible 
pour  la  cuisine ,  et  comprit  les  scrupules  de 
Jean-Pierre.  Aussi,  dès  le  lendemain,  il  re- 
monta tranquillement  la  vallée  de  la  Zome.... 
après  avoir  foit  demi-tour  à  gauche  t 

Ht  ToilA  ponrqum  Hunebouig  ike  fut  pas 
rendu. 


ROMANS  NATIONAUX  ILLUSTRÉS  PAR  J.  FUCHS 


V  ERCKMANN -CHATRIAN  \/ 


Louise  guettail  le  retour  des  hirondelles.  (Page  3.) 


Si  voQB  tenez  A  connaître  l'histoire  de  la 
grande  invasion  d?  î814 ,  telle  que  me  l'a 
tacontèe  le  vieux  chasseur  PranU  du  Hengst, 
il  faut  TOUS  transporter  au  village  des  Char- 
mes, dans  lea  Vosges.  Une  trentaine  de  mai- 
«innella»  couvertes  de  bardeaux  et  de  jou- 
I     bart«  vert  sombre  se  suivent  à  la  ûle  le  long  de 


la  Sarre,  TOUS  en  apercevei  les  pignons  tapis- 
sés de  lierre  et  de  chèvrereuille  flétrie,  —  car 
l'hiver  approche,  —  les  ruchera  fermés  avec 
des  bouchons  de  paille,  les  petits  jardina,  lei 
palissades,  les  bouts  de  haie  qui  les  séparent 
les  unes  des  autres. 
A  gauche,  sur  une  haute  montagne,  s'élôveut 


ROMANS  NATIONAUX. 


les  ruines  de  l'antique  château  de  Falkeinstein, 
détruit,  il  y  a  deux  cents  ans,  par  les  Suédois. 
Ce  n'est  plus  qu'un  amas  de  décombres  hérissés 
de  ronces;  im  vieux  chemin  de  sc/ifftte, *  aux 
échelons  vermoulus,  y  monte  à  travers  les 
sapins.  A  droite,  sur  la  côte,  on  aperçoit  la 
ferme  du  Bois-de-Chénes  :  une  large  construc- 
tion avec  granges,  écuries,  et  hangars,  la  toi- 
ture plate  chargée  de  grosses  pierres,  pour 
résister  aux  vents  du  nord.  Quelques  vaches  se 
promènent  dans  les  bruyères,  quelques  chèvres 
dans  les  rochers. 

Tout  cela  est  calme,  silencieux. 

Des  enfants,  en  pantalons  de  toile  grise,  la 
tête  et  les  pieds  nus,  se  chau£fent  autour  de 
leurs  petits  feux  sur  la  lisière  des  bois  ;  les  spi- 
rales de  fumée  bleue  s'effilent  dans  Pair,  de 
grands  nuages  blancs  et  gris  restent  immobiles 
au-dessus  de  la  vallée  ;  derrière  ces  nuages  on 
découvre  les  cimes  arides  du  Grosmann  et  du 
Donon. 

Or  il  faut  savoir  que  la  dernière  maison  du 
village,  dont  le  toit  en  équerre  est  percé  de 
deux  lucarnes  vitrées,  et  dont  la  porte  basse 
s'ouvre  sur  la  rue  fangeuse,  appartenait,  en 
1813,  à  Jean-Glaude  Hullin,  un  ancien  volon- 
taire de  92,  mais  alors  sabotier  au  village  des 
Charmes^  et  jouissant  d'une  grande  considéra- 
tion parmi  les  montagnards.  Hullin  était  un 
homme  trapu  et  charnu,  avec  des  yeux  gris,  de 
grosses  lèvres ,  un  nez  court ,  fendu  par  le 
bout,  et  d'épais  sourcils  grisonnants.  Il  était 
d'humeur  joviale  et  tendre,  et  ne  savait  rien 
refuser  à  sa  fille  Louise,  une  enfant  qu'il  avait 
recueillie  jadis  de  ces  misérables  heimatshlâSy 
—  ferblantiers,  forgerons,  —  sans  feu  ni  lieu, 
qui  vont  de  village  en  village  étamer  les  casse- 
roles, fondre  les  cuillers  et  raccommoder  la 
vaisselle  fêlée.  Il  la  considérait  comme  sa  pro- 
pre fille,  et  ne  se  souvenait  plus  qu^elle  était 
d'une  race  étrangère. 

Outre  cette  affection  naturelle,  le  brave 
homme  en  avait  encore  d'autres  :  il  aimait 
surtout  sa  cousine,  la  vieille  fermièi*e  du  Bois- 
de-Ghênes,  Catherine  Lefèvre,  et  son  fils  Gas- 
pard, enlevé  par  la  conscription  de  cette  année, 
un  beau  garçon  fiancé  à  Louise,  et  dont  toute 
la  famille  attendait  le  retour  à  la  fin  de  la  cam- 
pagne 

Hullin  se  rappelait  toujours  avec  enthou- 
siasme ses  campagnes  de  Sambre-et-Meuse, 
d'Italie  et  d'Egypte.  Il  y  pensait  souvent,  et, 
parfois,  le  soir,  après  le  travail,  il  se  rendait  à 
la  scierie  du  Valtin,  cette  sombre  usine  formée 
de  troncs  d^arbres  encore  revêtus  de  leur  écorco, 

*  On  appelle  chemins  de  tchUtte  lei  chemins  ou 
r^R  traniporte  les  troncs  d'arbres  abattus  en  pleine 
forét. 


et  que  vous  apercevez  là-bas  au  fond  de  la 
gorge.  Il  s  asseyait  au  milieu  des  bûcherons, 
des  charbonniers,  des  scMitteurs,  en  face  du 
grand  feu  de  sciure,  et  tandis  que  la  roue  pe- 
sante tournait,  que  l'écluse  tonnait  et  que  la 
scie  grinçait^  lui,  le  coude  sur  le  genou,  la  pipe 
aux  lèvres,  il  leur  parlait  de  Hoche,  de  Kléber, 
et  finalement  du  général  Bonaparte,  qu'il  avait 
vu  cent  fois,  et  dont  il  peignait  la  figure  maigre, 
les  yeux  perçants,  le  profil  d'aigle,  comme  s'il 
eût  été  présent. 

Tel  était  Jean-Claude  Hullin. 

C'était  un  homme  de  la  vieille  souche  gau- 
loise, aimant  les  aventures  extraordinaires,  les 
entreprises  héroïques,  mais  cloué  au  travail 
par  le  sentiment  du  devoir  depuis  le  jour  de 
l'an  jusqu'à  la  Saint-Sylvestre. 

Ouant  à  Louise,  la  fille  des  heimatshlés^  c'était 
une  créature  svelte,  légère,  les  mains  longues 
et  délicates,  les  yeux  d'un  bleu  d'azur  si  tendre 
qu'ils  vous  allaient  jusqu'au  fond  de  Tâme,  le 
teint  d'une  blancheur  de  neige,  les  cheveux 
d'un  blond  paille,  semblables  à  de  la  soie,  les 
épaules  inclinées  comme  celles  d'une  vierge  en 
prière.  Son  naïf  sourire,  son  front  rêveur,  enfin 
toute  sa  personne  rappelait  le  vieux  lied  du  minr 
nesinger  Ërhart,  lorsqu'il  dit  :  «  J'ai  vu  passer 

•  un  rayon  de  lumière,  mes  yeux  en  sont  en- 
«  core  éblouis...  Était-ce  un  regard  de  la  lune 

•  à  travers  le  feuillage?...  Était-ce  un  sourire 

•  de  l'aurore  au  fond  des  bois*^  —  Non...  c'é- 

•  tait  la  belle  Edith,  mon  amour,  qui  passait... 

•  Je  Tai  vue,  et  mes  yeux  en  sont  encore 
t  éblouis.  » 

Louise  n'aimait  que  les  champs,  les  jardins 
et  les  fleurs.  Au  printemps,  les  premières  notes 
de  l'alouette  lui  faisaient  répandre  des  larmes 
d'attendrissement.  Elle  allait  voir  naître  les 
bluets  et  l'aubépine  derrière  les  buissons  de  la 
côte  ;  elle  guettait  le  retour  des  hirondelles  au 
coin  des  fenêtres  de  la  mansarde.  C'était  tou- 
jours la  fille  des  heimatshlés  errants  et  va^- 
bonds,  seulement  un  peu  moins  sauvage.  Hul- 
lin lui  pardonnait  tout;  il  comprenait  sa  nature 
et  lui  disait  parfois  en  riant  : 

«  Ma  pauvre  Louise,  avec  le  butin  que  tu 
nous  apportes,  —  tes  belles  gerbes  de  fleurs  et 
d'épis  dorés,  —  nous  mourrions  de  faim  dans  . 
trois  jours!  » 

Alors  elle  lui  souriait  si  tendrement  et  Tem- 
brassait  de  si  bon  cœur,  qu'il  se  remettait  à 
l'ouvrage  en  disant  : 

«  Bah  !  qu'ai-je  besoin  de  gronder?  Elle  a 
raison,  elle  aime  le  soleil...  Gaspard  travaillera 
pour  deux,  il  aura  du  bonheur  pour  quatre.. . 
Je  ne  le  plains  pas,  au  contraire...  Des  femmes 
qui  travaillent,  on  en  trouve  assez^  et  ça  ne  les 
rend  pas  plus  belles;  mais  des  femmes  qiiî 


L'INVASION. 


I 


aiment!  quelle  chance  d^en  rencontrer  une, 
quelle  chance  !  » 

Ainsi  raisonnait  le  brave  homme,  et  les  jours, 
les  semailles,  les  mois,  se  suivaient  dans  Tal- 
teDte  prochaine  du  retour  de  Gaspard. 

La  mère  Lefèvre,  femme  d'une  extrême  éner- 
gie, partageait  les  idées  de  Hullin  au  sujet  de 
Louise. 

«  Moi,  disait-elle,  je  n^ai  besoin  que  d'une 
flUe  qui  nous  aime;  je  ne  veux  pas  qu'elle  fie 
mêle  de  mon  ménage.  Pourvu  qu'elle  soit  con- 
lente  !  Tu  ne  me  généras  pas,  n*e8t-ce  pas, 
Louise?  > 
Et  toutes  deux  s'embrassaient!... 
Mais  Gaspard  ne  revenait  toujours  pas,  el 
depuis  deux  mois  on  n'avait  plus  de  ses  nou- 
velles. 

Or  ce  jour-là,  vers  le  milieu  du  mois  de  dé- 
cembre 1813,  entre  trois  et  quatre  heures  de 
Taprès-midi,  Hullin,  courbé  sur  son  établi, 
terminait  ime  paire  de  sabots  ferrés  pour  le 
bûcheron  Rochart.  Louise  venait  de  déposer 
une  écuelle  de  terre  fleuronnée  sur  le  petit 
poêle  de  fonte,  qui  pétillait  et  bruissait  d'un  ton 
plaintif,  tandis  que  la  vieille  horloge  comptait 
les  secondes  de  son  tic-tac  monotone.  Au  dehors, 
tout  le  long  de  la  rue,  on  remarquait  de  ces 
petites  flaques  d'eau,  recouvertes  d'une  couche 
de  glace  blanche  et  friable,  annonçant  l'appro- 
che des  grands  froids.  Parfois  on  entendait  cou- 
rir de  gros  sabots  sur  la  terre  durcie,  on  voyait 
passer  un  feutre,  un  capuchon,  un  bonnet  de 
coton,  puis  le  bruit  s'éloignait,  et  le  sifflement 
plaintif  du  bois  vert  dans  la  flamme,  le  boiir- 
donnement  du  rouet  de  Louise  et  le  bouillon- 
nement de  la  marmite  reprenaient  le  dessus. 
Cela  durait  depuis  deux  heures,  lorsque  Hullin , 
jetant  par  hasard  un  coup  d'œil  à  travers  les 
petites  vitres  de  la  fenêtre,  suspendit  sa  beso- 
gne, et  resta  les  yeux  tout  grands  ouverts, 
comme  absorbé  par  un  spectacle  inusité. 

En  effet,  au  tournant  de  la  rue,  en  face  du 
cabaret  des  TroU-Pigeans,  s'avançait  alors,  ^ 
au  nûlieu  d'une  bande  de  gamins  sifflant,  sau- 
tant et  criant  •  le  roi  de  Carreau  !  le  roi  de  Car- 
reau 1  >  —  s^avançait,  dis-je,  le  plus  étrange 
personnage  qu'il  soit  possible  d'imaginer  : 
figures-vous  un  homme  roux  de  barbe  et  de 
cheveux,  la  figure  grave,  l'œil  sombre,  le  nez 
droit,  les  sourcils  joints  au  milieu  du  front,  un 
oerde  de  fer-blanc  sur  la  tête,  ime  peau  de  chien- 
berger  gris  de  fer  aux  longs  poils  flottant  sur 
le  dos,  les  deux  pattes  de  devant  nouées  autour 
du  cou;  la  poitrine  couverte  de  petites  croix  de 
cuivre  en  breloques,  les  jambes  revêtues  d'une 
aorte  de  caleçon  de  toile  grise  noué  au-dessus 
de  la  cheville,  et  les  pieds  nus.  Un  corbeau  rie 
grande  taille,  les  ailes  noires  lustrées  de  blanc. 


était  perché  sur  son  épaule.  On  aurait  dit,  à  sa 
démarche  imposante,  un  de  ces  anciens  rois 
mérovingiens  tels  que  les  représentent  les  ima- 
ges de  Montbëliard  ;  il  tenait  de  la  main  gauche 
un  gros  bâton  court,  taillé  en  forme  de  scep- 
tre, et  de  la  main  droite  il  faisait  des  gestes 
magnifiques,  levant  le  doigt  au  ciel  et  apostro- 
phant son  cortège. 

Toutes  les  portes  s*ouvraient  sur  son  pas- 
sage ;  derrière  toutes  les  vitres  se  pressaient  les 
figures  des  curieux.  Quelques  vieilles  femmes, 
sur  l'escalier  extérieur  de  leurs  baraques,  ap- 
pelaient le  fou,  qui  ne  daignait  pas  tourner  ia 
tête;  d^autres  descendaient  dans  la  rue  et  vou- 
laient lui  barrer  le  passage";  mais  lui,  la  té to 
haute,  le  sourcil  relevé,  d'un  geste  et  d'un  mot 
les  forçait  de  s'écarter, 

•  Tiens!  fit  HuUhi,  voici  Yégof...  Je  ne  m'at- 
tendais pas  à  le  revoir  cet  hiver...  Cela  n'entre 
pas  dans  ses  habitudes...  Que  diable  peut-il 
avoir  pour  revenir  par  un  temps  pareil?  » 

Et  Louise,  déposant  sa  quenouille,  se  hâta 
d'accourir  pour  contempler  le  Roi  de  Carreau. 
C'était  tout  un  événement  que  Tarrivée  du  fou 
Yégof  à  l'entrée  de  l'hiver;  les  uns  s'en  réjouis- 
saient, espérant  le  retenir  et  lui  faire  raconter 
sa  fortune  et  sa  gloire  dans  les  cabarets;  d'au- 
tres, et  surtout  les  femmes,  en  concevaient  ime 
vague  inquiétude,  car  les  fous,  comme  chacun 
sait,  ont  des  idées  d'un  autre  monde  :  ils  con- 
naissent le  passé  et  l'avenir,  ils  sont  inspirés  de 
Dieu;  le  tout  est  de  savoir  les  comprendre, 
leurs  paroles  ayant  toujours  deux  sens,  l'un 
grossier  pour  les  gens  ordinaires,  l'autre  pro- 
fond pour  les  âmes  délicates  et  les  sages.  Co 
fou-là,  d'ailleurs,  plus  que  tous  les  autres,  avait 
des  pensées  vraiment  extraordinaires  et  subli- 
mes. On  ne  savait  ni  d'où  il  venait,  ni  où  il 
allait,  ni  ce  qu'il  voulait,  car  Yégof  errait  à 
travers  le  pays  conune  une  âme  en  peine;  il 
parlait  des  races  éteintes,  et  se  prétendait  lui- 
même  empereur  d'Austrasie,  de  Polynésie  et 
autres  lieux.  On  aurait  pu  écrire  de  gros  livres 
sur  ses  châteaux,  ses  palais  et  ses  places  fortes, 
dont  il  connaissait  le  nombre,  la  situation,  Tar- 
chitecture,  et  dont  il  célébrait  la  grandeur,  la 
beauté,  la  richesse  d'un  air  simple  et  modeste. 
Il  parlait  de  ses  écuries,  de  ses  chasses,  des 
officiers  de  sa  couronne,  de  ses  ministres,  de 
ses  conseillers,  des  intendants  de  ses  provinces; 
il  ne  se  trompait  jamais  ni  sur  leurs  noms-ni 
sur  leur  mérite,  mais  il  se  plaignait  amèremen  l 
d'avoir  été  détrôné  par  la  race  maudite,  et  la 
vieille  sage-femme  Sapience  Goquclin,  chaque 
fois  qu'elle  Tenlendait  gémir  à  ce  sujet,  pleu- 
rait à  chaudes  larmes,  et  d'antres  aussi.  Alors 
lui,  levant  le  doigt  au  ciel,  s'écriait  : 
'       «  0  femmesl  ô  femmes!  souvenei-vous !.. • 


I 


souvenez-vous  1...  L^beure  est  proche...  l'esprit 
des  ténèbres  s'enfuit...  La  vieille  race...  les 
maîtres  de  vos  maîtres  s'avancent  comme  les 
flots  delà  merl  » 

Et  chaque  printemps  il  avait  l'habitude  de 
faire  un  tour  dans  les  vieux  nids  de  hibou,  les 
antiques  castels  et  tous  les  décombres  qui  cou- 
ronnent les  Vosges  au  fond  des  bois,  au  Nideck, 
au  Géroldseck,  à  Lutzelbourg,  à  Turkestein, 
disant  qu'il  allait  visiter  ses  Uudes,  et  parlant 
de  rétablir  l'antique  splendeur  de  ses  États,  et 
de  remettre  les  peuples  révoltés  en  esclavage, 
avec  l'aide  du  Grand  Gélo^  son  cousin. 

Jean-Claude  Hullin  riait  de  c^s  choses, 
n'ayant  pas  l'esprit  assez  élevé  pour  entrer 
dans  les  sphères  invisibles;  mais  Louise  en 
éprouvait  un  grand  trouble,  surtout  lorsque  le 
corbeau  battait  de  raiié  et  faisait  entendre  son 
cri  rauque. 

Yégof  descendait  donc  la  rue  sans  s'arrêter 
nulle  part,  et  Louise,  tout  émue,  voyant  qu'il 
regardait  leur  maisonnette,  se  prit  à  dire: 

«  Papa  Jean-Claude,  je  crois  qu'il  vient  chez 
nous. 

— C'est  bien  possible,  répondit  Hullin;  le 
pauvre  diable  aurait  grand  besoin  d'une  paire 
de  sabots  fourrés  par  un  froid  pareil,  et  s'il  me 
la  demande,  ma  foi,  je  serais  bien  en  peine  de 
la  lui  refuser. 

— Oh  1  que  vous  êtes  bon  I  fit  la  jeune  flUè 
en  l'embrassant  avec  tendresse. 

—Oui...  oui...  tu  me  câlines,  dit-il  en  riant, 
parce  que  je  fais  ce  que  tu  veux...  Qui  me 
paiera  mon  bois  et  mon  travail?...  Ce  ne  sera 
pasTégof!  » 

Louise  l'embrassa  de  nouveau,  et  Hullin,  la 
regardant  d'un  œil  attendri,  murmura  :  . 

«  Cette  monnaie  en  vaut  bien  une  autre.  • 

Yégof  se  tiouvait  alors  à  cinquante  pas  de 
la  maisonnette,  et  le  tumulte  croissait  toujours. 
Les  gamins ,  s'accrochant  aux  loques  de  sa 
veste,  criaient:  «  Carreau!  Pique  1  Trèfle!  » 
Tout  à  coup  il  se  retourna  levant  son  sceptre, 
et  d'un  air  digne ,  quoique  furieux ,  il  s'é- 
cria : 

«  Relirez- vous ,  race  maudite!...  Retirez- 
vous...  ne  m'assourdissez  plus...  ou  je  déchaîne 
contre  vous  la  meute  de  mes  molosses  I  • 

Cette  menace  ne  fit  que  redoubler  les  sifflets 
et  les  éclats  de  rire  ;  mais  comme  au  même 
instant  Hullin  parut  sur  le  seuil  avec  sa  longue 
tarière,  et  que,  distinguant  cinq  ou  six  des  plus 
acharnés ,  il  les  prévint  que  le  soir  même  il 
irait  leur  tirer  le*ï  oreilles  pendant  le  souper, 
chose  que  le  brave  homme  avait  déjà  faite  plu- 
sieurs fois  avec  l'assentiment  des  parents,  toute 
la  bande  se  dispersa,  consternée  de  cette  ren- 
contre. Alors,  se  tournant  vers  le  fou  : 


«  Entre,  Yégof,  lui  dit  le  sabotier,  viens  le 
réchaufier  au  coin  du.  leu. 

—Je  ne  m'appelle  pas  Yégof,  répondit  le 
malheureux  d'un  air  offensé,  je  m'appelle  Luit- 
prand,  roi  d'Austrasie  et  de  Polynésie. 

—Oui,  oui,  je  sais,  fit  Jean -Claude,  je  sais! 
Tu  m'as  déjà  raconté  tout  cela.  Enfin,  n'im- 
porte, que  tu  t'appelles  Yégof  ou  Luitprand, 
entre  toujours.  Il  fait  froid;  tâche  de  te  re- 
ch^ufller. 

—J'entre,  reprit  le  fou,  mais  c'est  pour  une 
afiJaiire  bien  autrement  grave,  c'est  pour  une 
affaire  d'État...  pour  former  une  alliance  indis- 
soluble entre  les  Germains  et  les  Triboques. 

— Bon,  nous  allons  causer  de  cela.  • 

Yégof,  se  courbant  alors  sous  la  porte,  entra 
tout  rêveur,  et  salua  Louise  de  la  tête  en  abais- 
sant son  sceptre;  mais  le  corbeau  ne  voulut 
pas  entrer.  Déployant  ses  grandes  ailes  creuses, 
il  fit  un  vaste  circuit  autour  de  la  baraque,  et 
vint  s'abattre  de  plein  vol  contre  les  vitres  pour 
les  briser. 

«  Hans,  lui  cria  le  fou,  prends  gai*del  J'ar- 
rive!... » 

Mais  l'oiseau  ne  détacha  point  ses  griffes 
aiguës  des  mailles  de  plomb,  et  ne  cessa  pas 
d'agiter  aux  fenêtres  ses  grandes  ailes,  tant  que 
son  maître  resta  dans  la  cassine.  Louise  ne  le 
quittait  pas  des  yeux;  elle  en  avait  peur.  Quant 
à  Yégof,  il  prit  place  dans  le  vieux  fauteuil  de 
cuir,  derrière  le  poêle,  les  jambes  étendues^ 
comme  sur  im  trône,  et  promenant  autour  de 
lui  des  regards  superbes,  il  s'écria: 

•  J'arrive  de  Jérôme  en  ligne  droite  poui 
aonclure  une  alliance  avec  toi,  Hullin.  Tu  n'i« 
gnores  pas  que  j'ai  daigné  jeter  les  yeux  sui 
ta  fille,  et  je  viens  te  la  demander  en  mariage.  » 

Louise,  à  cette  proposition,  rougit  jusqu'aux 
oreilles,  et  HulUn  partit  d'un  éclat  de  rire  re- 
tentissant. 

•  Tu  ris  1  s'écria  le  fou  d'une  voix  creuse. 
Eh  bien!  tu  as  tort  de  rire...  Cette  alliance  peut 
seule  te  sauver  de  la  ruine  qui  te  menace,  toi^ 
ta  maison  et  tous  les  tiens...  En  ce  moment 
même  mes  armées  s'avancent...  elles  sont  in- 
nombrables... elles  couvrent  la  terre...  Que 
pouvez-vous  contre  moi?  Vous  serez  vaincus, 
anéantis  ou  réduits  en  esclavage,  comme  vous 
l'avez  déjà  été  pendant  des  siècles ,  car  moi , 
Luitprand,  roi  d'Austrasie  et  de  Polynésie,  j^ai 
décidé  que  tout  rentrerait  dans  l'ancien  o'ilre 
de  choses...  Souviens-toi!  » 

Ici  le  fou  leva  le  doigt  d'un  air  solennel  : 
t  Souviens-toi  de  ce  qui  s'est  passé!...  Vous 
avez  été  battus!...  Et  nous,  les  vieilles  races 
du  Nord,  nous  vous  avons  mis  le  pied  sur  la 
tête...  Nous  vous  avons  chaîné  les  plus  groBsea 
pierres  sur  le  dos,  pour  construire  nos  ctid- 


L'INVASION. 


ieaux  forts  et  nos  prisons  souterraines...  Nous 
vous  avons  attelés  à  nos  charrues,  vous  avez 
6té  devant  nous  comme  la  paille  devant  l'ou- 
ragan... Souviens-toi;  souviens-toi,  Triboque, 
9t  tremble  1 

— Je  me  souviens  très-bien,  dit  HuUin  tou- 
jours en  riant  ;  mais  nous  avons  pris  notre 
revanche...  Tu  sais  ? 

— Oui,  oui,  interrompit  le  fou  en  fronçant 
le  sourcil  ;  mais  ce  temps  est  passé.  Mes  guer- 
riers sont  plus  nombreux  que  les  fouilles  des 
bois...  et  votre  sang  coule  comme  Teau  des 
ruisseaux.  Toi ,  je  te  connais ,  je  te  connais 
depuis  plus  de  mille  ans  I 

— Bahl  fit  Hullin. 

—Oui,  c'est  cette  main^  entends-tu^  cette 
main  qui  t'a  vaincu,  lorsque  nous  sommes  ar- 
rivés la  première  fois  au  milieu  de  vos  forêts... 
Bile  t'a  courbé  la  tête  sous  le  joug,  elle  te  la 
courbera  encore  !  Parce  que  vous  êtes  braves, 
vous  vous  croyez  à  tout  jamais  les  maîtres  de 
ce  pays  et  de  toute  la  France...  Eh  bien,  vous 
avez  tort!  nous  vous  avons  partagés,  et  nous 
vous  partagerons  de  nouveau  :  nous  rendrons 
l'Alsace  et  la  Lorraine  à  l'Allemagne,  la  Bre- 
tagne et  la  Normandie  aux  hommes  du  Nord, 
avec  les  Flandres  et  le  Midi  à  l'Espagne.  Nous 
ferons  un  petit  royamne  de  France  autour  de 
Paris...  un  tout  petit  royaume,  avec  im  descen- 
dant de  la  vieille  race  à  votre  tête...  et  vous  ne 
remuerez  plus...  vous  serez  bien  tranquilles. •• 
Hélhéîhél  > 

Yégof  se  prit  à  rire. 

Hullin,  qui  ne  connaissait  guère  Thisloire, 
s'étonnait  que  le  fou  sût  tant  de  noms. 

•  Bah!  laisse  cela,  Yégof,  dit-il,  et  tiens, 
mange  un  peu  de  soupe .  pour  te  réchauffer 
Testomac. 

—  Je  ne  te  demande  pas  de  soupe,  je  te  de- 
mande cette  fille  en  mariage...  la  plus  belle  de 
mes  États.. •  Donne-la-moi  volontairement,  et 
je  t'élëve  aux  marches  de  mon  trône  ;  sinon^ 
mes  armées  la  prendront  de  force,  et  tu  n'auras 
pas  le  mérite  de  me  l'avoir  donnée.  » 

En  parlant  ainsi ,  le  malheureux  regardait 
Louise  d'un  air  d^admiration  profonde. 

•  Qu'elle  est  belle  !...  fit- il.  Je  la  destine  aux 
plus  grands  honneurs...  Réjouis-toi,  ô  jeune 
fille,  réjouis-toi...  Tu  seras  reine  d'Austrasie! 

—Ecoute,  Tégof ,  dit  Uidlin,  je  suis  très- 
flatté  de  ta  demande...  cela  prouve  que  tu  sais 
apprécier  la  beauté...  C'est  très-bien...  mais 
ma  fille  est  déjà  fiancée  à  Gaspard  Lefèvre. 

— £t  moi,  s'écria  le  fou  d'un  accent  irrité,  je 
ae  veux  pas  entendre  pniler  de  cela  !  » 

Puis  se  levant  : 

«  Hullin,  dit-il  en  reprenant  son  air  solennel, 
u'eat  ma  première  demande  :  je  la  renouvellerai 


deux  fois  encore...  entends- tu...  deux  fois!  Et 
si  tu  persistes  dans  ton  obstination... malheur... 
malheur  sur  toi  et  sur  ta  race  f 

— Comment  I  tu  ne  veux  pas  manger  de 
soupe? 

— Non!  non  !  hurla  le  fou,  je  n'accepterai  rien 
de  toi  tant  que  tu  n'auras  pas  consenti...  rien  ! 
rien!  • 

Et  se  dirigeant  vers  la  porte  à  la  grande  sa- 
tisfaction de  Louise,  qui  voyait  toujours  le  cor- 
beau battre  de  l'aile  centre  les  vitres,  il  dit  en 
levant  son  sceptre  : 

•  Deux  fois  encore  I. ...  » 

Et  sortit.  :     '         , 

Hullin  partit  d'un  immense  éclat  de  rire. 

«  Pauvre  diable!  i\'écria-t-il.  Malgré  lui,  son 
nez  se  tournait  vert  la  marmite...  Il  n'a  rien 
dans  l'estomac. . .  ses  dents  claquen  t  de  misère.  • . 
Eh  bien  I  la  foUe  esV  plus  forte  que  le  froid  et 
la  faim. 

--Oh  !  qu'il  m'a  fait  peur  1  dit  Louise. 

— Allons,  allons,  mon  enfant,  remets-toi... 
Le  voilà  dehors...  il  te  trouve  jolie,  tout  fou 
qu'il  est  ;  il  ne  faut  pas  que  cela  t'effraye.  • 

Malgré  ces  paroles  et  le  départ  du  fou,  Louise 
tremblait  encore  et  se  sentait  rougir,  en  son« 
géant  aux  regards  que  le  malheureux  dirigeait 
vers  elle.  < 

Yégof  avait  repris  la  route  du  Valtin.  On  le 
voyait  s'éloigner  gravement,  son  corbeau  sui 
Tépaule,  et  faire  des  gestes  bizarres,  quoiqu'il 
n'y  eûi  plus  personne  autour  de  lui.  La  nuit 
approchait;  bientôt  la  haute  taille  du  Roi  (U 
Carreau  se  fondit  dans  les  teintes  grises  du  cré- 
puscule d'hiver  et  disparut. 


Il 


Le  soir  du  même  jour,  après  le  souper,  Louiseï 
ayant  pris  son  rouet,  était  allée  faire  la  veillée 
chez  la  mère  Aochart,où  se  réunissaient  les 
bonnes  femmes  et  les  jeunes  filles  du  voisinage 
jusqu'à  près  de  minuit.  On  y  racontait  de  vieilles 
légendes,  on  y  causait  de  la  pluie,  du  temps, 
des  mariages,  des  baptêmes,  du  départ  ou  du 
retour  des  conscrits...  que  sais-je?  Et  cela  vous 
aidait  à  passer  les  heures  dhine  manière 
agréable. 

Hullin,  resté  seul  en  face  de  sa  petite  lampe 
do  cuivre,  ferrait  les  sabots  du  vieux  bûcheron  ; 
il  ne  songeait  déjà  plus  au  fou  Yégof;  son  mar- 
teau s'élevait  et  s'abaissait,  enfonçant  les  gros 
clous  dans  les  épaisses  semelles  de  bois,  et  tout 
cela  machinalement,  à  force  d'habitude.  Cepen- 
dant mille  idées  lui  passaient  par  la  tête  ;  il 


6 


ROMANS  NATIONAUX. 


était  rêveur  sans  savoir  pourquoi.  Tantôt  il 
songeait  à  Gaspard,  qui  ne  donnait  plus  signe 
de  vie,  tantôt  à  la  campagne,  qui  se  prolongeait 
indéfiniment.  La  lampe  éclairait  de  son  reflet 
jaunâtre  la  petite  cassine  enfumée.  Au  dehors^ 
pas  un  bruit.  Le  feu  commençait  à  s'éteindre  ; 
Jean- Claude  se  leva  pour  y  remettre  une  bûche, 
puis  il  se  rassit  en  murmurant  : 

«  Bah  !  tout  cela  ne  peut  durer...  nous  allons 
recevoir  une  /ettre  un  de  ces  jours.  » 

La  vieille  horloge  se  mit  à  tinter  neuf  heures, 
et  comme  Hullin  reprenait  sa  besogne,  la  porte 
s'ouvrit,  et  Catherine  Lefèvre,  la  fermière  du 
Bois-de-Chénes,  parut  sur  le  seuil  à  la  grande 
stupéfaction  du  sabotier,  car  elle  ne  venait  pas 
d'habitude  à  pareille  heure. 

Catherine  Lefèvre  pouvait  avoir  soixante  ans, 
mais  elle  était  encore  droite  et  ferme  comme  à 
trente;  ses  yeux  gris  clair,  son  nez  crochu  te- 
naient de  Toiseau  de  proie;  ses  joues  tirées  et 
leA  coins  de  sa  bouche  abaissés  par  la  réfle